Compte rendu de l’entrevue au ministère (10/03/04)


Compte rendu de l’entrevue au ministère, le mercredi 10 mars 2004,

de Sauver Les Lettres (Agnès Joste, professeur de lettres classiques, Marc Le Bris, instituteur)

avec Monsieur Jean-Louis Nembrini (Conseiller auprès de Monsieur le Ministre de la Jeunesse, de l'Education nationale et de la Recherche et de Monsieur le Ministre Délégué à l'Enseignement scolaire).

 

Sauver les lettres abordera deux sujets lors de l’entretien, la liberté pédagogique des enseignants, en particulier celle d’utiliser des méthodes d’apprentissage de lecture syllabiques, et la question de l’avenir des langues anciennes.

Nous abordons la première question à partir d’une déclaration qui détaille le texte que nous lui remettons (http://www.sauv.net/libertepedago.php) : les instituteurs sont fréquemment mis en demeure par des inspecteurs sûrs de leur fait, de suivre des modèles pédagogiques obligatoires. En particulier en matière de méthodes de lecture ou de travail systématique, où le corps des inspecteurs impose trop fréquemment le contraire des quelques propositions positives du ministère. Nous revendiquons la liberté pédagogique.

Jean-Louis Nembrini : Nous avons clairement recentré l’enseignement primaire sur les fondamentaux –lecture / écriture. Ce recentrage a été clairement écrit, et plusieurs fois par le ministre. Nous avons réuni à deux reprises les corps d’inspection – à la rentrée 2002/2003 et encore cette année. Nous sommes revenus plus de 10 fois sur ces questions. Nous avons édité le livret " Lire au CP " qui a été réalisé par un groupe de spécialistes absolument pas dogmatiques. Nos efforts en direction des classes de CP, en particulier aux lieux où se concentrait l’échec sont importants et bien connus.

Il y a une volonté politique très forte ; après, il y a tout un chemin à parcourir. C’est un ministère énorme et nous avons à entraîner avec nous toute une foule d’inspecteurs, d’enseignants, d’IUFM. D’ailleurs la formation initiale dans certains IUFM n’est pas satisfaisante, mais les IUFM, c’est l’université, et l’université est autonome. Ceci dit, nous ne désespérons pas de réformer l’IUFM qui en a quelquefois bien besoin.

Nous voulons condamner le dogmatisme pédagogique, les inspecteurs sont là pour vérifier que ça marche, pour voir si les enfants savent lire ; ils ne sont pas là pour imposer un dogme ni une méthode.

Agnès Joste : Revenons à la question du livret pédagogique " Lire au CP ". Selon nous, il est lui-même très nettement " globaliste ", il est très marqué par les dogmes en vigueur sur la lecture.

Marc Le Bris : Comme si un petit " syllabiste " timide avait juste réussi à insérer quelques maigres paroles au sein d’un concert d’ " hypothésistes " et autres " naturalistes " tonitruants.

JLN : " Lire au CP " a été écrit pour éviter que des petits élèves ne s’enferment dans la difficulté. Ce livret est bien " en amont " des méthodes de lecture, il ne parle pas de méthode de lecture. Il veut mettre en évidence les difficultés particulières des enfants de cinq ans lorsqu’elles apparaissent, pour aider à un diagnostic rapide qui permette d’éviter l’enfermement de l’enfant dans la spirale de la difficulté –" de toutes façons, moi, je n’y arrive pas ". Ce livret est bien éloigné des débats entre " pédagogues aux petits pieds et didacticiens de la 25ème heure ".

Le site " Bien lire " ouvert par le ministère permet les échanges et le travail avec les enseignants, et l’élaboration du livret " Lire au CP " a été faite en ligne, avec la prise en compte des interventions diverses.

MLB : Ma contribution personnelle n’a absolument pas servi.

JLN : Il y a un véritable échec. Ces 15% d’élèves ne sachant pas lire en 6ème sont un échec –et personne ne conteste plus ce chiffre, sinon vers le haut. Vous savez, en pédagogie, nous sommes victimes de modes, de dogmes, de convenus. Il y a beaucoup plus de " convenu " que de science dans le discours courant de la pédagogie. Mon souhait serait que 98% des élèves issus du CP sachent lire ; si déjà, on passait de 15% à 10 % de grosses difficultés de lecture à l’entrée en 6ème, ce serait une petite victoire, une bonne chose. À ce sujet, et dans ce but, nous discutons en ce moment, nous préparons, nous travaillons sur une évaluation vers la mi-CE1. Une évaluation des compétences, pas un examen. Finalement, l’évaluation au début du CE2 constate un état de fait, et il est trop tard pour intervenir vraiment ...

Si le maître d’un CP dédoublé ne change pas de méthode, c’est " foutu d’avance ", ce n’est même pas la peine.

Nous remettons alors notre comparaison des horaires de français au CP et dans le secondaire, établi à partir des programmes et instructions de 1968 à 2004 : http://www.sauv.net/horcomp.php

Au cours de la discussion, Monsieur Nembrini évoque le nombre de choses désormais nécessaires dans une école contemporaine : la citoyenneté, tous les risques modernes desquels il faut désormais prévenir les enfants et toute une foule de choses comme " apprendre à vivre ensemble ", ou apprendre le respect des diverses cultures et couleurs désormais présentes dans une cour d’école. Grâce à la transversalité, ces actions n’enlèvent pas vraiment de temps de " lecture ", elles permettent une utilisation de sujets divers pour utiliser et ainsi conforter les apprentissages plus fondamentaux. Notre calcul de temps – " au moins, vous, vous savez faire des additions et des soustractions de dizaines bien contextualisées ;-) " est plus " destiné aux journalistes qu’à une discussion entre nous ".

MLB : Nous ne montrons que des faits, des horaires légaux ; la transversalité c’est le fusil à tirer dans les coins : pour bêcher un jardin, il faut bêcher le jardin. Pour apprendre à lire, il faut apprendre à lire. Dans ce sens, le CP était, avant 1970 un véritable " cours préparatoire ", ie, il préparait à ce qui venait ensuite, il apprenait à lire et à calculer. Après, seulement après, venaient la littérature et les mathématiques. Si vous voulez que les enfants ne soient pas atteints par le racisme (les petits enfants ne le sont jamais sans influence), apprenez leur à lire, vraiment. Cette bizarre transversalité rappelle l’inter-disciplinarité mal comprise des IDD et des TPE ...

JLN aborde alors les IDD puis les TPE. Les Itinéraires de Découverte au collège représentent cette inter-disciplinarité. Les disciplines scolaires doivent évoluer. Mais les IDD en soi, n’ont pas de vertu propre, ils sont un thème, une méthode pour aborder les choses, un moyen de faire " évoluer les disciplines scolaires ". Qu’une équipe pédagogique qui ne se sent pas bien dans un IDD ne le fasse pas. Le ministre l’a écrit, je vous le répète.

Par contre, les TPE (niveau Lycée), très décriés au départ, par toutes les catégories professionnelles qui y étaient confrontées, sont maintenant plébiscités et défendus par les enseignants. On n’y touchera donc pas. Les TPE sont maintenus. Il y a eu des cas superbes de TPE.

AJ, après avoir contesté l’unanimité des enseignants sur l’intérêt des TPE, pose le problème de fond : IDD et TPE sont des démarches mais n’apportent pas de contenu de connaissances. JLN en convient, et indique que pour cette raison il n’a pas voulu faire entrer les IDD dans les matières évaluées au brevet des collèges.

AJ aborde la question des Langues Anciennes, en reprenant une partie des questions abordées ici même lors de l’entrevue avec la CNARELA le 4 mars, qui figurent dans le compte-rendu de cette première entrevue : http://www.sauv.net/ministere040304.php, et en insistant notamment sur la question des effectifs dont le ministère prend constamment argument pour la fermeture des sections. La situation est simple : tout un ensemble de conditions et de mesures ministérielles, depuis le collège et jusqu’à la terminale, empêche les langues anciennes de réunir leur véritable effectif. L’institution ne fixe pas de cadre précis pour les langues anciennes : elle autorise par exemple, par le flou des textes, à abandonner le latin en fin de 4ème, qui n’est pourtant pas un temps d’orientation. Le choix de continuer le latin dépend uniquement de la volonté de l’élève, fragile et incertaine à cet âge, et non de l’institution qui devrait maintenir les disciplines nécessaires à la formation, et dénie sa responsabilité en rejetant sur le choix des élèves la raréfaction du latin et du grec. L’entrée au lycée n’est pas mieux lotie.

JLN : Il n’est pas possible de maintenir tous les enseignements. Un pays qui a 4% de déficit budgétaire ne peut pas maintenir les langues anciennes, non pas par opposition théorique à ces enseignements, mais parce qu’on ne peut pas maintenir un enseignement du grec pour un seul élève dans la Creuse.

AJ fait le calcul rapide du coût d’un TPE à double professeur dans une classe de 24 élèves, par rapport à une classe de latin de 12 élèves, fermée par exemple au lycée de Terrasson (24) : il y a là, bel et bien, des choix qui sont faits. Le ministère organise les TPE et ferme les enseignements de latin ou de grec. Il dénigre publiquement les langues anciennes : quand Luc Ferry se sert à deux reprises de ses souvenirs personnels pour fustiger tout un enseignement dans la presse (Le Figaro des 10 avril 2003 et 4 mars 2004) en tournant en dérision l’exercice de version, il oublie qu’il est ministre et agit de façon indigne de sa fonction. Quand des académies entières interdisent l’option latin à tous les 5èmes qui ont choisi en 6ème les classes bi-langues et quand le ministère fait de même avec les classes à " horaire aménagé musique " (http://www.sauv.net/cham.php ;http://www.education.gouv.fr/bo/2002/31/default.htm) l’institution prépare délibérément des fermetures de sections de langues anciennes.

JLN prend bien note de ces cas particuliers qu’il ne connaissait pas et qui sont peut-être des erreurs à corriger. Mais il affirme qu’il y a eu aussi des causes pédagogiques à l’abandon des langues anciennes. Il ne veut pas entrer dans une exégèse des propos du ministre, mais il ajoute encore qu’il doit aussi assurer l’enseignement du portugais, des langues arabes, et même les langues des occitans, des corses et des petits bretons qui sont aussi des petits Français ...

MLB, AJ : si on veut bien, justement, leur apprendre le français, ainsi que les langues anciennes dont il procède ...

JLN : Ce n’est pas telle et telle langue, ancienne ou moderne, que nous ... il n’y a pas de complot contre ceci ou cela, je ne suis pas adepte de la théorie du complot. Il y a seulement un déficit budgétaire, et un ministère énorme à faire ‘tourner’ au mieux. On gère toutes les langues, et on ne peut plus, de nos jours, se contenter d’apprendre une seule langue vivante. Et ce qui coûte cher, ce sont les groupes de 2 ou 3 élèves. Et, justement, à propos des langues anciennes, juste pour savoir comme ça : que penseriez vous d’une option " langues et cultures de l’Antiquité ", pour une initiation plus générale ...

AJ : Non, cette option prévue nous paraît nuisible : elle aurait pour effet de tarir le recrutement des latinistes de 5ème et celui des hellénistes de 3ème qui attendraient cette option, il n’y aurait plus alors d’enseignement de langue. Or nous défendons les langues anciennes, le latin et le grec qui sont des langues et les fondements de la culture française qu’on ne peut pas négliger et évincer sans conséquences. Par contre, qu’en est-il des " mesures conservatoires " annoncées par le ministre pour les sections de grec et de latin en lycée, lors de l’entrevue avec la CNARELA ?

JLN : Le ministre a réuni les recteurs hier (mardi 9 mars). Il a annoncé les mesures promises à la CNARELA.

AJ : Quels moyens a-t-il annoncés ? Y aura-t-il une augmentation des dotations horaires dans les lycées concernés ?

MN : Non. Vous n’imaginez pas que Bercy va autoriser des dépenses supplémentaires ! Les mesures prises seront à budget constant. Il y aura des regroupements de sites, des dispositions particulières, mais pas de réouverture de sections à trois élèves.

Nous remettons à Monsieur Nembrini un document qui récapitule les différents obstacles administratifs qui dissuadent les élèves d’étudier le latin et le grec ( http://www.sauv.net/rarefactionlatin.php ) ainsi qu’une analyse du sort des langues anciennes et de la filière L, " Les langues anciennes et la logique de démantèlement de la filière L ", http://www.sauv.net/demantelement.php.

Nous nous sommes séparés sur quelques échanges cordiaux et politesses diverses, après un entretien de près de deux heures.

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Analyse.

Le budget commande. Ce n’est pas nouveau.

Mais nous montrons facilement que certains choix ne sont pas réellement faits pour des raisons budgétaires, mais politiques et idéologiques. Les IDD coûtent –au moins- aussi cher que le latin ou le grec. Les promesses du ministre sur les langues anciennes ne seront pour la plupart pas exécutées faute de moyens, et surtout le ministère fuit ses responsabilités en déléguant les décisions aux établissements. Les matières sont ainsi opposées les unes aux autres, et les enseignants vont se déchirer sur le maintien des matières optionnelles dans le cadre de DHG étriquées et insuffisantes. Le ministère dira ensuite que les enseignants de langues anciennes n’ont pas su défendre leur matière…

Sur le primaire. Il y a bien, dans le discours ministériel, une proposition de sage retour à des méthodes de lecture efficaces. Retour à la tradition bien plaisant pour un électorat de droite. Mais il y a une ignorance totale de ce qui se passe effectivement dans les circonscriptions d’inspection. Le ministère a l’impression d’avoir vaincu les méthodes globales, par ses déclarations écrites et les CP dédoublés. M. Nembrini est persuadé que les CP dédoublés ont radicalement " changé de méthode ". En fait, il n’en est rien. Et nous regrettons aujourd’hui de ne pas avoir commenté l’article du Monde de septembre ou octobre qui montrait un CP dédoublé pur global-phonétique, et même avec étude des " silhouettes de mots ", quintessence du globalisme le plus stupide.