Compte rendu de l’entrevue au ministère (04/03/04)


Compte rendu de l’entrevue au ministère, le jeudi 4 mars 2004,

de la Coordination nationale des Associations régionales d’enseignants de Langues anciennes - CNARELA (Marie-Hélène Menaut, présidente, Agnès Joste, membre du GELAHN – académie de Rouen), accompagnée de Jean-Pierre Vernant (professeur honoraire au Collège de France),

avec Luc Ferry, Ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche, Alain Boissinot (chef de cabinet de Luc Ferry), François Perret (directeur adjoint des cabinets de Luc Ferry et Xavier Darcos), et Jean-Louis Nembrini (Conseiller auprès de Monsieur le Ministre de la Jeunesse, de l'Education nationale et de la Recherche et de Monsieur le Ministre Délégué à l'Enseignement scolaire).

 

Le ministère, prenant prétexte d’un courrier de la CNARELA en souffrance depuis le 28 novembre 2003, a souhaité la rencontrer. En fait, cette entrevue fait suite au lancement de la pétition " Appel pour le latin et le grec ", diffusée le 8 février 2004 par huit associations. L’entrevue a duré une heure quinze, Luc Ferry a été présent les quarante premières minutes, ayant ensuite un autre rendez-vous.

Dès le début de la rencontre, Alain Boissinot distribue aux membres reçus un article signé par Luc Ferry, paru le matin même, dans Le Figaro " Latin et grec : comment résister au déclin ? " (http://www.lefigaro.fr/debats/20040304.FIG0263.html).

Alain Boissinot commence l'entretien en disant que les langues anciennes ne peuvent avoir la même place que par le passé et qu’il n’y a aucune volonté d’extermination du latin et du grec par le gouvernement.

D’entrée, Marie-Hélène Menaut évoque les fermetures prévues à la rentrée prochaine 2004, et souligne que le sort du latin et du grec est lié à la volonté politique; la preuve en est l'historique des différents gouvernements : les ministères Jospin et Allègre ont sonné le glas de ces enseignements, le ministère Bayrou (auquel ont participé activement Xavier Darcos, alors chef de cabinet du ministre et Alain Boissinot, directeur de la DESCO) leur a donné une bouffée d'oxygène en les légitimant. Si le nombre d'élèves diminue, il faut en examiner les causes : horaires dissuasifs, réduction de la pléthore par une DHG insuffisante, horaires incomplets, abandons organisés en collège, valorisation insuffisante de ces disciplines aux examens, présentation erronée par les CIO d'autres options de détermination au lycée(MPI) qui sont mises en concurrence avec les langues anciennes. Donc, les effectifs existent, et seraient plus étoffés si la raréfaction n’était pas organisée par l'institution.

Alain Boissinot rétorque qu’une époque est terminée pour les langues anciennes, que les stratégies traditionnelles sont inefficaces, que les modes d’enseignement sont dépassés, et que certaines langues vivantes elles aussi sont menacées d’extinction. Il faut donc changer de stratégie, et passer d’une " érosion accompagnée " à une " politique volontariste d’implantation ". On ne peut " tout faire partout " ; la survie même des lycées de petite taille est remise en question. Par ailleurs, des disciplines nouvelles (TPE, ECJS) se sont ajoutées aux horaires des élèves qu’on ne peut alourdir encore. Il faudra donc créer des " pôles forts ", il y aura une " offre académique " d’options, où l’on pourra peut-être trouver, en série L, une composante " lettres classiques ".

La CNARELA proteste que ce n’est pas là sa demande. Il s’agit au contraire d’offrir les langues anciennes à tous les élèves dans toutes les séries générales. D'autre part, le tableau dressé par Alain Boissinot, ainsi que l’époque dont il parle, sont depuis longtemps complètement dépassés : la CNARELA a travaillé à l'élaboration des nouveaux programmes de collège, revu la pédagogie des langues anciennes, a fait un bilan, ainsi que des propositions lors des Etats généraux de Nantes en octobre 2003. Elle fait remarquer que malgré ses demandes, encore cette année, le ministère laisse la formation des professeurs de latin et de grec à l’abandon (les IUFM accordent au mieux deux journées par an aux nouveaux professeurs de Lettres classiques), les Plans Académiques de Formation les délaissent.

Jean-Pierre Vernant intervient sur les responsabilités des ministres. Dressant un rapide historique des langues anciennes depuis les " petits lycées " où elles étaient réservées à une élite, et étaient la voie royale de l'enseignement secondaire et supérieur, il montre comment il faut les penser autrement ; il rappelle que lors de son enquête pour le rapport qui lui a été demandé par Lionel Jospin en 1998, il a constaté que le latin et le grec n'étaient plus réservés à une élite sociale, mais s'était démocratisés et étaient l'occasion pour les élèves maghrébins de s’intégrer et de se reconnaître des origines par le biais du latin et du grec.

La CNARELA proteste aussi contre l’assimilation des TPE et de l’ECJS à des disciplines, alors que ces activités n’en ont pas la nature, et dénonce la concurrence de ces activités avec les matières fondamentales par les horaires qui leur sont attribués ainsi que par les coefficients qui leur sont dévolus au baccalauréat.

Alain Boissinot convient de ce dernier point.

Luc Ferry intervient ensuite. Il reprend quasiment intégralement l'article du Figaro. Il fournit des chiffres d’effectifs, qui diffèrent de ceux que la DESCO a remis à la CNARELA, mentionnant la perte d'effectifs en latin entre le collège et lycée mais ne soulignant pas la progression des hellénistes de plus de 1000 élèves ; il déclare que le latin et le grec doivent être envisagés par rapport à la diversification de l'offre de formation dans les lycées ; les concurrences d’options sont évoquées, ainsi que le cas des classes CHAM. Alain Boissinot affirme qu’il faut effectivement choisir entre musique et LA.

La CNARELA cite ensuite les exemples de terrain : la fermeture des options dans les lycées ruraux comme à Terrasson en Dordogne, malgré une section de 12 latinistes en seconde ou encore, la fermeture du latin et du grec en ZEP, par exemple au lycée de Bois-Colombes (académie de Versailles), malgré la présence d'une centaine de latinistes dans le collège même de cette grande cité scolaire, les mesures prises par le recteur de l’académie d’Aix-Marseille, visant à limiter les classes de latin de 5ème à 15% des effectifs, ce qui condamne les sections dans les petits collèges, et restreint l’accès libre aux langues anciennes dans tous les autres . Le ministre ne connaît pas ces consignes académiques.

Il affirme ensuite qu’il faut " travailler ensemble ", reconnaître que l’offre de formation est excessive dans les lycées, que les options ne sont pas en cause, mais leur multiplication. Il faut se poser trois questions, et les résoudre :

Il faut également, selon lui, changer d’argumentaire : l’apport étymologique et la " gymnastique intellectuelle " que représentent le latin et le grec, ainsi que leur aide à la maîtrise de la langue, ne convainquent plus les familles. Se disant passionné par les langues anciennes, il pense qu'il faudrait lier les langues anciennes à la découverte de la philosophie, tout en précisant qu'il faut maîtriser la langue pour entrer dans ces textes, et s’attacher aux visions du monde que présentent les langues anciennes.

Jean- Pierre Vernant fait remarquer que la demande en langues anciennes dépasse largement le cadre des Lettres classiques ; en mentionnant le succès de l'option à Sciences Po Paris; c'est ainsi qu'il faut imaginer élargir les applications du latin et du grec;

Luc Ferry désire poser les problèmes de fond, en proposant des réunions de travail à la CNARELA. En attendant, le ministre va prendre des mesures conservatoires dans les académies, en réunissant les recteurs le mardi 9 mars. Mais il faut bien se convaincre de la nouvelle donne à venir : il faudra réformer l’offre de formation, on ne pourra pas tout offrir partout, et revoir la question des langues anciennes dans le cadre de la nouvelle loi d’orientation de décembre 2004.

Marie-Hélène Menaut insiste sur le calendrier : il ne faut pas "  mettre la charrue avant les bœufs "; les réunions de travail et de réflexion en effet ne peuvent avoir lieu sans que les mesures conservatoires de maintien des options supprimées soient prises. D'autre part, la CNARELA demande que les huit associations qui ont lancé l’Appel participent aux travaux, étant donné qu’il faut envisager la place des langues anciennes dans le cursus du collège à l’université.

Elle avertit que la pétition va suivre son cours jusqu'au 31 mars, date de la clôture de l'Appel fixé par les associations.

Alain Boissinot clôt la réunion en rappelant le chantier à venir de restructuration de l’offre des lycées, et la réflexion sur la filière L, dont on ne pourra pas faire l’économie. La loi d’orientation fixera les contours des séries.

 

Analyse.

La pétition a manifestement ébranlé le ministère et le gouvernement, dans le contexte des élections régionales, et dans sa conjonction avec les protestations des chercheurs et des intellectuels. Il s’agissait donc d’éteindre l’incendie, ce dont on a chargé Luc Ferry . Les mesures conservatoires de maintien des sections pour cette année sont un recul dont on peut se féliciter, mais la politique de " rationalisation " reste entière ; l’entretien a été consacré à nous le rappeler toutes les deux phrases. Le repli ministériel n’est donc que stratégique et conjoncturel ; il faut cependant accepter le dialogue qui nous est proposé, puisque nous avons déjà réfléchi sur la revalorisation de la filière littéraire et sur la place des langues anciennes au collège, au lycée, à l’université dans nos associations respectives et, pour certaines, en relation avec la Mission Ministérielle sur l’Enseignement des langues et cultures de l’Antiquité, dont nous savons qu’elle est maintenue.

Le discours de Luc Ferry laisse aussi percer des orientations inquiétantes, en déniant le rôle formateur linguistique et étymologique des langues anciennes, et en tournant en dérision l’exercice de version.

La CNARELA participera, avec les autres associations signataires de l’Appel, aux réunions de réflexion annoncées, en restant très ferme sur ses attentes et ses exigences, et en refusant toute cogestion d’une carte scolaire qui refuserait systématiquement aux élèves des établissements ruraux et de la périphérie des grandes villes la possibilité d’étudier le latin et/ou le grec.