Passé et avenir de la filière littéraire : de la passion à la volonté.

Intervention au colloque de l’APPEP
(Association des Professeurs de Philosophie de l’Enseignement Public, www.appep.net)
La filière littéraire des Lycées - État des lieux et perspectives
12 juin 2010, La Sorbonne, amphithéâtre Bachelard
Cette contribution figure également sur le site de l'APPEP au format pdf.


      Je vous remercie tout d’abord, pour le collectif Sauver les lettres, de votre invitation à votre colloque sur la filière littéraire, qui constitue effectivement un de nos « chevaux de bataille » : car depuis la création du collectif en 2000, nous voulons certes « sauver » les lettres, mais pas in extremis ni à l’article de la mort.

      De fait, loin d’être victime d’elle-même comme on veut trop souvent le faire croire, la filière littéraire souffre d’abord d’un acharnement hostile dont on va faire ici l’historique. Dans l’ordre, on verra qu’une idéologie du soupçon s’attache de façon passionnelle à mettre la littérature en cause ; que l’institution n’a rien fait pour analyser ni enrayer le déclin de la filière littéraire ; et que le mouvement actuel de dissolution des disciplines s’incarne dans la réforme du lycée, qui ne dit « valoriser » la filière littéraire que par antiphrase. Enfin, s’il y a une solution et des propositions à faire, elles ne peuvent que sortir des cadres où le débat est actuellement enfermé.


  1. Un passé entaché de passion marque l’enseignement actuel des lettres.

      Un ensemble de facteurs se sont conjugués, au cours grosso modo des cinquante dernières années, pour délégitimer, au sein même de l’institution, l’enseignement du français et de la littérature, et pèsent encore sur lui. Ils ont créé un climat irrationnel qui empêche un débat serein, et obère toutes les décisions. Je ne parle pas du dénigrement généralisé de la lecture dans la société et l’opinion publique ; non pour le balayer d’un revers de main, mais parce qu’un enseignement sérieux du français peut, du moins en classe, renverser le courant. Il s’agit d’autre chose : dans le sillage d’un courant de culpabilisation et de repentance, l’enseignement a été dénoncé comme une vaste entreprise de colonisation des esprits, analogique de la colonisation historique. Cette idéologie s’est incarnée très fortement, dans notre discipline, dans l’Association française des enseignants de français créée en 1967, qui par des prises de pouvoir successives s’étendant sur plus quarante ans, a imposé ses vues dans les programmes et jusque dans les horaires de français.

      Elle a tout d’abord répandu l’idée que l’apprentissage normé de la langue, par la grammaire par exemple, était une forme de coercition et d’aliénation de la spontanéité : « La linguistique substitue à la notion de faute celle de convenance. Elle invite donc les pédagogues à remplacer des techniques au fond répressives par des exercices d'entraînement linguistique » (1). On a fait endosser à la linguistique, par un tour de passe passe, le relativisme culturel lié à « la convenance ».Cet effacement de la norme comme repère a été une des causes de l’effondrement des capacités langagières.

      Dans le même temps, la fameuse proclamation de Barthes, « la langue est fasciste » a marqué politiquement et négativement l’attachement à la maîtrise de la langue – alors que le développement de l’expression comme forme d’émancipation était depuis presque un siècle attaché à une pensée progressiste. Ce brouillage des cartes politiques s’est immiscé dans l’enseignement du français, et il n’en est pas encore sorti. Une lecture rapide des travaux de Bourdieu a enfoncé le clou : la langue et la culture seraient bourgeoises, et constitueraient un marqueur de classe. Enseigner le français devenait honteux.

      L’AFEF s’est également insurgée contre l’histoire littéraire comme transmission inutile d’un savoir périmé et nationaliste : « « Nous posons en principe le refus d'une culture-somme, ou organisée selon des normes chronologiques et nationales. » (2). Il fallait donc enseigner une littérature limitée à la contemporanéité, et contester dans les programmes la transmission verticale du passé consacrée à, je cite, « des auteurs morts ou en bonne voie de l’être » (3). Dans cette perspective, tout enseignement des œuvres classiques ou des « grandes œuvres », même sous un angle novateur, devenait suspect.

      Parallèlement, la pensée pédagogique a pris le même tournant. Prétendant, dans la formule phare de la loi d’orientation Jospin de 1989, que « l’élève construit son savoir… par sa seule activité », elle a disqualifié l’acte même d’enseignement, en contestant la légitimité de la transmission, essentielle en littérature. Une formule plus radicale résume l’idée : « Le savoir n’est pas le sida, il ne se transmet pas » (4). Partant de là, l’enseignement de la littérature comme chaîne de savoirs constitués devenait, au sens propre, anachronique.

      De surcroît, attaquée de toute part comme outil de reproduction sociale, l’école a été chargée de remédiation politique. L’idéal républicain de l’égalité des chances, déclaré impossible, a été remplacé par l’idéal démocratique de l’égalité des individus. L’école devait en être le lieu : l’échec de la lutte des classes compensé par la paix dans les classes.

      De tels principes conduisent au degré zéro de l’enseignement : l’égalité par le vide est la plus équitable. François Dubet ainsi prônait en 2001 de donner pour programmes au collège pour tous « ce que peut savoir le plus faible des élèves quand il en sort » (5). Il n’est pas loin d’avoir réussi : les plus forts ne savent plus rien. Philippe Meirieu l’a théorisé également : « Peut-on se sentir le frère, le concitoyen, de celui qui ne réussit qu’à votre détriment ? » (6). Le même s’en prend dans cette perspective au français : « La lecture et l’écriture sont les premiers outils de sélection et d’exclusion » (7). Toute maîtrise de la langue a ainsi été entendue comme une atteinte à l’égalité, tout savoir littéraire comme une distinction inacceptable, tout apprentissage du français comme une promotion coupable ou une forme d’ « élitisme », toute formation au jugement critique comme un ferment de violence.

      Formatés à l’idéologie AFEF, imprégnés de ce brouillage inconsidéré des notions et de la confusion des missions de l’école, les inspecteurs généraux de lettres ont pris politiquement parti. Pour répondre au manque de réussite au baccalauréat où les résultats, « arrivés à un palier », ne progressaient plus (8), ils ont décidé de métamorphoser la discipline, car de nombreuses déclarations ou pseudo-études (notamment de docimologie) laissaient alors entendre que les entraves à la réussite exponentielle des élèves étaient les matières qui engagent la réflexion, le français et la philosophie. Pour répondre aux « nouveaux publics » et leur garantir l’égalité par la réussite, la réforme Viala de 1999 a donc transformé la littérature en « savoirs objectivables » techniques, faisant correspondre tout texte, littéraire ou non, à un type de modèle aisément transférable.

       Les inspecteurs se sont alors livrés au pilonnage des professeurs de lettres de lycée contestataires de la réforme. Ils ont été accusés, je cite, d’« austère sacralisation du texte », de création dans la filière L d’un « ghetto culturel […] de la littérature pure », et de « connivence culturelle » (9) avec les « héritiers »…

      Une telle atmosphère passionnelle de règlements de comptes et de ressentiments ne pouvait qu’avoir un effet d’auto-prédiction : la haine pour le français créait par avance sa désaffection, et a fourni des bases officielles à la destruction de la filière littéraire.


  1. Comment s’en débarrasser : le nettoyage par le vide.

      Les effectifs de la filière littéraire sont en diminution constante parce que son vivier naturel, des élèves maîtres de leur langue et attirés par la vision artistique et humaine proposée par les œuvres, a été détruit ou diminué de toutes pièces. Inspirés par l’attitude suspicieuse et politique exposée précédemment, des horaires et des programmes insuffisants et réducteurs ont drastiquement limité l’étude du français.

      Tout le monde sait maintenant qu’un élève qui rentre actuellement en Seconde a reçu 800 heures de français de moins que ses aînés de 1976 ; à dose équivalente de français reçu, ceux-ci n’étaient encore qu’en milieu de Cinquième. Les horaires de français à l’école primaire sont passés d’une moyenne de 10 heures hebdomadaires en 1969 à 8 heures actuellement, compte non tenu de la perte récente de l’équivalent de 14 semaines de cours, en vertu de la suppression des cours le samedi matin (10). On sait aussi que la réforme Chatel des lycées prévoit la diminution de 126 heures du français en cursus littéraire, entre la Seconde et la Terminale. On conviendra donc aisément que la « revalorisation » de la filière littéraire n’est qu’une formule de propagande ; les élèves ne se sentent pas en mesure d’y entrer, d’une part en fonction de leur faibles connaissances, d’autre part en fonction de leur absence de lectures et de culture littéraires : comment choisir ce que l’on ne connaît pas ?

      L’orientation constructiviste des « experts » du français au ministère a aggravé les effets de la diminution horaire. L’apprentissage des contenus a été rendu aléatoire par les méthodes erratiques employées.

      L’élève sommé de « construire son savoir » a vu, en primaire, l’enseignement systématique de la grammaire remplacé par «  l’observation réfléchie de la langue », l’ORL. On lit des formules aussi rassurantes et précises que celles-ci : « Il s'agira pour l'élève, moins d'enregistrer mécaniquement la morphologie des conjugaisons, que de s'initier à l'usage des temps et des modes » (1995), « "La conjugaison est, au cycle 3, centrée sur l'observation des variations qui affectent les verbes." (2002). Il faut attendre les programmes de 2007 pour voir réapparaître le mot « mémorisation », ceux de 2008 pour voir disparaître l’« observation » qui laisse seul l’élève face à ses erreurs ou ses interrogations.

      Au collège, un double mouvement de « décloisonnement » du français (les apprentissages grammaticaux et lexicaux sont laissés au hasard de leur rencontre dans les textes étudiés) et de « grammaire du discours » (qui par exemple subordonne l’étude des fonctions à celle du type de discours – on n’étudiera l’adjectif que dans la description) préférée à la « grammaire de phrase », a rendu aléatoire et variable l’acquisition de connaissances solides, jusqu’aux programmes plus pédagogiques de 2008. Mais les effets pervers en sont encore devant nous. Nombre d’élèves savent à peine construire une phrase complexe à l’entrée au lycée, moins encore l’analyser. Le collège n’avait-il pas pour but de « former un élève susceptible de réfléchir plutôt que reconnaître » ? L’objectif est pleinement atteint : le collégien ne reconnaît plus rien.

      Au lycée, les programmes Viala de 1999-2000 ne disparaîtront qu’en 2011. Fondés sur des approches formalistes inaccessibles aux lycéens, ils ont rendu technique, sèche et fausse l’approche des textes littéraires. Les œuvres n’ont plus été que le support de vérifications théoriques : on apprendra la focalisation interne dans tel texte de Maupassant, le registre tragique dans tel extrait de Phèdre. Si on lit un roman, c’est pour y découvrir non la portée humaine mais « le fonctionnement du texte narratif ». Si par hasard on lit de la poésie, on peut rencontrer le sujet suivant : «Ronsard va-t-il convaincre Hélène de lui rendre son amour ? Etudiez le circuit argumentatif. »

      Une telle méconnaissance des attentes et des possibilités des élèves, une telle méconnaissance du sens, le vrai pouvoir de la littérature, ne pouvaient rester sans conséquence : les bancs de la filière littéraire se sont vidés, les élèves se sentant déçus de ne pouvoir s’intéresser aux œuvres, incapables de comprendre et d’assimiler ces notions, anxieux devant les épreuves du baccalauréat au questionnement technique. L’hypocrisie est d’ailleurs à son comble à l’examen : les correcteurs reçoivent des consignes d’indulgence sur des sujets infaisables.

      Le résultat ne s’est pas fait attendre : de 24 % des séries en 1972 (avant la création de la série économique et sociale), les littéraires sont passés à 16,5 % en 1982, et depuis l’application de la réforme Viala, les pourcentages sont passés de 14 % en 2001 à 11,4 % en 2008 (11).

      On voit ici les effets du technicisme que sont en train de redouter les économistes dans la réforme Chatel : « les SES ont mis en œuvre une "approche par les objets", dans laquelle les outils théoriques sont toujours mis au service de l'examen d'une question servant de point de départ et non étudiés pour eux-mêmes. Cette démarche a donné de bons résultats, la discipline attirant un nombre croissant d'élèves. A l'opposé, la stratégie "scientifique" a conduit à vider les facultés d'économie."  (12)


  1. Comment s’en débarrasser : la bouteille à l’encre.

      Les experts du rapport de 2006 attribuent la fonte des effectifs à l’inadaptation de la filière au monde actuel : " contexte sociétal peu porteur" ou " déconne(xion) de l’actualité sociale ". Or il y a des raisons purement structurelles à cet état de fait. Avant d’invoquer l’air du temps, il faut bien voir que la filière littéraire s’auto-détruit du fait de sa construction même. Profondément remaniée en 1992, elle présente des traits importants de déséquilibre avec les séries S et ES. Cette architecture dissymétrique et brouillonne a produit une usine à gaz.

      Les filières ES et S sont bâties sur un bloc de matières obligatoires, prescrites dans un forfait, enseignées partout, connues depuis l’école primaire la plupart du temps. L’élève est encadré et guidé.

      La filière L est bâtie sur des options, matières nouvelles, soumises à l’information des familles, au choix des élèves, aux offres locales et variables. L’élève, souvent mal informé, doit construire son propre menu. L’institution ne lui offre aucune stabilité.

       - le cursus antérieur

      En portant les choses à l’extrême, on pourrait dire que l’élève qui veut faire L doit se programmer depuis l’enfance pour construire son parcours de lycéen : choisir le latin en fin de Sixième, le grec en fin de Quatrième, une LV3 en fin de Troisième, ou à la même date faire constituer par son professeur de dessin un dossier spécifique destiné à le sélectionner pour une filière arts plastiques, ou rédiger une lettre de motivation pour les options théâtre, cinéma-audiovisuel, danse – enseignées dans seulement deux ou trois lycées de son académie. Tout cela sans savoir s’il sera finalement admis, car toutes les options artistiques sont à numerus clausus. Même parcours du combattant s’il veut entrer en section européenne de langue vivante. Ajoutons-y une vie en internat pour ces options « rares ». Autrement dit, la filière L est bâtie sur un malthusianisme et une sélection qui a construit de toutes pièces sa fragilité. L’entrée en L est un parcours du combattant, et nécessite une motivation forte généralement absente chez un adolescent de Troisième. Nombre de familles se découragent, ou découragent leur enfant.

      Rien de tel pour S, la vraie série par défaut du logiciel ministériel. L’élève sérieux mais sans projet précis ni talent particulier atterrira tout naturellement en S ; il lui suffit de se laisser porter : car toutes les matières nécessaires ou obligatoires dans la série scientifique font partie de son univers scolaire depuis les petites classes, et sont au lycée obligatoires et incluses dans le tronc commun. Tous les lycées les enseignent, partout. Les effectifs bananiers de S ne sont dûs qu’à la passivité des élèves et au faible niveau des coefficients scientifiques. On l’appelle filière d’excellence, ce qui est faux : ce sont une partie seulement de ses élèves qui le sont ; statistiquement et par distillation fractionnée, on est sûr d’atteindre l’excellence quand le vivier est large. Toute comparaison de L et de S est donc dans le faux-semblant.

      L’élève qui fera ES peut lui aussi entrer au lycée le cœur léger. Soit il choisit l’option SES en seconde, soit il pourra entrer en 1ère ES sans cette option, moyennant un léger rattrapage. Toutes les autres matières nécessaires sont déjà incluses dans le tronc commun.

       - le cursus intérieur

      Le cursus de lycée réserve les mêmes différences de traitement à l’élève littéraire. En fin de seconde, il devra comprendre que la même matière peut changer trois fois de nom en trois ans : option en Seconde, elle sera nommée obligatoire à choix en Première, spécialité en Terminale... L’élève de S, lui, attendra tranquillement la fin de la Première pour choisir sa spécialité qui ne sera que le renforcement d’une des trois matières scientifiques de la série. En L, la spécialité est une matière supplémentaire.

      Ces matières de L sont donc soumises à la loi de l’offre et de la demande, et aux programmations budgétaires qui les étranglent préférentiellement (13). Leur statut administratif est donc fragile, les options (latin, grec, langues vivantes, arts, mathématiques) sont menacées, beaucoup ont fermé en 2003 lors de la décentralisation. Ce ne sont pas les élèves qui ont déserté la filière L, c’est la filière L qui a déserté les élèves : des lycées ont fermé leurs classes de L non parce que les élèves n’en voulaient plus, mais parce qu’elles n’avaient plus rien à offrir : plus de latin, plus de grec, plus de russe ou d’italien, plus d’arts. Leur survie éventuelle est soumise chaque année aux dotations horaires, et doit être constamment renégociée au prix de la lutte des enseignants. Les familles ne souhaitent donc pas que leur enfant commence une matière fragilisée ou sans suivi. Les mathématiques en S ou l’économie en ES sont, elles, toujours garanties. (14)

      Pour ajouter à la confusion, le statut des mathématiques, matière à enjeux d’intérêt et de représentation, a été soumis à des fluctuations en L, amplifiant les effectifs de S.

      Revenant sur la réforme de 1992, le ministère a supprimé en 1999, en L, la spécialité " mathématiques " à coefficient 4, qui avait préservé une suite à la filière A1, lettres-mathématiques, bien adaptée à de nombreux lycéens polyvalents. Cette suppression, remplacée un temps par une option facultative de faible rendement, a considérablement amplifié la chute des effectifs de L, les lycéens concernés se tournant vers S.

      La spécialité a été rétablie quatre ans après, en 2003, mais dans l’incohérence : son coefficient a été limité à 3, alors qu’il est au moins de 4 dans les autres enseignements de " spécialité " de L ; son programme et son horaire (3 heures au lieu de 5) n’ont jamais été à la hauteur du profil A1 antérieur. De plus, cette spécialité n’a pas de statut facultatif, contrairement aux autres spécialités de L.

      En outre, beaucoup de lycées, étranglés par l’étroitesse des moyens horaires attribués par le ministère, n’ont pu rétablir cette spécialité de 3 heures hebdomadaires. Les classes de L sans option de maths sont légion dans les lycées, alors que l’ancienne série A1 existait partout.

      De tels atermoiements et variations brouillonnes dans le statut des mathématiques en L, et dans le statut de la filière dans les établissements, ont durablement terni l’image de la série aux yeux des familles, et imposé l’idée d’un abandon de la filière à la bonne ou la mauvaise volonté des rectorats, alors que le profil lettres-sciences est recherché (son maintien déguisé et sous-marin dans la filière S atteste de sa permanence).

      Loin de se livrer à l’analyse rigoureuse attendue d’experts de l’Etat, l’Inspection générale ne s’est penchée à aucun moment, dans son rapport de 2006 (15), sur ces causes structurelles aisément remédiables pourvu qu’on veuille les voir (sauf sur le statut des mathématiques, mais pour ne pas proposer de les rétablir). Elle a imputé à la filière les reproches passionnels qu’elle faisait à ses enseignants, et a accusé les matières et les élèves de L d’être la cause de la désaffection. Ils ont été accablés de toutes les tares scolaires, sociales et comportementales, comme un rebut de l’Education Nationale.

      Alors que nombre de professions offrent un débouché aux littéraires comme le montre régulièrement la presse, la vieille fable de l’absence de voies post-bac après L est réactivée par le rapport : « L’après-bac L se présente comme semé d’incertitudes et contribue à détourner les élèves de Seconde des études littéraires. », « Les voies d’excellence accessibles aux bacheliers littéraires (…) ne concernent qu’une infime minorité d’élèves » , « La formation qu’apporte la série L n’apparaît pas comme adaptée aux exigences les plus visibles de la société contemporaine. », «Les études scientifiques s’appuient sur des langages et des contenus correspondant mieux aux standards internationaux ".

      Les matières phares de la série lui sont nuisibles : " Il est beaucoup plus difficile, même pour un très bon élève, d'obtenir une très bonne note à une dissertation de philosophie, un devoir de français ou d'histoire qu'à une épreuve de maths ou de sciences physiques. ", la philosophie plombe les résultats : «la philosophie est perçue comme une discipline à faible rendement à l’examen ».

      Le français présente beaucoup d’inconvénients lui aussi, il convient mal à la filière, surtout le français rénové, si ambitieux qu’il donne margaritas ante porcos : « en la fondant et en la recentrant sur des matières qui impliquaient une connivence importante avec les œuvres et les textes patrimoniaux et nécessitaient une bonne maîtrise de la langue (…), la réforme a aggravé le décalage qui pouvait exister entre les ambitions de la voie littéraire et le niveau socioculturel et linguistique d’une majorité des adolescents qui étaient accueillis en L. "

      Les élèves accueillis en L n’ont pas non plus toutes les qualités : ils ne sont pas très rigoureux, ils n’ont qu’ « une approche subjective et approximative du réel ». En L il y a des pauvres : des élèves «  cumulant un certain nombre de handicaps socio-économiques ou socioculturels ", des filles - qui ne peuvent pas faire S : « une série sympathique, où l'on a du temps pour soi, peuplée pour l’essentiel de jeunes filles généralement fâchées avec les mathématiques», des artistes peu fréquentables : « à tort ou à raison, les élèves de ces sections ne bénéficient pas toujours d’une excellente réputation ". Heureusement, il y a encore des filles riches, demi-mal : « le choix des études littéraires paraît plus facilement acceptable pour une jeune fille, notamment dans les milieux favorisés et très favorisés »

      Les facteurs passionnels mis ici encore en jeu sont trop irrationnels et contestables pour ne pas être, tout simplement, des alibis à une fermeture décidée antérieurement. Il ne s’agissait que d’ajouter un peu de sexisme, un peu de préjugés, un peu de fantasmes, un peu de libéralisme, pour justifier davantage l’obsolescence. Et un peu de populisme pour couronner le tout, dans l’air du temps de la dérision de La Princesse de Clèves.


  1. Que faire quand le cadavre bouge encore ?

      La filière L existe toujours, certains y sont attachés. Elle est coûteuse, dans un contexte de limitation des services publics. Il fallait donc hâter sa fin. La réforme Chatel du lycée s’y emploie : « La réforme du lycée général et technologique offre des possibilités significatives d’optimisation aux établissements ».

      La filière littéraire plus particulièrement perd toute sa spécificité. Sans entrer dans les détails de la réforme Chatel, on sait qu’en Seconde, le français perd 18 heures de cours personnalisé (le module) privant les élèves de l’équivalent d’un mois de cours actuel ; qu’en Première, la réforme va réduire l’enseignement spécifique de « littérature » à 2 heures. Certes, les élèves de L auront 4 heures de « français », mais noyées au sein d’un tronc commun dans des effectifs surchargés aux goûts divers. Pour peu que le professeur de « littérature » ne soit pas le même que le professeur de « français », la déperdition de cohérence et donc d’efficacité, difficilement quantifiable, sera plus importante encore.

      En Terminale, l’horaire de Lettres fond de 50 % (de 4 à 2 heures) soit 5 mois de cours en moins. Au moment où enfin les littéraires peuvent avoir accès à un programme d’œuvres. Cela juste avant l’entrée à l’université, ou en classes préparatoires.

      L’addition est simple ; en trois ans de lycée, les élèves de L nouvelle formule auront reçu plus de 6 mois de formation littéraire de moins que leurs aînés de la même série, 126 heures soit plus d’une demi-année scolaire.

      Comme entre temps ils auront également reçu 800 heures de moins que leurs aînés de 1976, on pourra dire qu’un élève muni du baccalauréat L formule Chatel qui entre à l’université aura reçu le même nombre d’heures de français qu’un élève de fin de Troisième des années 70. Entrer à l’université sans lycée, le rêve.

      Pour hâter la ruine (déjà portée par l’horaire hebdomadaire le plus faible des séries générales), les mathématiques obligatoires sont supprimées en L. On peut donc penser que la série accueillera, dans le cadre de la réorientation, les élèves des autres filières recrutés pour leur faiblesse en maths, et que L sera la série –déversoir, au niveau graduellement en baisse. L’inverse bien sûr est impossible, autre argument pour ne pas entrer en L : aucun élève de L ne pourra se réorienter en S.

      Le système des enseignements « d’exploration » de Seconde est aussi une machine à tuer L. Les options artistiques y sont laminées de 50%, les langues anciennes et les LV3 ont peu de chances de voir durer leur statut dérogatoire de 3 heures. Déjà les inspecteurs annoncent de nouveaux textes pour « l’exploration » en latin et en grec, qu’ils différencient de l’option facultative. Il suffira de rendre cette dernière impossible pour éradiquer l’enseignement des langues anciennes dans le second cycle.

      La même vieille idée perdure en haut lieu : pour « sauver » la filière L, il faut surtout ne plus y faire de la littérature. Je ne reviens pas sur l’enseignement d’exploration prévu pour la série littéraire, « littérature et société », présenté en introduction, sans œuvres, mais avec des thèmes ectoplasmiques, dans lesquels le professeur de français n’enseignera, en 45 minutes hebdomadaires, que " des dominantes identifiables en termes de débouchés ". Son indigence, mettant sur le même plan, dans l’étude du voyage, Montaigne et le Guide vert, parle pour elle. Prétendre attirer des élèves par de telles descriptions relève de la supercherie. Il s’agit surtout pour le ministère de supprimer les conseillers d’orientation, de remplacer une matière par des métiers, et de laisser penser que tout apprentissage intellectuel ouvre sur le marché. L’option de Terminale, les « grands enjeux du monde contemporain » procède du même miroir aux alouettes et de l’inversion des perspectives : la littérature n’ouvre pas sur des métiers, c’est son mode d’interrogation et d’analyse qui les crée.


  1. Un avenir résolu.

      Les voies sont claires.

      La première est de s’opposer entièrement à la réforme Chatel, synonyme de disparition de la filière. Nul besoin d’insister ici sur la collusion entre l’idéologie et l’économie : l’éviction du français vers les bas-fonds de l’école sert parfaitement le projet économique libéral de suppressions draconiennes de postes, par contraction d’effectifs et fermeture d’options. La filière L, grande consommatrice de matières diverses, est dans cette optique la bête à abattre.

      On peut défendre la structure actuelle, viable à condition de ne pas fermer les options, de nourrir les dotations horaires et d’affirmer une volonté institutionnelle de fonctionnement : renforcer nettement L par des options obligatoires et stables, artistiques, linguistiques (latin, grec, sections européennes), mathématiques, éclaircir l’information, édicter des textes clairs qui ne rusent pas sans cesse avec les économies, les incohérences, les impossibilités, les déqualifications.

      La seconde serait plutôt de sortir des lignes actuelles du débat : le prolonger dans les termes et les structures présents est se condamner à une guerre défensive, épuisante et perdue d’avance car de tranchées. Il faut rebâtir les séries, en commençant par supprimer la filière S en tant que telle, dont la structure phagocyte le lycée et le débat : toutes les autres filières ne sont évaluées que par rapport à ce parangon.

      Il faut d’abord repenser la formation du lycéen à la base, à travers les besoins fondamentaux d’expression et de maîtrise de la langue, quelles que soient les autres matières enseignées. Les remises à niveau en maîtrise de la langue et en syntaxe à l’université témoignent de l’indigence de la formation primaire et de premier cycle qu’il faudrait revoir, et remettent constamment en lumière le besoin d’une langue claire et précise dans toutes les disciplines, pour la compréhension, la formulation de la pensée, les activités de recherche et de publication.

      Cette maîtrise de la langue réinstitue la littérature dans sa nature. On lui rendra également le sens, dont les adolescents ont tant besoin : la confrontation, à travers les œuvres, aux grandes questions humaines, morales, politiques. Comme le dit Michel Leroux, « Madame Bovary est surtout le livre qu'Emma aurait eu avantage à lire au couvent pour avoir une chance d'esquiver Charles, Rodolphe, M. Lheureux et la poignée d'arsenic. » (16) Seule une telle perspective peut attirer les élèves vers la filière. On peut y parvenir par des programmes cohérents – le nouveau programme est déjà un progrès, en libérant les œuvres du carcan de lectures préétablies. Sauver les lettres s’est livré à l’exercice, par un projet lisible sur son site.

      On n’oubliera pas au passage d’évincer les tentations actuelles : l’adoption des compétences, qui liquident réflexion et implicite, et l’utilitarisme à courte vue, au profit du maintien des vertus générales de l’analyse, de la formation de la pensée et du jugement, et de la culture, fondamentales dans nombre de professions.

      Il s’agirait donc de faire du français, et de la formation littéraire, la base de l’enseignement en lycée. Non pour affirmer un impérialisme – l’avenir des disciplines n’est pas dans la concurrence -, mais parce que la langue et la conscience de soi sont essentielles à la formation de l’homme et à l’acquisition du jugement critique, et dues à tous les élèves. Leur avidité pour les significations psychologiques ou morales, leur interrogation sur la langue qui les crée, leur désir d’intelligence critique, nous montrent chaque jour à quel point les cours de lettres sont un besoin vital, qui transcende les séries, et dont le lycée actuel les prive cruellement.

      Sur cette base, on créerait donc des filières que l’on débarrasserait d’initiales qui enferment le débat et entretiennent les clichés. Le français et les lettres alliés à l’étude de langues vivantes et de l’histoire, puis de la philosophie en Terminale, en seraient le fondement commun, et donneraient lieu à une filière de lycée à quatre branches de renforcements : lettres et mathématiques LA, lettres et linguistique LB, lettres et arts LC, lettres et économie LD. Nul doute que toutes les voies universitaires s’en réjouiraient, en récupérant des étudiants aptes à comprendre et produire des textes complexes et précis, et capables de poser et résoudre en termes clairs les problèmes de leur discipline.

      Un mot pour conclure : cette dernière proposition de refonte est pour l’instant une proposition personnelle. Elle est faite à la fin d’une année scolaire où j’ai vu des élèves de ma Seconde technologique médico-sociale demander et parvenir à entrer en L, certains élèves de ma Première ES demander à entrer en Terminale littéraire. Je sors de leurs conseils de classe, qui ont accédé à leurs vœux, et ils me paraissent illustrer mon propos.


Agnès Joste
Collectif Sauver les lettres


(1) Manifeste de Charbonnières, 1969.

(2) Ibid.

(3) Comment sauver la littérature, par le secrétariat de l’AFEF, Libération, mars 2000.

(4) Jean Desoli, Boulets rouges pour tableau noir, Syros 1997. Aux mêmes dates, Claude Pair, recteur de l'académie de Lille, estime que «  l'objectif de l'école n'est plus la transmission du savoir mais la réussite des élèves ».

(5) Forum des Etats Généraux de l’Ecologie Politique, 16 juin 2001.

(6) L’Ecole ou la guerre civile, Plon 1997.

(7) Ibid.

(8) Alain Boissinot, dans Perspectives actuelles de l’enseignement du français, CRDP de Versailles, 2001.

(9) Note sur l’avenir de la série L, Inspection générale, 2005, http://www.sauv.net/serieL.php

(10) Horaires de français, école élémentaire, 1923-2007, http://www.sauv.net/prim_horaires.htm

(11) http://media.education.gouv.fr/file/2009/86/1/chap4-10_117861.pdf

(12) http://alternatives-economiques.fr/blogs/parienty/2010/06/02/pour-abattre-les-ses-demandez-le-programme/

(13) Xavier Darcos dira devant l’Assemblée nationale, en 2003, et répétera sur RMC en juillet 2007 : " Les options qui consistent par exemple en l'étude d'une langue rare, doivent être rationalisées car elles concernent peu d'élèves mais représentent un coût de recrutement très élevé. "

(14) " les L sont 19 % à déclarer avoir été confrontés à un problème d’offre scolaire insuffisante contre 11 % chez les S et les ES. », cf note 15.

(15) Evaluation des mesures prises pour revaloriser la filière littéraire, http://media.education.gouv.fr/file/63/8/3638.pdf

(16) La destruction programmée de l’enseignement des lettres (De l’élève à l’apprenant et autres pamphlets, De Fallois 2007)



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07/2010