Note sur l'avenir de la série L

[Ce document émanant de l’Inspection générale est antérieur à février 2005]


La présente note s'appuie en premier lieu sur un constat : l'affaiblissement progressif de la série littéraire, qui risque de devenir irréversible, voire fatal, s'il se poursuit et si le taux de fréquentation des élèves passe sous la barre des 10 %. Inversement, les polémiques qui ont agité les milieux universitaire et politique depuis deux ans autour des nouveaux programmes de lycée et des nouvelles épreuves de français du baccalauréat ont monté combien la question de l'enseignement de la littérature reste inscrite au cœur des débats sur la société. Ce déclin de la série L met particulièrement en relief l'urgence qu'il y a à repenser l'architecture générale des enseignements au Lycée dans la perspective d'une orientation des élèves (par rapport à des débouchés et au marché de l'emploi).

L'existence d'une " filière " à dominante littéraire à partir de la classe de première conserve tout son sens à une époque où la prolifération de l'information et sa diffusion médiatique rendent de plus en plus nécessaires un travail sur la maîtrise des langages, une réflexion sur le sens, un recentrage et une mise en cohérence des enseignements. Historiquement, la filiarisation des formations avait été engendrée par la massification de l'enseignement secondaire qui avait eu comme conséquences une grande hétérogénéité de la population scolaire et la nécessité de répartir les élèves en fonction de leur compétence disciplinaire saillante. Cependant, cette diversification en fonction des profils des élèves et des choix des familles s'est peu à peu transformée en une hiérarchisation ségrégative des formations. Faute d'avoir mis en place une véritable politique pédagogique permettant d'accompagner les adolescents dans leur hétérogénéité pour que puissent s'épanouir les talents des uns et des autres - en rendant lisibles en particulier les compétences attendues en liaison avec l'orientation choisie -, le système a engendré lui-même ses propres modes de sélection : la demande sociale de formation et la pression des familles éludent désormais le concept d'une diversification des études au profit de l'idée discriminante que certaines formations sont plus porteuses " que les autres en termes de prestige comme en termes d'emplois. Ainsi, au lieu d'organiser l'hétérogénéité à l'intérieur des séries en admettant que chaque filière puisse mener à l'excellence - ce qui était bien l'objectif au départ -, la réussite est aujourd'hui assimilée à l'obtention d'un baccalauréat scientifique, alors que la filière littéraire s'est dévalorisée au point de devenir parfois un lieu de repli pour des élèves refusés dans les autres sections, voire de ne plus pouvoir recruter.

Quelles que soient les décisions qui seront prises par le ministère concernant l'architecture globale des formations au niveau du Lycée, il est important de réaffirmer :

 

1. Une tentative pour analyser les causes du déclin

Même si aucune enquête systématique n'a été menée concernant la désaffection des familles pour la voie littéraire, la connaissance pratique que l'on peut avoir du système éducatif et de sa lisibilité sociale permet d'avancer quelques éléments d'analyse.

- L'augmentation des effectifs ne s'est pas suffisamment accompagnée d'une réflexion pédagogique visant à maîtriser l'hétérogénéité des élèves et à intégrer la diversité de leur environnement culturel

Pour bon nombre d'élèves, le décalage s'est creusé entre le langage de l'école et leur environnement socio-culturel, ce qui a eu pour conséquence un désintérêt et une perte de motivation dont les disciplines littéraires en particulier semblent avoir fait les frais. La peur de renier ses ambitions fondamentales a pu conduire à des attitudes de frilosité et empêcher l'enseignement littéraire d'évoluer suffisamment vite pour répondre aux besoins d'un public profondément renouvelé. Inversement, certaines pratiques d'enseignement se sont figées dans une technicité qui, pour donner aux élèves des moyens d'entrer dans les textes, mettait l'accent sur les méthodes, souvent au détriment du plaisir de lire, de la sensibilité esthétique et de la recherche du sens. Le manque de motivation des jeunes se double aujourd'hui du fait que les Lettres, dans l'esprit du public, sont de moins en moins associées à des débouchés clairement identifiés.

- Dans les représentations collectives, la série L est une série " par défaut "

L'idée domine aujourd'hui que les mathématiques, les sciences, l'économie ou la technologie sont plus " utiles " en termes de débouchés et d'emplois que les disciplines littéraires. Les élèves issus de la série L sont essentiellement orientés vers les métiers de l'enseignement ; or, ces métiers sont actuellement en partie dévalorisés, alors même que les voies pour y faire carrière sont extrêmement sélectives. L'image sociale de la réussite est liée aux études scientifiques dans le secondaire, aux études d'ingénieur ou de commerce dans le supérieur. Ces représentations révèlent une opacité et un manque de lisibilité du système en ce qui concerne les débouchés, qui ont pour corollaire une véritable difficulté à expliciter les compétences développées par les élèves qui s'engagent dans la filière L.

Cette tendance est aggravée par le fait que les élèves inscrits dans les séries S ou ES ont une possibilité importante de choix d’options dans des disciplines qui faisaient autrefois le prestige de la série littéraire – ce qui, de fait, lui a enlevé sa spécificité – et qu’inversement, la possibilité de continuer les mathématiques en série littéraire a été pour un temps supprimée. En conséquence, on voit les classes préparatoires littéraires recruter de plus en plus d'élèves de S, alors que l'obtention d'un bac L est dirimant pour l'entrée dans une filière d'études scientifiques. Il faut noter qu'à l'inverse, paradoxalement, l'université a de plus en plus de mal à faire le plein d'étudiants scientifiques et que de ce point de vue l'enseignement supérieur connaît une véritable crise...

De tout cela il ressort que la série L est considérée comme une filière " par défaut ", par opposition aux séries S ou ES qui sont des filières " par cumul ".

- La série L s’est resserrée sur une conception restrictive de ce qu'est le champ littéraire

L'esprit logique, la rigueur, la capacité de raisonnement et d'analyse, la formulation d'hypothèses et la construction d'une argumentation sont des compétences - pour n'en citer que quelques-unes - qu'on attribue plus volontiers aux élèves scientifiques qu'aux élèves littéraires ; par voie de conséquence, les " bons  élèves " sont orientés en série S, et certaines disciplines des Lettes sont plutôt considérées comme le domaine du flou ou comme un supplément d'âme.

En outre, et inversement, il est vrai que tout ce qui relève du domaine de la communication a été rejeté à la marge par un certain nombre de littéraires, craignant l'instrumentalisation de leur discipline. Le resserrement du champ des Lettres sur la littérature " pure ", la diabolisation de l'image assimilée à la menace des media, la séparation systématique entre les disciplines généralistes et les disciplines techniques, bref la difficulté à intégrer un certain nombre d'évolutions liées au monde moderne - alors même que ces nouvelles données auraient pu enrichir et nourrir l'enseignement des Lettres sans pour autant le menacer - ont sans doute contribué à appauvrir la filière et à accentuer l'élitisme d'autres séries. Les enseignements artistiques, les techniques de communication, les nouvelles technologies... ont mis trop de temps à conquérir leurs lettres de noblesse parmi les littéraires, même si, dans la pratique, nombre d'enseignants avaient pris conscience des enjeux fondamentaux que ces disciplines représentaient pour l'avenir de leurs élèves. La multiplication des langages et des supports aurait dû, en principe, donner au professeur de Lettres un rôle primordial : recenser les apprentissages, leur donner du sens, construire des repères pour la pensée et des valeurs... Au lieu de cela, les nouvelles disciplines se sont généralement développées en dehors ou concurremment au champ des Lettres.

- La réforme des programmes s'est longtemps enlisée dans de vaines polémiques tenant plus du combat d'arrière-garde que d'une véritable réflexion sur ce que veulent dire les " Lettres " aujourd'hui.

Toutes ces contradictions au sein même des milieux littéraires ont pour quelque temps enrayé un processus de réforme pourtant bien nécessaire, en opposant au sein de querelles stériles, les partisans d'une conception nostalgique des humanités aux réalistes défenseurs des nouveaux langages. Les nouveaux programmes ont cependant monté qu'il était possible de concilier une conception à la fois exigeante et ambitieuse de l'enseignement de la littérature avec une pédagogie renouvelée des disciplines littéraires, intégrant la diversité culturelle et la complexité du monde moderne et ouvrant des perspectives graduées pour tous les élèves. C'est maintenant dans les pratiques que doit se jouer le succès de ces nouveaux programmes.

- Enfin, les corporatismes disciplinaires ont ralenti le processus de concertation entre des matières dont les enjeux sont voisins et qui ont tout intérêt à travailler ensemble, en interdisciplinarité, à un projet global pour l'élève.

Il est en effet nécessaire de repenser la filière littéraire dans sa globalité. Ceci ne pourra se faire qu'avec la contribution de toutes les disciplines. La logique des projets individuels et des travaux personnels encadrés va déjà en pratique dans ce sens.


2. Des réponses existent pour remédier à ces difficultés

- En ce qui concerne les représentations, il est assez aisé de montrer qu'elles ne correspondent pas à une réalité objective

La vérité, c'est que, contrairement aux idées reçues, " les littéraires ont le vent en poupe " (cf. Le Figaro du 13 février 2002). Non seulement ils sont très présents dans les élites sociales, mais ils trouvent du travail dans les secteurs les plus divers de l'administration et des entreprises - celles-ci en sont très friandes surtout s'ils ont acquis une double compétence (communication, relations publiques, presse, publicité, journalisme, documentation, tourisme, édition, audiovisuel, multimédia, mais aussi commerce, économie, banque, etc.).

Le tronc commun d'études obligatoires, s'il n'ouvre pas pour les littéraires directement sur des métiers répertoriés par les documents de I'ONISEP par exemple, développe en revanche des compétences dont la " valeur ajoutée " est reconnue et qui trouvent à s'employer aisément. Les enquêtes du CEREQ indiquent que les diplômés à " bac + 4 " issus des universités de sciences humaines sont, parmi les demandeurs d'emploi, ceux qui se placent le plus vite sur le marché du travail. Les grandes industries en recrutent beaucoup, sur leurs capacités à communiquer, à s'informer, à rédiger, sur leur curiosité intellectuelle, leur sens des rapports humains ; elles les forment ensuite en interne à leurs besoins précis. Et il ne fait pas de doute que les besoins qui émergent aujourd'hui de la société de l'information mettent sur le devant de la scène plus que jamais ces compétences développées par les littéraires : maîtrise des langages, à l'écrit et à l'oral, des outils de communication, capacité à trier, classer, analyser, résumer, synthétiser, hiérarchiser les informations, faculté d'invention et créativité, adaptabilité aux situations..., toutes qualités à la mesure d'une société en rapide et constante mutation.

Dès lors, le problème qui se pose pour la série L au lycée apparaît surtout comme un problème de communication et d'image : d'une part, on ne fait pas suffisamment valoir l'intérêt de telles études pour une insertion dans la société telle qu'elle est ; d'autre part on ne présente pas suffisamment la série L comme une série à fort ancrage de culture générale, qui peut tout aussi bien former d'excellents élèves littéraires que des élèves qui se destinent à des études plus courtes (type BTS de secrétariat trilingue, écoles spécialisées d'interprétariat, etc.).

- Les nouveaux programmes remettent la maîtrise de la langue et des langages et la connaissance des grandes oeuvres de la littéraire (française et étrangère) au centre des apprentissages généraux et au fondement de la formation des esprits.

Elles sont la base de la " formation personnelle et civique des lycéens " et une clef d'accès à la culture et à la pensée. La littérature ne constitue pas un monde à part, mais est " le creuset où forgent le langage, les images, ainsi que le jugement de chacun ". " Les enjeux fondamentaux sont bien la question du sens des textes, des oeuvres et des discours, la capacité de comprendre, et, au-delà, celle de réinvestir les acquis de l’école tout au long d'une vie ". Cette volonté de redonner du sens aux apprentissages va au-delà de la question de la lecture des textes littéraires. Elle concerne l'ensemble d'un enseignement qui cherche à afficher clairement ses objectifs, à mette en cohérence des savoirs et des compétences souvent opposés dans la pensée commune : littérature et techniques, connaissances académiques et actualité, etc.

(Aujourd'hui, mieux que jamais, nous voyons ce que, dans l'instabilité de l'opinion, signifie la capacité des jeunes à exercer leur jugement, à affirmer un avis de manière argumentée et nuancée).

- Des débouchés identifiables de plus en plus nombreux doivent être assurés dans l’enseignement supérieur pour les élèves de série L

Les formations en communication (type CELSA), les écoles de commerce, les instituts d'administration et de sciences politiques, les études de droit et de sciences économiques, les grands concours publics, se sont ouverts ces dernières années aux élèves munis d'un baccalauréat littéraire. Cette ouverture peut et doit se poursuivre, parallèlement et conséquemment à un élargissement et à une diversification des enseignements au sein de la série L du Lycée.

11 serait important de redonner au bac littéraire une véritable " valeur ajoutée " en ce qui concerne l'entrée dans certaines classes préparatoires littéraires, sans pour autant en interdire l'accès aux autres séries. Cette valeur ajoutée ne peut se produire qu'en faisant la preuve de la qualité intrinsèque des enseignements proposés, et non de manière volontariste en faisant de la section L un passage obligé pour une classe préparatoire littéraire.

- Le concept de champ littéraire doit s'élargir

Dès lors qu'un enseignement cherche à retrouver du sens par rapport à une réalité sociale, il doit revoir ses frontières et intégrer un certain nombre de domaines culturels, d'activités et de valeurs qui le relient à son environnement. La question de l'avenir de la filière posée à partir de celle des débouchés, universitaires ou professionnels, qui peuvent être offerts aux élèves, conduit immanquablement à repenser l'architecture générale de cette formation, sans qu'elle doive pour autant se diluer dans des apprentissages techniques qui lui feraient perdre sa spécificité. La langue et la littérature offrent en elles-mêmes un champ vaste et ouvert sur le monde. Leur enseignement ne doit pas être vécu comme un carcan (comme ce peut être parfois le cas du fait d'une austère sacralisation du texte) mais comme un mode d'accès à toutes sortes de langages, iconiques ou verbaux, logiques et structurels, auxquels les élèves d'aujourd'hui sont confrontés et dont ils doivent avoir la maîtrise. (Le site et la page web, par exemple, ne sont-ils pas de nouveaux " genres " en émergence qui concernent au premier chef le professeur de Lettres?)

Les principaux domaines d'ouverture et de diversification de la série littéraire, pourraient s'organiser en 4 catégories et faire l'objet - en sus des enseignements fondamentaux spécifiques dispensés à tous les élèves de L sous la forme d'un tronc commun - d'un enseignement de détermination (" dominante " ou " option majeure "), auquel viendraient s'ajouter des options facultatives ou " mineures " qui compléteraient cette formation de base.

A. Les enseignements généraux de base (60 % = 18 heures)

- Langages et littérature
- Histoire-géographie
- LVI
- LV2 (ou Latin)
- ECJS
- Histoire des sciences et de la société (en 1ère)
- Philosophie (en Terminale)
- Mathématiques-informatique (en 1ère)
- EPS

En ce qui concerne l'enseignement du Français, il faut remarquer qu'il n'est pas comme matière de base le propre de la série L, mais qu'il en est le noyau dur. C'est pourquoi il faut lui conserver un haut niveau d'exigence, et prévoir pour les littéraires des possibilités d'approfondissement et d'ouverture par le biais des options majeures ou mineures (cf. tableau ci-dessous).

B. Les " dominantes d'orientation " ou " options majeures " (30 % = 9 heures)

Pour chacune de ces dominantes, il faudra veiller à maintenir un équilibre entre un enseignement théorique, une connaissance de l'histoire de la discipline, et une dimension culturelle qui permette de relier cette discipline à d'autres savoirs et à la situer dans un contexte plus global. Chaque élève choisit une dominante.

 

Information

Communication

Arts et culture

Lettres, langues et sciences humaines

2 h

Histoire de la presse et des média

Culture, histoire des média et de la communication

Histoire de l’art et esthétique

Littératures (élargissement, approfondissement)

2 h

Méthodes, traitement de l’information

Théorie et psychologie de la communication

Connaissance des institutions culturelles, valorisation du patrimoine

Linguistique, sémiologie, langage de l’image

2 h

Systèmes informatiques

Sociologie

Management, droit et économie de l’art

LV 3 ou Latin ou Grec

2 h

Documentation, archivage

Pratiques de communication

Pratiques artistiques

Ateliers d’écriture et de création

1 h

Droit de l’information

Usages d’internet

Anthropologies et cultures

Psychologie, pédagogie, cognitique

 

C. Les " options complémentaires " ou "  facultatives " (10 % = 3 heures)

Les options facultatives se présentent de manière identique aux majeures. Elles viennent en complément des dominantes soit dans un but d'approfondissement soit dans un but de diversification. Les élèves ne pourront choisir qu'une option de 2 heures et une de 1 heure.

 

Information

Communication

Arts et Culture

Lettres, Langues et Sciences humaines

2h

Histoire de la presse et des média

Culture, Histoire des média et de la communication

Histoire de l’art et Esthétique

Littératures (élargissement, approfondissement)

2h

Méthodes, traitement de l’information

Théorie et psychologie de la communication

Connaissance des institutions culturelles, valorisation du patrimoine

Linguistique, sémiologie, langage de l’image

2h

Systèmes informatiques

Sociologie

Gestion et économie de l’art

LV 3 ou Latin ou Grec

2h

Documentation, archivage

Pratiques de communication

Pratiques artistiques

Ateliers d’écriture et de création

1h

Droit de l’information

Usages d’internet

Anthropologies et cultures

Psychologie, pédagogie, cognitique


Conclusions

Dans un monde où l'industrie de la connaissance - et en particulier celle des loisirs, de l'information et de la culture - arrive en tête de l'économie mondiale, et où la pression croissante de l'influence anglo-saxonne menace les valeurs et les fondements de notre culture, la restauration d'un pôle fort d'enseignement littéraire où s'élaborent les références historiques, culturelles, esthétiques et éthiques de nos élèves représente un enjeu fondamental pour notre société. Il est important de ne pas le négliger et d'en envisager avec clairvoyance et précision tous les aspects politiques et pratiques. Restaurer la filière littéraire en la faisant sortir du repli dans lequel elle s'est progressivement enfermée, c'est rouvrir une voie essentielle d'irrigation pour l'économie de notre pays, tout en lui conservant les assises culturelles et intellectuelles dont il a besoin.

Le groupe des Lettres de l'Inspection générale

03/2005