Parabole


"Cet homme m'attire autant que le plus bel arbre du bois; c'est un autre arbre, un arbre humain, silencieux, végétatif. Car il joue aux échecs comme les arbres donnent des feuilles."
Miguel de Unamuno (Le Roman de Don Sandalio, joueur d'échecs, trad. Yves Roullière, p.26, Éd. du Rocher)

"[...] il est de nécessité que tout homme apprenne à lire et à écrire avant d'apprendre à penser. Tout langage est d'abord ramage et gazouillement, comme des oiseaux."
Alain (Propos de littérature, Éd. Gonthier, Médiations, p.56)

"On ne comprend le prestige de l'Achille homérique qu'en le regardant comme "faiseur de grandes actions et diseur de grandes paroles". [...] La pensée venait après la parole, mais l'on considérait le langage et l'action comme choses égales et simultanées, de même rang et de même nature; et à l'origine, cela signifiait non seulement que l'action politique, dans la mesure où elle ne participe pas de la violence, s'exerce généralement au moyen du langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action, quelle que soit l'information qu'ils peuvent communiquer. Seule la violence brutale est muette, et c'est pourquoi elle ne saurait avoir de grandeur."
Hannah Arendt (Condition de l'Homme moderne, Calmann-Levy, Paris, 1985)

"La grammaire est une promesse de Liberté". Auteur inconnu.


Parabole

Supposons un enfant de 11 ans qui connaît mal ou très imparfaitement le déplacement des pièces du jeu d'échecs. Vous voulez lui apprendre à convenablement jouer, parce qu'il va bientôt disputer un petit tournoi. Il ne reconnaît qu'un peu les figures et parvient tout juste à dresser l'échiquier dans sa position de départ...

Vous ne disposez hélas que de deux heures par semaine d'entraînement, parce que les horaires ont été mis au "plancher", faute de moyens...

Le bon sens vous commande-t-il , pour prioritairement parvenir à vos fins, de :
1) Lui demander de trouver grâce à Google le nom de tous les joueurs depuis Philidor et de les classer par siècles.
2) Lui faire goûter les subtilités de la partie Capablanca-Alekhine , La Havane, 1924.
3) Lui faire un cours sur l'histoire du jeu de dames.
4) L'initier à la sociologie des jeux.
5) Lui acheter un CD-Rom base de données contenant un million de parties jouées et le laisser découvrir lui-même face à son ordinateur, le visage de la plupart des maîtres-internationaux et les parties qu'ils ont jouées.
6) Faire la biographie de Kasparov en s'appuyant sur des documents trouvés sur internet.
7) Faire une étude comparative du jeu d'échecs et du jeu de dames
8) Dessiner le profil des pièces standardisées modernes dont Staunton fut l'inventeur
9) Ecrire un mémoire sur l'histoire du café de la Régence.
10) Etudier la psychologie du joueur d'échecs.
11) Fabriquer un jeu d'échecs en buis avec un tour à bois.
12) Calculer mathématiquement toutes les façons dont un cavalier, parti de la case A1 pour aboutir à la case H1, peut couvrir les soixante quatre cases sans jamais passer deux fois par la même.
13) Partir en quête des formes de pièces de tous les pays du monde. Imaginer un jeu contemporain avec les personnages de Mickey en partenariat avec le département pédagogie de Disneyland Paris.
14) Etudier de près la variante la plus classique du système Tchigorine de
l'ouverture espagnole.
15) S'initier au structuralisme linguistique en reprenant la métaphore du jeu d'échecs chère à F. de Saussure.
16) Apprendre le bridge.
17) Etudier l’ histoire et la philosophie des jeux en général. Qu'est-ce qu'un "jeu" ?
18) Apprendre à se repérer dans la nouvelle encyclopédie des ouvertures.
19) Résoudre par des algorithmes la finale Roi + Cavalier +Tour contre Roi tout seul.
20) Se jeter à l’eau et jouer tout de suite contre quelqu'un.
21) Critiquer certaines règles.
22) Lire le roman de Nabokov, "la défense Loujine".
23) Inventer le déplacement d'une nouvelle pièce nommée Janus. Construire par soi-même, au terme d’un " projet personnel ", un nouveau jeu et de nouvelles règles.
24) Faire une chorégraphie à partir d'une partie historique jouée sur un échiquier géant.
25) Inventer une "étude" ou un "problème".
26) Expliquer pourquoi la guerre froide a influencé le match Spassky-Fischer de Reykjavik ?
27) Faire lire, L'art de jouer les pions, Hans Kmoch, Grasset-Europe échecs, 1993, 520 p.
28) Apprendre le russe.
29) Laisser l’élève choisir lui-même parmi les vingt-neuf options jusque là proposées celle qui le motive le plus.

30) Expliquer méthodiquement le déplacement de chaque pièce à l'élève. Lui apprendre le but du jeu et les différentes façon de mater.  Lui donner quelques éléments progressifs de tactique et de stratégie en alternant avec quelques parties jouées. Lui enseigner plusieurs façons de jouer habilement les premiers coups d'une partie, etc. Bref lui transmettre la connaissance et la pratique du jeu rationnellement, progressivement de manière cohérente, toujours dans l'interaction maître-élève et en tenant compte des connaissances de départ de l'élève, de sa psychologie, du fonctionnement de sa mémoire et surtout du but à atteindre (être capable de faire une partie qui tienne la route, affronter un petit tournoi)

Réponses :

Vous avez coché de 1) à 29) :

L'enseignement d’une " langue " ou d’un code, ce n’est pas votre truc. Selon vous, le jeu d’échecs est trop élitiste. La règle est assurément oppressive comme la langue était fasciste. C’est du moins ce que vous pensez.

Grammaire du jeu et discipline scientifique sont des instruments de domination : vous voilà donc fervent militant de l’interdisciplinarité ( un peu brouillonne, toutefois, il faut l’avouer). Vos amis vous disent parfois sans méchanceté que vous êtes un pédagogo. Vos sentiments sont généreux, mais vous êtes-vous fixé les bons objectifs ? Il faut que vous appreniez à les hiérarchiser ;-). Vous avez plein d’ " idées " excellentes mais une tendance certaine à la dispersion.

Ne mettez pas la charrue avant les bœufs, sous les bœufs, dans les bœufs. Ne démontez pas la charrue. Ne mangez pas les bœufs, même à la coque. Ne soyez pas non plus la grenouille de la fable. Bref ne charriez pas, quand vous seriez Bouvard et Pécuchet réunis en une personne. Souvenez-vous que les enfants préfèrent apprendre le déplacement du cavalier qu’essuyer les lubies d’un Facteur Cheval qui se prend pour Pic de la Mirandole.

Fixez-vous des objectifs proportionnés aux moyens de les faire réussir et adoptez une démarche plus cohérente et qui prenne mieux en compte le souci de faire progresser les enfants et les connaissances de chacun.

En matière de pédagogie renoncez momentanément aux lauriers du concours Lépine.

Et puis, ne renoncez pas tout de suite à faire apprendre quelque chose qui puisse effectivement servir ! Vous pouvez réconcilier imagination et rigueur. Ne laissez pas tomber la lecture d'Edgar Morin que vous avez sans doute mal lu : la complexité n'a rien à voir avec la dispersion et l’entropie. Vous ne voulez pas d'un collège qui soit un CNRS du pauvre -Capharnaüm Niant la Réalité des Sciences ou Collège Normalisant la Reproduction Sociale ?

Notre conseil :
L’objectif de votre enseignement n’est pas le plaisir fugace que vous vous donnez à vous même en inventant des séquences décloisonnées… Noires ou blanches, les cases d’un échiquier n’ont pas vocation à fusionner

Souvenez-vous qu’un échiquier est un espace cloisonné de cases antagonistes, il faut s’y faire, quand même l’origine et la matrice de toute logique heurterait les principes de la sainte communion pédagogique. Ce qui est séparé et distinct doit être pensé séparément et distinctement. Une case ne peut être blanche et noire simultanément et c’est cette seule tension insoluble qui est une promesse d’harmonie.

Votre disciple, le jour du tournoi, risque d’être fort désemparé


Vous avez coché 30) :

Vous êtes pragmatique, efficace et réaliste. Votre souci premier est d'apprendre quelque chose à quelqu'un, à son rythme et de manière progressive et cohérente. Vous savez hiérarchiser les problèmes.

Vous préférez prendre le taureau par les cornes à faire des effets de cape. Vous préférez le patronage de Descartes à celui de Meirieu et le jeu d'échecs au jeu de dupes. Vous vous faites une certaine idée de la transmission du savoir et du rôle de l'École. Vous êtes un utopiste pratique, infiniment soucieux de résultats tangibles, préférant l'être au simulacre et l'élève à l'apprenant. Vous voulez que chacun puisse défendre sa partie sur l'échiquier de la vie sociale. Vous haïssez les jeux où la stricte égalité des chances n'est pas scrupuleusement respectée et où la règle n'est pas la même pour tous et partout. Vous préférez faire apprendre ces règles plutôt que demander qu'on les réinvente...

Vous annoncez toujours les échecs au roi. Vous voudriez que le tournoi à venir fût vraiment loyal. Vous réclamez le même temps d'horloge pour tous les joueurs.

Vous n'avez pas renoncé à enseigner le jeu des Rois à tous ses sujets, bons ou mauvais, blancs ou noirs. Votre esprit de résistance à toutes les modes démagogiques vous honore. Vous n'êtes pas moderne, parce que vous êtes avant-gardiste ! Vous n'hésitez pas à répéter l’instructive lapalissade du malicieux Grand maître hypermoderne du XIXè siècle Siegbert Tarrash qui rappelait qu’ " avant la finale les dieux ont créé le milieu de partie " et vous ne voulez pas mélanger leur étude ni culbuter l’ordre prescrit par la raison ce qui fait que quelques imbéciles vous disent passéiste et ennemi de la nouveauté.

Votre humour vous fait dire parfois sans être toujours entendu que ce n'est jamais en "abandonnant" qu'on a gagné une partie d'échecs...

Vous pratiquez le doute hyperbolique à l'endroit des nouvelles consignes ministérielles qui voudraient que l'on roquât dorénavant avec le cavalier, que Intel permît de supprimer des heures d'apprentissage et qu'avec l'aide de Microsoft des logiciels fissent désormais tout le travail à la place des élèves.

Vous n'avez rien contre l'inter-trans-pluri-méga-infra-supra-disciplinarité en soi (si compétente et … intelligente) pour autant qu'elle soit abordée en temps et heure, quand nos élèves enfin respectés auront eu droit d'acquérir les éléments puis de fortifier leur connaissance à la lumière d'un enseignement complet digne de ce nom.

Pour le défi qui vous occupe votre matériel pédagogique se limitera à : deux intelligences, deux volontés, un échiquier, des pièces et du TEMPS. Du vrai temps, épais et dense, du temps qui dure, du temps qui crée, du temps qui prend son temps, du temps patient et attentif : celui-là même qu'on se refuse à vous donner, qu'on vous enlève, qui rétrécit. Parce que trop cher. Ou trop dangereusement fécond. Un temps grave de promesses de libertés et de maîtrises, un temps qui ne trompe pas, un temps qui ne fait pas " passer le temps ", un temps qui refuse finalement l'austérité mortifère du temps qui amuse sans jamais réjouir.

Vous n'avez toujours pas renoncé à vous-même vous faire progresser dans la compréhension du Jeu et des plus belles parties de l’histoire ! C'est aussi ce qui vous permet de vouloir faire partager votre passion.

Mon conseil pour 2005 :
Tenez bon. Ne couchez jamais le Roi quand la partie n'est pas terminée.

Massimi Pacifico

1/01/2005


Bonne Année !

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