Communiqué de presse du 17 mai 2010


Les nouveaux programmes de français au lycée : une avancée condamnée d’avance ?

      Le collectif Sauver les lettres constate avec satisfaction que les programmes de français proposés pour les deux premières années de lycée corrigent les choix les plus malheureux qui gouvernaient les programmes précédents de 2001, marqués par les théories d’Alain Viala, président du « Groupe d’Experts » de l’époque. En particulier, les « perspectives » formalistes qui contraignaient à lire la littérature selon des critères préétablis et niaient sa singularité, et les « registres », qui refusaient l’histoire littéraire au profit de catégories émotionnelles fort discutables, ont disparu du nouveau texte. Ces filtres obligés, contestés au sein même des recherches universitaires, et peu adaptés à des lycéens encore novices, faisaient obstacle à la compréhension des élèves et occultaient, voire éliminaient, l’accès au sens des textes littéraires, en les dénaturant. Constituant autant de pré-requis inutilement compliqués, ils ont rendu opaque pendant dix ans, pour nombre de lycéens - surtout les moins soutenus par leur milieu -, l’étude du français. Marginalisant l’esprit critique, ils ont entraîné une nette régression dans la formation du jugement.

      Des responsables de la discipline, par la voix de l’Inspection générale dès 2003 (1), des universitaires (2), des politiques (3), des journalistes même (4), et au premier rang des professeurs (5), se sont émus, pendant cette période, de la technicité incompréhensible des programmes, et de leur inadaptation aux besoins de langue et de sens du public lycéen.
      Le texte du nouveau programme semble répondre à ces inquiétudes convergentes venues d’horizons divers. En réintroduisant l’histoire littéraire dans une perspective chronologique, en présentant tous les genres littéraires dès la Seconde – dont la poésie, qui depuis dix ans en était quasiment éliminée - et en approfondissant, entre la Seconde et la Première, les savoirs des élèves sur les genres et les mouvements, il trace un parcours de formation plus crédible. Par ailleurs, abandonnant les formes vides du programme précédent, il se donne à nouveau pour finalité l’étude du sens, un moyen éprouvé d’attacher les élèves à leurs lectures: « Pour donner une idée de la diversité des formes et des genres poétiques, le professeur peut ancrer son étude sur quelques grands « lieux » de la poésie - dire l’amour, dire la mort, dire le monde, […] », « On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs. » À cet égard, la recommandation suivante se lit comme une correction longtemps attendue : «  On n'oubliera pas que la découverte du sens  passe non seulement par l'analyse méthodique (...) mais aussi par  une relation personnelle au texte, dans laquelle l'émotion, le plaisir ou l'admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel ». Enfin, des formulations larges, comme « la question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours », préservent la liberté pédagogique des professeurs.
      D’un point de vue plus général, l’orientation explicitement « humaniste » de ce texte, qui à chaque étape indique des liens avec « les langues et cultures de l’Antiquité », a le mérite de substituer le questionnement « anthropologique » à l’approche rhétorique, voire sophistique, qui caractérisait le programme précédent, lequel avait tendance à réduire la littérature au discours argumentatif.

      On peut regretter toutefois quelques lacunes et suggérer des améliorations.
      Ainsi, la dimension européenne n’est mentionnée que pour la Première L, à propos de la Renaissance humaniste, alors qu’elle est tout autant présente pour le Baroque, les Lumières (deux mouvements non cités dans ce programme), le Romantisme, le Réalisme, le Surréalisme, etc.. Rien non plus sur la littérature francophone, pourtant si vivante et souvent parlante pour nos élèves.
      On peut aussi douter que les textes des XVIIème et XVIIIème siècles soient les plus appropriés en Seconde pour étudier « les genres et formes de l’argumentation ». Il semble plus sage de continuer à réserver certains d'entre eux pour la Première, d’autant qu’ils permettent une transition commode vers la philosophie de Terminale. Nous proposons pour notre part de répartir les œuvres à dominante argumentative en ménageant entre les deux années une progression plus pédagogique (6).

      Le souci d’une meilleure maîtrise de la langue, rappelé à chaque étape et réhabilitant la grammaire de phrase, citée au premier rang des « lacunes à combler », est louable. Mais son évaluation reste bien évasive.

      Enfin, le cas des sections technologiques n’est pas examiné. Leur programme sera-t-il établi comme souvent par soustraction ? Sera-t-il différent, par exemple plus orienté sur la communication que sur la Littérature ? Il faut prendre le temps d’en débattre.

      Mais il faut auparavant lever l’inquiétude majeure qui pèse sur ce texte globalement réparateur : est-il destiné à être appliqué ou à servir de leurre pour masquer le saccage du français dans le secondaire ? Comment en effet concilier ces ambitions raisonnables avec les pertes horaires très sévères que réserve au français et aux lettres la réforme Chatel du lycée, lesquelles s’ajoutent aux coupes déjà opérées au primaire et au collège (7) ? À lire le programme indigent de la nouvelle option de Seconde, « littérature et société », (http://media.education.gouv.fr/file/special_4/74/5/litterature_societe_143745.pdf), on peut malheureusement craindre que le pire soit possible.

      De fait, la réforme retire aux lycéens de Seconde 1 heure 30 de français hebdomadaire (30 minutes de demi-groupe (module) et 1 heure d’aide individualisée), aux lycéens de Première littéraire des classes de français spécifiques et la continuité pédagogique (leur horaire est en effet scindé entre 4 heures hebdomadaires indifférenciées et 2 heures de série littéraire, ce qui ne garantit pas d’avoir le même professeur de lettres dans les deux parties de l’enseignement), aux lycéens de Terminale littéraire 50 % de leur horaire hebdomadaire (2 heures au lieu de 4). La perte totale d’horaire de français, en trois ans de cursus littéraire au lycée, atteint 126 heures. Dans ce cas, un meilleur programme et l’annonce d’une revalorisation de la série littéraire ne sont au mieux que des vœux pieux, au pire une supercherie.

      Quant aux élèves des autres séries, ils auront perdu en Seconde 54 heures de français, et pourront en Première être formés dans des classes de tronc commun aux effectifs pléthoriques rassemblant toutes les séries. Comment dans ce cas, en dépit de la liberté pédagogique affichée, adapter les œuvres étudiées à un public aux attentes différentes ? La recherche du sens prévue dans les nouveaux programmes risque d’y périr corps et biens.

      Enfin, les épreuves terminales du baccalauréat ne semblent pas redéfinies. Si on peut saluer la permanence du commentaire littéraire et de la dissertation dans le nouveau programme, les modalités actuelles de l’examen, qui l’ont transformé en usine à gaz, ne sont pas revues. Le sujet d’invention est-il maintenu ? Rappelons que le collectif considère que l’exercice peut être utilement pratiqué dans l’année (en Seconde surtout) pour faire assimiler des notions, mais qu'il ne constitue pas un bon exercice d'évaluation. Le principe du corpus de textes de l’épreuve écrite, trop complexe et mal compris par les candidats, ne semble pas remis en cause, pas plus que l’inutile « question » de l’épreuve orale.

      En fin de compte, Sauver les lettres considère que les avancées manifestes de ce projet de programme ne seront effectives que si l’horaire hebdomadaire accordé au français augmente en primaire et au collège, et en Seconde retrouve au moins son volume actuel, sinon davantage. Ce volume doit être fixé par un texte national, et non partiellement laissé à l’autonomie des établissements comme le prescrit la réforme Chatel du lycée – laissant à l’arbitraire 30 % du temps scolaire de l’élève de Seconde, et creusant plus encore les écarts entre établissements.

      Inlassablement, Sauver les lettres affirme que l’égalité des élèves passe par la quantité et la qualité de l’enseignement reçu à l’école, garanties nationalement sur tout le territoire. Les meilleurs programmes ne sont crédibles et efficaces qu’à ce prix.

Collectif Sauver les lettres

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(1) Rapport de l’IGEN, La mise en œuvre du programme de Seconde, http://www.sauv.net/igen200310.php.

(2) Tzvetan Todorov, directeur de recherches honoraire au CNRS : "Tous ces objets de réflexion ne sont que des constructions abstraites, des concepts forgés par l’analyse littéraire pour aborder les œuvres ; aucun n’est formé des œuvres elles-mêmes, de leur sens et de leur histoire." (in Perspectives actuelles de l’enseignement du français, CRDP de Versailles, 2001). Henri Mitterand (professeur émérite à la Sorbonne nouvelle-Paris III) : « Lorsqu’on lit les programmes de français au lycée de 2001, toujours en vigueur, les premières impressions qu’on ressent sont celles de l’obscurité, du dessèchement, de l’étouffement. […]. Je suppose que leur application rigoureuse dans les classes doit donner la même impression aux professeurs et aux élèves. » (Un peu d’air(s) et de lumières - http://www.sauv.net/univ2007_mitterand.php -, intervention à l’université d’été de Sauver les lettres, septembre 2007)

(3) Luc Ferry s’exprimait ainsi en 2001 : «  Je n’ai jamais entendu quelqu’un conseiller une lecture à un enfant en lui disant que le livre était merveilleux parce qu’il était « bourré de genres et de registres » (Perspectives actuelles de l’enseignement du français, CRDP de Versailles)

(4) « En août 2006, le journaliste alors chargé des pages éducation de Libération, Emmanuel Davidenkoff, publiait un livre étonnamment critique, au vu de ses articles, sur le système éducatif. La raison de cette soudaine prise de conscience ? Son impuissance à comprendre les cours abscons que subissait sa belle-fille en sixième. Tous les parents ont ainsi vécu des moments de solitude face à des «déictiques», des «focalisations internes» et des «schémas actanciels» (Natacha Polony, Le Figaro du 3 décembre 2009)

(5) Par exemple dans Les programmes scolaires au piquet , par un collectif d’enseignants en colère (Textuel, 2006).

(6) Voir ici http://www.sauv.net/projetproglycee.php un projet de programme rédigé en 2007, où sont aussi abordées les questions d’évaluation.

(7) Voir notre Appel pour le rétablissement des horaires de français, http://www.sauv.net/horaires.php .