Un peu d’air(s) et de lumière(s) !

Communication de Henri Mitterand. Université d'été 2007.


Lorsqu’on lit les programmes de français au lycée de 2001, toujours en vigueur, les premières impressions qu’on ressent sont celles de l’obscurité, du dessèchement, de l’étouffement. De là le caractère un peu fantaisiste, et métaphorique, de mon titre. Je suppose que leur application rigoureuse dans les classes doit donner la même impression aux professeurs et aux élèves.

Je commence par un constat et je continue par un vœu.

I. Le constat

L’air, la respiration.

Oui, l’enseignement des lettres au lycée, tel que défini par les programmes, manque d’air, au singulier et au pluriel. Depuis sept ou huit ans, tout a été dit là-dessus, par les campagnes de Sauver les lettres les articles et le livre de Michel Leroux, le numéro spécial du Débat, etc. Je me contente d’un rappel schématique :

1. -- Les textes officiels observent un silence censureur sur la relation sensible, affective, imaginative du lecteur à l’œuvre qu’il lit ou écoute. Ils étouffent toute subjectivité et a fortiori tout bonheur de lecture, tout engagement de l’élève dans une interrogation personnelle sur l’écho que le livre éveille en lui. Et s’il n’y a pas d’écho initial, ce ne sont pas les consignes génériques et rhétoriques des programmes qui ont des chances de le faire naître.

2. -- Car le travail de lecture et de prise de conscience est étouffé sous le corset conceptuel de la linguistique et de la rhétorique. Les œuvres, ou plutôt les fragments d’œuvres sont mis au service des catégories génériques, dans une vision analytique purement classificatoire, alors que la notion d’études littéraires, si les mots ont un sens, implique l’inverse : mettre les concepts analytiques au service de l’interprétation des œuvres, en tous les sens du mot : comprendre leur sens et entendre leur musique.

3. -- Ces instruments d’analyse sont eux-mêmes châtrés. Un seul exemple : la rhétorique est ici limitée à ce que Gérard Genette a appelé la rhétorique restreinte : pas un mot sur les ressources compositionnelles (la dispositio), mélodiques, harmoniques, rythmiques du français.

4. -- Le dernier, mais non le moindre : toute pensée de l’art, de la beauté, de la valeur, est escamotée, exclue, rejetée dans les ténèbres de l’élitisme et de l’idéalisme. Et du même coup toute incitation à distinguer le raffinement de la platitude. Aucune place n’est faite à ce qui fait la respiration et la lumière singulière d’un grand texte. – Ce n’est pas un conservateur attardé qui le dit, mais Eric Rohmer dans une interview parue mercredi dernier, à propos de son film " Les amours d’Astrée et de Céladon " : " La beauté. Pour moi, c’est essentiel. Je me situe à l’opposé du courant (…) qui mettait entre parenthèses la beauté et le jugement de valeur qu’elle implique, estimant qu’un tube de dentifrice vaut un poème de Baudelaire. Il ne s’agit pas d’esthétisme : il peut y avoir une beauté du sordide, comme chez Goya. Mais je pense qu’on ne peut parler d’une œuvre d’art sans parler de beauté. "

La lumière.

Priver les élèves d’une réflexion sur l’art, c’est, s’agissant de littérature, les priver de la vérité, non seulement sur l’œuvre, mais sur le monde. C’est les priver du savoir exact. Les zones d’ombre que les programmes étendent sur ce qui fait la singularité et la beauté des œuvres qui ont gagné dans la culture universelle l’immortalité, éteignent aussi la lumière de leur sens, étouffent l’usage, à leur propos, des lumières de la raison et de l’analyse. Cela se mesure aux traits suivants :

1. -- L’ignorance ou le dédain des contenus, de tout ce qui relie l’œuvre de langage à ce qui l’engendre et la nourrit en un moment et un lieu donnés : corps, émotions, pensée, société, histoire. On le voit bien dans les tables des matières des manuels, et dans les sujets d’examen. J’avais donné l’exemple du regroupement de trois lettres ouvertes de Giono, de Zola et de Vian, suivies de ces deux questions : " Caractérisez ces lettres selon leurs buts et la nature des destinataires " et " La lettre ouverte vous paraît-elle le moyen littéraire le plus approprié pour convaincre un public ? " Rien sur les circonstances et les motifs des trois lettres en question.

2. – Le caractère approximatif et confusionnel de la terminologie, du choix des données, de la méthode et des consignes. Dans le sujet du bac précité, la date de la lettre ouverte de Zola était erronée (1901 au lieu de début 1898) – ce qui changeait tout. Et ne parlons pas de l’héritage terminologique vulgarisé et affadi de Jakobson, de Benveniste, de Greimas, de Barthes ou de Genette.

3. – Enfin, tout simplement, la méconnaissance de la lumière qui émane de la pensée et du langage du grand écrivain, et qui contribue de manière irremplaçable à la formation du lecteur attentif, quel que soit son âge. Aussi longtemps qu’on prendra les textes comme prétextes, catalogables en séries qui mêlent les époques, les racines, les tons, les valeurs, on privera l’enseignement des lettres de tout pouvoir éducatif, de tout humanisme.

II. Le vœu.

Il découle de tout ce qui précède. Un aménagement radical s’impose. Des progrès sensibles ont marqué la rédaction du nouveau programme de première, et il faut en remercier l’auteur. Mais la République doit encore faire un effort… Je reviens à mes deux images.

Donner de l’air… et de la lumière.

-- Rendre à l’œuvre, en soi, tout son espace. Réduire, sinon faire disparaître, la part du tout venant, qui occupe une assez large place hors de l’école – ou ne l’accepter que comme repoussoir.

-- Donner à l’écrivain (et non pas à l’écrivant) la priorité sur le genre, ou sur le groupe.

-- Respecter les textes au lieu de les triturer, comme c’est le cas dans les exercices absurdes ou destructeurs dits " d’invention ", et de les placer sur le lit de castration des groupements thématiques ou génériques.

-- Ne pas négliger l’apport des instruments d’analyse offerts par la syntaxe, la sémantique, l’analyse de l’énonciation, la sémiotique, la narratologie, la rhétorique de la composition, l’histoire littéraire – cela, ce serait revenir un siècle en arrière en matière de savoir sur l’écriture et sur les textes, mais les utiliser en un langage exact, clair et intelligemment simplifié, et surtout les faire servir à l’analyse du sens, des effets de lecture, de l’originalité et de la profondeur de la pensée, et des valeurs d’art.

 

Il y aurait encore beaucoup à dire. La tâche de Sauver les lettres est sans doute maintenant d’élaborer des documents de proposition, des modèles d’analyse, des suggestions de travaux pour la classe. Tout en sachant que rien ne sera possible si le verrou des programmes de 2001 ne saute pas. Et en sachant que ce travail doit s’inscrire dans le cadre d’une réflexion plus générale sur l’école. Je signale à cet égard la publication d’un remarquable article de Jean Lechat, doyen honoraire de l’Inspection générale de philosophie, sous le titre " Philosophie de l’école ", dans un volume collectif sur " L’Ecole et la philosophie ", publié récemment aux éditions de L’Harmattan.

Cela dit, tout se passe comme si l’idée d’une réforme de fond effrayait tous les ministres successifs, y compris l’actuel. Le pouvoir politique aura-t-il assez de courage et d’appuis, pour arrêter au lycée le massacre des consciences ? Là est la question aujourd’hui.


Henri Mitterand
9 septembre 2007