La nécessité d'enseigner la littérature des Lumières.


Intervention lors d'une table ronde organisée par le Groupe havrais de la Libre Pensée, le 24 mai 2012.


Bien qu'étant professeur de lettres, j'emprunterai mon introduction à un professeur de philosophie, Inspecteur général, Jacques Muglioni, écrivant il y a vingt ans : « [Il y a] deux conceptions de l'école. La première lui assigne pour fin d'inculquer l'amour de l'ordre, ou plutôt d'entretenir des sentiments favorables à la conservation de l'ordre existant, aux intérêts, aux privilèges, aux inégalités. A l'opposé, la seconde veut que l'on se tourne résolument vers le progrès, mouvement qui serait pure agitation sans les Lumières. Se combattaient ainsi, il y a un siècle, les tenants de l'éducation religieuse, morale, sociale, inquiète de gouverner les âmes, et d'autre part les militants de l'instruction qui, s'adressant d'abord à l'intelligence, vise à libérer le jugement. »

Je traiterai aujourd'hui de l'enseignement des Lumières au lycée, partie du programme qui en français est la plus propice à la libération des esprits par l'intelligence critique, et fait aborder la question de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Il va de soi que l'étude d'un mouvement littéraire et de ses idées libératrices ne suffit pas à former le jugement. En tant que professeur de lettres, je rappellerai l'exigence initiale, et toujours à remettre en chantier, de la maîtrise de la langue et de la grammaire, qui est le premier accès des élèves à la logique et à l'abstraction, et conditionne la formation d'une pensée dominée et indépendante.


I. La nécessité de l'éducation à la distance critique.

Il y a nécessité, et même urgence, à donner aux adolescents du lycée cette « libér(ation) du jugement » par rapport au monde où ils vivent : il n'y a pas de laïcité sans objectivité ni disparition de la pensée magique. Or spontanément – et c'est presque enfoncer une porte ouverte que de le constater -, les élèves sont souvent asservis, disposés soit à perpétuer les schémas reçus, soit à se laisser imprégner sans recul ni réaction par de nouveaux schémas. Dans les deux cas, c'est la formation à la distance et à l'objectivité qui leur manque.

Dans le premier cas par exemple, beaucoup protesteront violemment si, à l'occasion d'un texte littéraire ou à la traduction d'un texte de l'Antiquité, on en vient à évoquer ou reconnaître l'homosexualité, qui les choque dans l'éducation qu'ils ont reçue. De même, tout soupçon sur l'astrologie, la superstition, qui font partie de leur univers ordinaire de pensée, les fait se rebeller...

Inversement et parallèlement, ils adopteront sans aucun recul toutes les allégations qui passent à leur portée. Lorsqu'ils évoquent le bac et les épreuves qu'ils auront à passer, par exemple, ils agitent les plus folles rumeurs et développent à ce sujet et d'autres, une véritable mythologie. Leur formule est « on m'a dit que », et s'étonnent lorsqu'on leur demande leurs sources, incapables d'imaginer que la connaissance de l'origine d'un discours en soit un élément d'appréciation .

De même, ils consultent Internet sans distance , et ne peuvent hiérarchiser ou authentifier l'information qu'on leur donne. L'outil informatique à lui seul leur semble être un garant de vérité : la technique ne pouvant être, selon eux, qu'objective ou neutre – sans voir que cette conviction la renvoie à la magie.

C'est ainsi, par exemple, que lorsqu'un devoir leur est donné, ils en recherchent fébrilement la solution sur Internet, comme si les professeurs leur cachaient une vérité qu'il faut rechercher comme dans une chasse à un trésor dissimulé quelque part, et comme si ce que l'on trouve en ligne était d'égale qualité, voire n'était pas trompeur.

L'idée que dans un devoir l'attente des enseignants soit la construction d'une problématique et une occasion de bâtir un raisonnement et une pensée personnels leur est totalement étrangère. Du même coup, l'effort intellectuel devient pour eux une notion proprement inconcevable, puisqu'il n'y a plus de distinction entre l'information et le savoir. Et du même coup aussi, Internet entre symboliquement dans le domaine du sacré. Ce faisant, les élèves peuvent devenir les proies de toute propagande où seule importent l'adhésion et la foi, et de toute désinformation.

Dernier terrain en date et non le moindre : Facebook. On se rend compte que cet univers absorbe l'intérêt et l'énergie des élèves, et que le groupe informel et fusionnel, favorisant rumeurs, ragots, ou narcissisme, fait primer l'affectif et la subjectivité sur la réflexion, ou même paralyse la pensée.

Face à ce brouillard de la pensée et à la passivité intellectuelle qui en découle, l'étude de la littérature des Lumières et des textes corollaires, ainsi que les débats auxquels elle donne lieu , est un des meilleurs moyens de donner aux élèves la distance critique et l'éducation du jugement, par les valeurs qu'elle véhicule et le rationalisme qu'elle promeut. Par ailleurs, elle condamne la pensée magique, et donne une compréhension historique de la laïcité.

Enfin, les occasions sont rares en classe d'aborder, à cet âge, les notions de religion, d'athéisme, alors qu'implicitement ces questions sont toujours présentes en filigrane dans la pensée des élèves. L'école, au sens étymologique « temps libre pour réfléchir », en permet un examen sans passion ni influence. L'étude des Lumières permet cette émergence des préoccupations, en même temps qu'elle met en valeur les pouvoirs libérateurs et contestataires de l'expression littéraire.


II. L'enseignement des Lumières : accéder aux fondements de la laïcité.

L'effort des écrivains des Lumières est d'arracher l'homme à toutes les entraves à l'exercice de la raison (« Ecrasons l'Infâme !»), pour lui donner ou lui rendre sa liberté de pensée. La première entrave est la religion, qui asservit les esprits. Dans un contexte scolaire, les philosophes les plus accessibles et les mieux à même de le montrer sont Montesquieu et Voltaire. Leur étude, pendant la classe de Première, montre comment l'idée de séparer l'Eglise et l'Etat a pu mûrir et se faire jour, sans que la notion soit encore théorisée.

Cette étude a en outre l'intérêt d'agiter maintes questions historiques dont la connaissance est ravivée ou donnée.

Un apprentissage historique.

Les Lumières donnent l'occasion de montrer à quel point et longtemps la société a été dominée par la religion, et de faire état des désastres et des massacres qui en ont découlé.

Les Mémoires de Saint-Simon, le Traité sur la tolérance et L'Ingénu de Voltaire mettent en évidence les méfaits de la révocation de l'Edit de Nantes, et la persécution des protestants qui a suivi. Dans la fausse Lettre au Jésuite Le Tellier (Traité sur la tolérance), Voltaire rappelle les cruelles dragonnades, et trace un portrait saisissant du mariage forcé des jeunes filles protestantes, en supposant que leurs frères sont castrés et les plus jeunes rééduqués par la force.

Les élèves apprennent ainsi que le catholicisme était religion d'Etat, et que l'histoire n'est pas linéaire : un traité de pacification religieuse peut être défait, un siècle plus tard, par l'influence de groupes de pression religieux sur un souverain. La faiblesse du système de la monarchie absolue qui s'y révèle – le roi, isolé, est le jouet de ses manipulateurs et de ses maîtresses - est pour les élèves un apprentissage politique, indissociable du rappel des guerres de Religion.

La dénonciation du fanatisme religieux.

Cette dénonciation affleure dans maint texte : Swift, dans Modeste proposition pour les enfants des classes pauvres, dénonce la persécution des catholiques par les riches protestants anglais, en imaginant qu'un Anglais propose de faire des nourrissons irlandais, à l'âge d'un an, un plat de boucherie en vente chez les aristocrates.

La Lettre au Jésuite Le Tellier, dirigée fictivement contre les protestants et les jansénistes, est tout aussi cruelle, et les deux textes étudiés intégralement exposent l'un et l'autre, de façon saisissante, comment peuvent se mettre en place un système d'extermination et la gestion économique et planifiée d'une solution finale (1). Ils prouvent ainsi l'un et l'autre que l'idée de l'extermination découle directement d'une vision fanatique, et que la haine idéologique ou religieuse ne s'assouvit que par le meurtre intégralement planifié, jusqu'à disparition de l'ennemi supposé. Deux siècles avant le génocide des Juifs, les textes sont saisissants, et montrent bien qu'il ne s'agit pas d'un accident de l'histoire, mais d'un système de l'esprit : le développement incontrôlé de la haine de la différence, à l'état pur.

La collusion entre le politique et le religieux.

Enfin partout s'exprime la dénonciation de la répression politique de la liberté de pensée et de culte. Voltaire dans le Traité sur la tolérance s'engage personnellement dans la défense d'un libertin, le Chevalier de la Barre coupable d'avoir brisé un crucifix et gardé son chapeau devant une procession, et du protestant Jean Calas, innocent passé à la roue à Toulouse pour le meurtre de son fils, alors qu'il s'agissait sans doute d'un suicide.

L'Ingénu, conte philosophique exemplaire pour la compréhension de la mainmise d'un régime théocratique, met en scène l'itinéraire douloureux d'un jeune Canadien en France, amoureux condamné pour des raisons théologiques à ne pouvoir épouser sa marraine, et bientôt embastillé par lettre de cachet pour avoir parlé à des protestants et déclaré vouloir les défendre. Au milieu d'autres péripéties, Voltaire s'attaque à l'investissement du pouvoir par les Jésuites, ministres corrompus, et dénonce l'endoctrinement du roi par son confesseur le Père de la Chaise, présenté comme un vieillard libidineux et pervers.

L'apprentissage de la provocation et de la liberté de pensée.

L'étude des Lumières a aussi l'avantage de soumettre les élèves à la provocation, et de les débusquer dans leurs certitudes ou leur respect de l'ordre établi. Il est intéressant de leur montrer que l'outil rhétorique le plus courant de la provocation, l'ironie, est à la fois un moyen efficace de dénonciation, et une arme contre la censure – dont ils apprennent avec étonnement qu'elle était religieuse, le service de librairie du roi étant contrôlé par les Jésuites, bras armé du pape, et que les imprimeurs étaient sous surveillance. Ils découvrent aussi avec étonnement l'existence de l'Index – incluant des œuvres étudiées en classe ! - et son maintien jusqu’à la fin du XXe siècle.

Dans L'Esprit des Lois, Montesquieu débusque par l'ironie la collusion de l'Eglise avec le racisme et l'esclavagisme : « On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir. »

Et dans les Lettres Persanes il assimile le roi et le pape, tous deux qualifiés de « grands magiciens » : « D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. », et pratique une désacralisation salutaire, qui fait se récrier les élèves :  

« Ce que je te dis de ce prince ne doit pas t’étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce. »

Les élèves sont ainsi contraints à prendre leurs distances avec ces propos, et à avoir un regard neuf, le « regard étranger » que tous les philosophes adoptent, et qui forme leur jugement.

Nulle religion n'est à l'abri des philosophes, et l'assimilation du catholicisme et de l'islam provoque en classe des réactions que l'on peut imaginer – qui ont conduit certains enseignants à ne plus étudier ces textes, alors que bien expliqués il font réfléchir et forment l'esprit critique. C'est le cas de De l'horrible danger de la lecture, de 1765, édit fictif qui instaure la censure de l'imprimerie, au motif de ses dangers pour le maintien de l'obscurantisme :

« Nous Joussouf-Cheribi, par la grâce de Dieu mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.

Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte vers un petit État nommé Frankrom, situé entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie, ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis et imans de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l’esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale invention de l’imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées. »

L'envoi est sans appel : « Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l’an 1143 de l’hégire ».


III. Mais cette étude salutaire est-elle encouragée par les programmes officiels ? 

Jusqu'en 2000, l'étude des Lumières faisait partie du programme officiel et obligatoire des classes de Première. En 2000-2001 les changements de programme induits par les projets du ministère Allègre ont introduit un choix entre les mouvements littéraires des XVIe, XVIIe et XVIIIe ; les Lumières ont commencé à ne plus être prescrites de façon claire.

Enfin les nouveaux programmes de 2007 et 2011 les diluent :
- un conte philosophique en Seconde (non obligatoire – mais les professeurs diront tous qu'à ce niveau, il faut choisir un conte de moindre envergure : Zadig, déjà présent dans les programmes de collège ? Une telle reprise n'est guère enthousiasmante pour les élèves),
- les Lumières au hasard du choix du professeur en Première, dans le vaste « objet d'étude » : « La question de l'homme dans les genres de l'argumentation, du XVIe siècle à nos jours ».


Autant dire que dans la formation à l'esprit critique, le recul est manifeste. La notion de programme national se dilue dans des intitulés vagues et extensifs d'où la prescription a disparu. Certes, d'autres textes font réfléchir, mais ils n'ont pas la valeur patrimoniale et culturelle des Lumières qui éclairent la naissance de la laïcité et d'un esprit libre capable de distinguer l'universel, qui seul rassemble dans l'objectivité. On ne peut que le regretter, et la lutte des professeurs de lettres pour des programmes nationaux prescriptifs, seuls gages d'égalité et de laïcité, va devoir recommencer.


Agnès Joste


(1) Modeste proposition pour les enfants des classes pauvres (1729)
« Pour ne rien laisser perdre (et j'avoue que la dureté des temps pousse à l'économie), on pourra écorcher la pièce [de nourrisson] avant le dépeçage. La peau, traitée selon les règles, fournit d'admirables gants de dames et des chaussures d'été très habillées pour Messieurs.
Comment adapter à ce nouveau marché notre ville de Dublin ? Une solution serait l'aménagement d'abattoirs dans les quartiers les plus favorisés : le recrutement de dépeceurs ne paraît pas poser de problème. Néanmoins, la clientèle aurait intérêt, selon moi, à acheter les enfants tout vivants et à les préparer « au sang » comme les cochons de lait. »

Lettre au Jésuite Le Tellier par un bénéficier (1765)
« Quant à ceux qui pourraient être un peu effarouchés du nombre, Votre Paternité pourra leur faire remarquer que depuis les jours florissants de l’Église jusqu’à 1707, c’est-à-dire depuis environ quatorze cents ans, la théologie a procuré le massacre de plus de cinquante millions d’hommes ; et que je ne propose d’en étrangler, ou égorger, ou empoisonner, qu’environ six millions cinq cent mille.
On nous objectera peut-être encore que mon compte n’est pas juste, et que je viole la règle de trois : car, dira-t-on, si en quatorze cents ans il n’a péri que cinquante millions d’hommes pour des distinctions, des dilemmes et des antilemmes théologiques, cela ne fait par année que trente-cinq mille sept cent quatorze personnes avec fraction, et qu’ainsi je tue six millions quatre cent soixante-quatre mille deux cent quatre-vingt cinq personnes de trop avec fraction pour la présente année.
Mais, en vérité, cette chicane est bien puérile ; on peut même dire qu’elle est impie : car ne voit-on pas, par mon procédé, que je sauve la vie à tous les catholiques jusqu’à la fin du monde ? »

06/2012