Communiqué de presse du 09/12/2003


Le Grand Débat

 

Le Collectif Sauver les lettres dénonce l'opération médiatique baptisée " Grand débat sur l'École ".

Loin de la réflexion lucide et approfondie qu’appelle l’état du système d’enseignement français, le processus du Grand Débat s’emploie à travestir une partie des faits pour mieux ignorer les véritables besoins des élèves. Alors même que les revendications des enseignants de mars à juin derniers ont porté sur l'essentiel – préserver la possibilité d'une école de qualité et réellement publique –, le texte proposé à la discussion fait d'emblée bon marché de la qualité, annonce une moindre formation des professeurs, accepte qu'une partie des programmes ne soit plus nationale, et insiste lourdement – en évitant de se demander s'il n'est pas inévitable – sur le coût réputé excessif de l'Éducation nationale. Bref, il y a trop d'école à l'école, et l'école est en trop dans le paysage économique national. Ces présupposés établis et ces orientations quasiment dictées par les questions (cf. http://www.debatnational.education.fr/index.php?rid=18), on peut se demander comment on ose appeler " débat " et " diagnostic partagé " des échanges téléguidés, enserrés dans un carcan à courte vue, étroitement idéologique et revanchard.

L'hypocrisie et la manœuvre du Grand Débat, pure opération de communication et habillage " démocratique " d'une destruction programmée de l'école publique, sautent aux yeux.

Ses conclusions, si elles déplaisent, seront balayées : " Le grand débat national doit permettre un état des lieux précis, mais ne doit pas préjuger des solutions qui seront finalement retenues dans la loi de programme. " (un membre de la commission des finances de l'assemblée le 9 octobre 2003). Sinon, elles justifieront une politique, que l’on dira consensuelle, dont Monsieur Xavier Darcos a déjà donné les grands principes et le modus operandi : " La lourdeur de la gestion du personnel peut être combattue par une meilleure organisation des options et la bivalence, ce qui implique des réformes complexes, et le ministère s'interroge sur le fait de savoir s'il ne vaut pas mieux attendre que le grand débat sur l'éducation n'amène naturellement à poser ces questions de façon concrète. "

Bien loin qu'il s'agisse d'école et de formation des esprits, l'économie prime : " La question des savoirs ou des matières enseignées – au travers de la multiplication des options par exemple –, celle des méthodes pédagogiques – au travers notamment de la promotion de la bivalence, au rebours des politiques menées depuis vingt-cinq ans – devront être abordées dans le soucis (sic) constant de rapprocher évaluation des coûts et appréciation des résultats obtenus. [1] "

L'indigence intellectuelle, la malveillance et le mépris suintent des attendus qui président au pseudo débat. Enseignants et élèves y sont, avant toute considération, désignés comme des voleurs d'argent public : " Le système scolaire accapare une part croissante de la richesse nationale. " Apparemment sans rentabilité chiffrable, l’instruction de la jeunesse contraint le pays à dilapider ses ressources.

La qualité de l'enseignement est mise d'avance en coupe réglée.

D’une gestion réputée plus souple, donc économique, la bivalence [2] se paie d’une moindre compétence disciplinaire. La Cour des comptes en convient elle-même qui rend hommage à la formation mono-disciplinaire des enseignants : " la disparition de la polyvalence correspond (…) à une élévation du niveau de formation des enseignants ".

Il est vrai que pour Monsieur Luc Ferry, la connaissance d’une discipline est de l’ordre d’une culture générale de bonne qualité : " Il est clair que de nombreux professeurs d'allemand, qui sont, en général, des personnes très cultivées [3] pourraient assurer d'autres enseignements, par exemple, un cours d'histoire de classe de sixième. " À quelle bassesse ne conduit pas aujourd’hui la volonté de résorber l’excédent de professeurs d’une discipline sacrifiée par une politique stupide et malthusienne !

Depuis vingt-cinq ans, les gouvernements successifs ont fait obstacle à l’enseignement des langues anciennes et des langues vivantes – hors de l’anglais et de l’espagnol, bien sûr –, au point de les qualifier, depuis peu, de " rares ". Aujourd’hui, les ministres arguent de cette rareté si bien obtenue pour les écarter définitivement, au nom de la trop connue " rationalisation " : " Les options qui consistent par exemple en l'étude d'une langue rare, doivent être rationalisées car elles concernent peu d'élèves mais représentent un coût de recrutement très élevé. "

S'agissant du français, le ministère ment ouvertement. Il prétend, en jouant sur les termes, que l'école primaire s'attelle au problème de l'illettrisme et de la maîtrise de la langue à raison de 12 heures par semaine. En réalité, on ne peut sérieusement en dénombrer plus de 7 [4].

De toute façon, le ministre conteste au français son statut de discipline spécifique, et de ce fait, la nécessité d’une formation pour l’enseigner : " Qui peut dire sérieusement qu'un professeur d'allemand ne peut pas faire un cours de français en sixième ?  [5] "

Enfin, quoique les personnels et les parents d'élèves, au nom de l'égalité de traitement et de niveau, aient massivement condamné la décentralisation, les ministres entendent l’imposer (" La perspective principale qui motive ce ministère est de poursuivre la décentralisation et la déconcentration. ") sous couvert du Grand Débat : " Le véritable levier, c'est l'autonomie des établissements, qui peut leur permettre de disposer d'un budget global, d'une fongibilité des lignes de crédits et aussi d'une marge d'autonomie sur les programmes de 10 à 15 %. Il n'est pas possible d'imaginer passer une telle réforme en force. " On essaiera donc la douceur. Le ministère entend ainsi faire disparaître les programmes nationaux, et soumettre les enseignements à des arbitrages partiaux et des intérêts discutables dans les régions et les conseils d'administration des établissements. C'en est fini d'une éducation " nationale ", et des garanties offertes par l'État d'un traitement d'équité.

Le collectif Sauver les lettres dénonce donc la mascarade d’un débat destiné à justifier et entériner par avance, au nom du " diagnostic partagé ", des décisions déjà arrêtées – mais tactiquement différées – dont l’effet sera inévitablement néfaste pour la qualité de l’enseignement (" S'agissant de réformes plus profondes du système éducatif français, il serait délicat au moment où il a été décidé d'ouvrir un grand débat national, de préempter ce débat en annonçant dès aujourd'hui de vastes réformes. [6] ").

L’occasion de nommer les maux véritables de notre système éducatif et d’identifier leur origine a été lamentablement manquée, ou plutôt l’aurait été, si, un seul instant, l’intention avait été autre que de faire passer, aux forceps, des mesures d’économie qui nuisent inévitablement à la qualité de l'enseignement en réduisant encore les exigences.


Collectif Sauver les lettres


1. http://www.assemblee-nationale.fr/12/budget/plf2004/b1110-30.asp#P1670_213622 . Sauf indication contraire, les citations sont extraites de ce document.
2. L’enseignement par un même professeur de deux matières, sans formation particulière dans l'une d’elle.
3. Qu’adviendra-t-il de celles qui ne le sont pas ?
4. L’horaire consacré aux activités de " Grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire et introduction à la littérature " se monte à 7 h., non à 12 h. ( cf.
http://www.education.gouv.fr/bo/2002/hs1/ ), soit une légère régression par rapport aux programmes de 1995 ( cf. http://www.sauv.net/prim_horaires.htm).
Lorsque le ministre et ses experts se gargarisent des " deux heures quotidiennes pour des activités de lecture et d'écriture ", ils négligent de dire qu’elles se partagent entre toutes les matières (" domaine transversal ").
5. Luc Ferry, interrogé par la chaîne Public Sénat à l'issue de son audition par la Commission des finances sur le budget de l'Éducation 2004 (Libération du 10 octobre 2003).
6. Les termes sont de Luc Ferry.