Heure de vie de classe ou perversion totalitaire


L'heure de vie de classe (1) devrait quelque jour être appelée heure de délation de classe pour les effets pervers qu’elle induit presque naturellement : il arrive souvent en effet que des professeurs principaux peu scrupuleux invitent les élèves à se répandre en crapauds et ragots divers sur les collègues, grâce à des questionnaires faussement innocents qui les incitent à évoquer leur "vécu" dans chaque cours et présenter les doléances les plus incongrues.

Jeu de massacre assuré. Règlements de compte interminables.

Aucun professeur n'en réchappe, excepté le professeur principal, uniquement parce qu'il est le maître d’œuvre et l’ordonnateur de cet exercice démagogique honteux et qu'il est là, lui, pour assurer sa défense, récuser les insinuations et les mauvais procès.

Finalement l'heure de vie de classe (quand elle est orchestrée par un collègue un peu manipulateur, c’est à dire un fin jésuite la plupart du temps démago-pédago, dont la réputation de bon enseignant se construit sur la ruine de celle des collègues et sur une affectation de zèle permanent et de souci pour le bien-être des " enfants ") permet de donner à Tartufe la capacité de nuire durablement à ses chers collègues, de conforter les élèves dans la haine ou le mépris d'untel ou untel par un simple haussement d'épaule, une moue éloquente, voire une petite phrase définitivement assassine. Les élèves bien entendu se serviront ensuite de cette caution tacite d'un adulte pour mieux venir à bout de tel professeur et saper impunément son cours, quand il serait le meilleur maître du monde et le plus compétent mais il n'a pas eu l'heur de plaire à tout le monde…

Le Système qui ne rêve que d’une police de terrain autonome et spontanée, une auto-police, en somme, qui puisse même aller jusqu’à s’installer dans la conscience de chacun (mea-culpisme et auto-critiques sont bienvenus) trouve là des moyens de contrôle inédits.

Le pouvoir des dominateurs se perpétue volontiers dans l'exercice de la division. On peut toujours aller plus loin dans l'entreprise de délégitimation des enseignants. Les parents et la société peuvent y aider mais rien ne vaut les collègues eux-mêmes : je te surveille, je te juge et je te jauge, je te discrédite. J'ai barre sur toi parce que je recueille les confidences, les récriminations (parfois anonymées !) des élèves.

Un petit jeu de calomnie désinvolte prospère, qui en arrange plus d’un. On règle ses comptes, on déblatère à l'infini. On prend des airs entendus. Il y a toujours suffisamment de boucs émissaires pour tout le monde. Le mauvais élève, le paresseux, celui à qui votre tête ne revient pas, va pouvoir enfin se venger durablement et publier son dégoût de vous.

L'heure de "vie de classe" c'est dix heures par an d'instillation d'un subtil poison. Elle permet accessoirement à quelques kapos de se constituer des niches de pouvoir : y-a-t-il rien en effet de plus délicieux que de pouvoir fomenter la haine, le mépris, l'indifférence, le refus d'obéissance, la passivité, l'ironie de quelques élèves aisément manipulables, à l'égard des collègues sur lesquels on veut faire peser le soupçon ? Rien de plus facile et rien de plus rémunérateur, à tout point de vue, pour ceux qui assoient leur réputation, leur autorité et leur compétence, souvent usurpée, sur le dénigrement habile des autres. Comme ce sont ceux en général qui mettent en oeuvre avec le plus d’entrain et de docilité les innovations en cours, il font tout cela, bien entendu, avec la bénédiction de l'administration (qui leur prête une oreille attentive et attend d’eux un travail de renseignement ) et de l'institution tout entière. (2)

Des petits dispositifs internes de pression et d'oppression se mettent donc en place tous les jours et comme à tout pouvoir il faut un savoir, le savoir de nos petits commissaires sera celui de cette réforme qui devrait voir le triomphe de la scientologie pédagogiste alliée au management.

Au vrai, ils attendent avec impatience le salaire au mérite qui récompensera la petite comédie qu’il se fatiguent à jouer depuis quelques années sans en avoir encore perçu tous les dividendes.

Et puis, à supposer que cette " heure de vie " de classe échappe à ses effets pervers et qu’on s’y contente de préparer benoîtement les conseils de classe ou de discuter d’orientation (10 h de bla-bla, n’est-ce pas un peu trop ?) il est permis de la trouver tout de même admirablement superfétatoire tandis que nos élèves manquent de l’essentiel (de vraies heures de français par exemple et pas seulement). Mais un cours d’histoire sur la démocratie suivi éventuellement d’un débat, ce n’est pas de la vie de classe mais de la classe morte. Une explication de Voltaire ou de Diderot ? Encore classe morte. Apprendre à argumenter en distinguant la cause de la conséquence : classe morte, vous dis-je !

Le collège et le lycée sont des " lieux de vie " comme les définit la loi de 89. La traque au mortifère n’aura cessé que lorsque l’élève n’aura plus que des " heures de vie de classe ". On parlera peut-être alors d’heures de vie de classe à dominante littéraire ou scientifique (les " pôles ", n’est-ce pas ?) pour faire mine de n’avoir tout de même pas renoncé à bavarder à propos de quelque chose plutôt qu’à propos de rien du tout : on se demande en effet pourquoi conserver dans les emplois du temps autre chose que des heures de " vie de classe " ? Pourquoi faudrait-il que la classe ne vive que dans des espaces fort restreints ?

Les charmants collègues dont j’ai évoqué les menées seront chefs de département, pulluleront dans les " comités de pilotage " du " projet d’établissement " ou présideront quelque " conseil pédagogique " pour s’assurer que les enseignants placés sous leur houlette ne sont pas tentés de revenir à des pratiques morticoles : la vie pourra alors couler à flot.

Le " travail en équipe " obligatoire sera l’occasion de s’entre observer avec la dernière vigilance pour vérifier l’orthodoxie des pratiques et lutter contre l’élitisme sournois qui préfère ouvrir à l’humanité et au langage par Baudelaire que par Moulinex, au grand dam de l’ " objectif de production ". Les derniers contrevenants auront droit à des stages de formations intensifs en immersion totale pour apprendre à " repérer les compétences requises pour atteindre les objectifs de production ".

La coéducation avec les parents aura enfin permis d’ouvrir l’école, c’est à dire de la soumettre à la demande économique et sociale.

La Vie, donc ! Le sang généreux pourra de nouveau couler dans le grand corps de la Nation et de son Ecole. L’Education aura repris ses droits sur la méchante Instruction. La santé sur l’anémie. L’instinct sur la dialectique. La croyance sur l’impiété. Le beau sur le laid. 

Instruire le procès de Socrate est de toutes les époques.

L’Education c’est la vie, apprendre à réfléchir par soi-même, la mort.: " La grande oeuvre éducatrice " cela ne vous rappelle pas quelque chose ? Adolphe et Benito ?

Les intellectuels ne servent qu’à humilier la jeunesse.


Massimi Pacifico, 29/09/04


1) " l'heure de vie de classe a été pensée comme un projet psychosocial, c'est-à-dire "un ensemble cohérent d'activités et de procédures proposées à un groupe-classe pour l'aider à travailler sur lui-même, à assurer une régulation à échéances régulières et à améliorer sans cesse ambiance, communication et activités. " (lu sur un site institutionnel). L’heure de vie de classe est surtout censée servir à la préparation des élections des délégués de classe, au débat sur le rôle des délégués et sur les conseils de classe à venir. Elle est en général prise en charge par le professeur principal (il s’agit le plus souvent d’heures non rémunérées) ou par d’autres intervenants divers, à raison de dix heures par an et par classes.

2) Dans un ordre d'idée voisin, ce que je disais récemment à un correspondant à propos de l'instrumentalisation des profs : " (...)Les professeurs font effectivement l'objet d'un harcèlement moral (sans guillemets) savamment et sciemment orchestré par une institution perverse et relayé par des collègues qu’aucune forme de " collaboration " ne saurait effrayer pour autant qu’elle se fasse avec quelque puissance en place. Ils essuient une guerre exactement psychologique. La déstabilisation morale et intellectuelle vise à débiliter les volontés, les intelligences et les libertés, à semer la zizanie jusque dans les consciences individuelles, tiraillées, auto-culpabilisées.

Pour celui qui n'est pas assez fort, ou fugueur, quand cela est nécessaire à la survie, la névrose ou la dépression sont presque nécessairement l'horizon, et l'on peut voir tous les jours que les victimes sont innombrables.

Le but de nos chefs, entre autres, est d'épuiser le psychisme des professeurs pour qu'il n'aient plus le ressort nécessaire à l'esprit de résistance et à exercice de la libre pensée (pas le temps de lire notamment ce qui risquerait de recréer ce professeur intellectuel qu’on veut éradiquer : le terrain est libre, ensuite, pour faire passer les "réformes nécessaires".)

Je suis frappé par le nombre de témoignages de profs qui se disent exténués et le sont effectivement.

P.-S.

On peut voir dans le dernière circulaire de Fillon sur le français au collège un admirable exemple de ce que les psychiatres appellent le double-bind (injonction contradictoire ou paradoxale, en français, qui contribue à cet effort plus ou moins conscient pour rendre l’autre fou ou schizophrène : on assortit une demande explicite d’un appel – affectif, ou utilisant un autre canal – en sens contraire, de manière à bloquer le sujet dans une situation sans issue).

Comme l’a montré Agnès Joste, cette circulaire propose la rupture mais dans une stricte continuité puisque cette circulaire semble prôner une pédagogie inverse de l’esprit et de la lettre du " nouveau programme de l’école primaire " tout en réaffirmant la validité de ce dernier, ouvertement, mais aussi par l’emploi de mots qui connotent un refus de la rupture. Impasse verbale.

Il faut avouer qu’on n’est pas loin de la technique du lavage de cerveau.