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Quand l’école ne forme plus de citoyens

Le Figaro, jeudi 22 juin 2000, chronique

La renonciation de l’enseignement républicain à ses principes, à sa culture et à ses méthodes

Quand l’école ne forme plus de citoyens

Alain-Gérard Slama

On peut aujourd’hui prendre le risque de changer de République sans y attacher d’importance.

L’école primaire, qui voyait l’instituteur inscrire chaque matin une morale au tableau noir avant d’aborder la leçon de choses, le calcul et la dictée ; le programme de latin, qui faisait passer sur les jeunes têtes la confrontation épique de l’individuel et du collectif, de la volonté et du destin; la leçon d’histoire, qui éveillait à la conscience des héritages, au sentiment tragique de la durée; le cours de français, où se découvraient, au contact des textes, et à l’épreuve de la dissertation, la hiérarchie des valeurs et la liberté de créer et de penser; la classe de philosophie, qui aidait à décrypter les forces de l’inconscient et les ruses des passions…

Sans doute le bachelier d’hier qui avait reçu ces enseignements n’était-il pas aussi bien armé que son successeur d’aujourd’hui dans le domaine des sciences humaines et des sciences exactes.

La République a longtemps négligé de former des experts. Elle sous-estimait les contraintes de l’économique et du social. Du moins, souligne Claude Nicolet dans un recueil d’articles qui mérite de faire référence, s’est-elle employée à éduquer des citoyens. Tout son objet a été de traduire, au plan de l’éducation d’abord, des institutions ensuite, le contenu de la déclaration des droits de l’homme.

Spécialiste de la Rome antique, théoricien du radicalisme et historien majeur des idées républicaines, Claude Nicolet résume le projet sur lequel ont reposé deux siècles d’exceptionnalité française en une phrase saisissante, qui mérite d’être intégralement citée: "Aucune autre construction politique ne fait, en principe, comme celle de la République française, de la reconnaissance et de l’exercice réel des droits imprescriptibles de l’homme et du citoyen (l’un n’allant pas sans l’autre, et tous deux légitimés en eux-mêmes sans nulle transcendance, même pas celle d’une «nature» invoquée de manière purement axiomatique) à la fois la cause et le but de toute l’organisation politique."

Parce qu’ils baignaient, depuis leur plus jeune âge, dans une culture où on leur enseignait les principes qui conditionnaient leur liberté et qui, en contrepartie, leur imposaient des devoirs, les Français mesuraient les enjeux des débats politiques.

Grâce à quoi, vers le milieu des années 50, Raymond Aron, dans L'Opium des intellectuels, pouvait encore écrire: "Nous ne sommes pas menacés par l'indifférence." En constatant l'insensibilité d'une opinion moins blasée qu'ignorante à une réforme aussi fondamentale que le passage du septennat présidentiel au quinquennat, pour ne citer que cet exemple, Aron serait obligé d'en rabattre.

On peut aujourd'hui prendre le risque de changer de République sans y attacher d'importance; on peut modifier la langue par décret pour des raisons de convenance idéologique, pour faire plaisir à quelques féministes isolées à l'intérieur de leur propre camp; on a pu même régresser, avec la parité obligatoire de la représentation des sexes, vers l'état de nature au mépris du fondement universaliste de l'humanisme républicain, sans qu'il se trouve, dans le pays, beaucoup d'intellectuels, et moins encore de journalistes et d'hommes politiques pour manifester leur indignation.

Plutôt que d'incriminer les défaillances de plusieurs génération d'éducateurs, il est tentant de mettre en cause l'avènement de masses, les contraintes de la technique, l'ouverture des frontières aux autres systèmes de droit, aux autres économies, aux autres cultures. Ce type de discours fait florès aujourd'hui jusque dans les manuels d'instruction civique. Il imprègne une démocratie dans laquelle les anciens conflits de valeurs sont dissous par les acides relativistes des sciences sociales.

Or, de même que, comme le rappelle Nicolet, l'attachement aux valeurs universelles ne doit pas aveugler sur "les dangers du formalisme, du nominalisme et de l'orthodoxie", la nécessité de s'adapter au changement n'implique nullement que l'on oublie des principes tels que la séparation du spirituel et du temporel, du public et du privé, de la nature et de la culture, qui ne se réduisent ni a un programme électoral, ni à une Constitution, ni même à une doctrine, et dont l'expérience montre que la violation a invariablement conduit à des pratiques totalitaires.

Peut-être le Conseil d'Etat aurait-il renoncé à avaliser le néologisme "procureure" comme il vient de le faire, si chacun de ses membres avait médité sur l'effroyable revanche de la nature sur la culture décrite dans La Langue du IIIe Reich de Victor Klemperer (1).

La République n'est pas sortie tout armée du cerveau de ses fondateurs. Elle est née d'une réflexion dont ce livre montre qu'elle s'est problématisée et développée autour de trois sources: la "liberté des modernes", théorie du droit naturel issue de la glorious revolution anglaise; la souveraineté nationale, tirée de la lutte de l'Ancien Régime contre les corps intermédiaires; la synthèse de la modernité et de la "république à l'antique" réalisée par la volonté générale de Rousseau.

L'unité de cette pensée, mise en forme par les idéologues au début de l'Empire, a été assurée par l'éducation. Loin de reposer sur un optimisme béat, celle-ci fait fond sur le lien fondamental établi par Condorcet entre "la nature de l'homme (cette nature qui n'existe potentiellement que dans le contrat qui fera de celui-ci un citoyen)" et le développement de ses "facultés cognitives". Par vocation, la république est enseignante.

Sans polémique, l'ancien mendésiste Nicolet met le doigt sur l'essentiel. La renonciation de l'école républicaine à ses principes, à sa culture, à ses méthodes n'est pas seulement un coup porté à l'égalité. C'est d'abord une défaite de la liberté. Prenons garde de semer, là où jadis on formait des citoyens, des pépinières d'esclaves.

Histoire, Nation, République, par Claude Nicolet, Odile Jacob, 350 p., 160 F.

(1) LTI, Linqua Tertii Imperii ou la langue du IIIe Reich, du philologue juif allemand Victor Klemperer, qui ne fut pas par hasard un spécialiste des Lumières, date de 1947. Ce livre a été traduit en 1996 aux éditions Albin Michel.


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