Réponse à la " Note sur l’avenir de la série L "


La série L se porte mal, c’est ce que constate l’Inspection générale dans un document intitulé Note sur l’avenir de la série L, publié sur ce même site à la date du 4 avril 2005. La filière littéraire, naguère prestigieuse, qui fournissait un fort contingent de bacheliers, et même des présidents de la République, menace en effet de tomber sous la barre des 10% de lycéens.

De ce déclin, le groupe de Lettres de l’Inspection générale fait apparaître quatre causes : l’hétérogénéité des classes, conséquence de la massification de l’enseignement ; une dominante trop littéraire, " le champ des Lettres " s’étant resserré " sur la littérature "pure" " ; le " système ", qui a " engendré lui-même ses propres modes de sélection " ; et bien sûr les enseignants renvoyés comme d’habitude à leur " frilosité ", leur " nostalgie " et à une " technicité " qui privilégie les méthodes aux dépens du sens.

Il serait bien facile de répondre que l’hétérogénéité touche le lycée tout entier et pas seulement la série L ; que les littéraires ne sont pas plus resserrés sur la littérature que les matheux sur les mathématiques ; que condamner le système, c’est condamner la hiérarchie, dont l’inspection est un des moteurs ; que les enseignants sont une excuse bien commode et passablement convenue.

Au-delà de ces pauvres prétextes, il faut tout de même relever que l’Inspection se contente d’une analyse superficielle en raisonnant sur le seul critère quantitatif. Car ce qui doit nous alerter, c’est son aspect qualitatif. Il ne serait pas dramatique que la série L descende à 9% si ces 9% étaient de vrais littéraires, sachant écrire et maîtrisant une culture digne de ce nom. Or nous envoyons au baccalauréat des candidats dont la plupart n’ont jamais étudié Hugo ou Balzac, n’ont entendu parler ni de Rabelais, ni de Rimbaud, et font trois fautes par ligne. La dictée proposée par Sauver les Lettres, à laquelle ont participé plus de deux mille lycéens, a montré que 56% des élèves de seconde auraient eu zéro à la dictée donnée au Brevet de 1984 – évaluation reprise dans tous les journaux et qui fait désormais autorité.

On ne conteste pas les bons sentiments qui animent l’Inspection. Si quelques vérités affleurent dans la Note, cela ne suffit pas pour l’en faire sortir avec des mains blanches et pures. Disons-le nettement : il n’y a plus de littéraires parce qu’on a tout fait pour qu’il n’y en ait plus.

Comment ?
- en imposant à l’école primaire un apprentissage de la lecture selon des méthodes inefficaces. [1]
- en réduisant les horaires de français de telle manière qu’un élève entrant en seconde aujourd’hui n’a pas reçu plus d’heures qu’un élève en milieu de cinquième d’il y a vingt ans.
- en abandonnant l’étude régulière, systématique et indispensable de l’orthographe et de la grammaire (certains collègues de collège ne font jamais, et avec la bénédiction de leur inspecteur, ni dictée ni exercice d’orthographe).
- en livrant les jeunes collègues aux errances des théoriciens d’IUFM. Voyez à ce propos le témoignage de Rachel Boutonnet : Journal d’une institutrice clandestine.
- en dénaturant les études de Lettres par l’omniprésence de l’argumentation qui fait, par exemple, qu’un élève qui a la chance d’étudier Hugo ne voit en lui que l’opposant à la peine de mort ou à Napoléon III.
- en réduisant les programmes de telle manière que le candidat, privé de poésie en seconde, de roman en première, ne présente au baccalauréat que des lambeaux de connaissances.
- en niant l’histoire littéraire, le programme n’autorisant, chaque année, l’étude que d’un seul mouvement.


Des causes si mal analysées ne peuvent recevoir que de mauvais remèdes. Que propose l’Inspection ?

D’abord d’admettre que le déclin n’est qu’apparent et que pour reprendre l’expression d’un journaliste bien connu, tout ne va pas si mal : les administrations et les entreprises réclament des littéraires " à fort ancrage de culture générale ", il s’agit surtout d’ " un problème de communication et d’image. "

Ensuite, il faut reconduire les programmes qui sont parfaits : " Les nouveaux programmes remettent la maîtrise de la langue et des langages et la connaissance des grandes œuvres de la littérature (française et étrangère) au centre des apprentissages généraux et du fondement de la formation des esprits. " (Huit génitifs pour une phrase: l’Inspection peut se vanter de ne pas écrire dans la langue de Racine.)

Enfin et surtout il faut enseigner autre chose que la littérature. L’Inspection propose un tableau de vingt options spécifiques à la série L et qui s’ajouteraient aux enseignements fondamentaux. Ainsi celui qui ne peut pas écrire trois phrases correctes sera invité à s’initier, deux heures par semaine, à l’histoire de la presse et des média, à la sociologie, à la documentation et à l’archivage, à la gestion et l’économie de l’art, à la psychologie, la pédagogie et la cognitique…

Quel sens des réalités dans ce projet ? Un lycée peut-il offrir un tel éventail d’options, avec quels enseignants ? Pour quel profit ? La cognitique ou l’archivage donneront-ils aux futurs bacheliers la maîtrise de l’écrit qu’ils n’ont pas ? Car quand on lit que les administrations et les entreprises réclament des littéraires, il faut comprendre qu’elles recherchent cette denrée en voie de disparition : des diplômés sachant réellement rédiger et qui ne soient pas totalement incultes.

Paradoxalement, l’Inspection envisage de " recentrer " les études de Lettres et donne l’exemple de la dispersion la plus débridée en se proposant d’initier à des connaissances universitaires ou professionnelles des élèves qui n’ont pas acquis celles du collège. Le projet concernerait 30% du temps scolaire, soit 9 heures hebdomadaires. Qui peut croire que le français ne serait pas la première des disciplines amputées ? Un littéraire, rappelons cette évidence lexicale, c’est d’abord quelqu’un qui aime la littérature, qui en a fait son moyen privilégié d’étude et de connaissance. C’est une personne capable de s’exprimer et qui s’intéresse aux humanités. Est-on littéraire quand on ne lit pas parce qu’on bute sur le vocabulaire, quand la sensibilité est confisquée au profit de l’argumentation ? Prépare-t-on des littéraires quand les écrivains sont présentés comme des avocats, les textes comme des démonstrations et que tout est ligoté par des problématiques ? quand on se borne à des bribes d’histoire littéraire, qui ne permettent aucune vision chronologique [2], à des études formalistes de genres et de registres ?

L’Inspection générale, qui devrait défendre la littérature, la méprise visiblement lorsqu’elle accuse l’ "austère sacralisation des textes ", lorsqu’elle condamne le resserrement des Lettres sur la littérature " pure " : étrange concept, qui sous-entend une occupation blâmable. Parce que la littérature est élitiste, un signe de connivence de classe ? Parce qu’elle ne sert à rien ? Parce qu’elle est dépassée, rendue inutile par Internet, la linguistique, la sociologie, l’image, les pratiques de communication ? Quelle trahison, quand la littérature reste la plus formatrice des disciplines ! Elle éveille l’esprit à la psychologie (si décriée depuis quelques années), au monde social, à l’histoire des hommes, des idées et des mentalités, elle développe la capacité de réflexion et d’appréciation, elle donne la juste échelle des valeurs, elle affine le jugement et éveille la sensibilité. Sans viser un utilitarisme immédiat, elle ouvre largement sur le monde et les autres disciplines. Comment accepter une hypocrisie qui consiste à affirmer la priorité de la langue et la littérature dans le préambule des programmes, quand le détail s’obstine à les ignorer ? à regretter que la technicité l’emporte sur le sens quand ces mêmes programmes sont fabriqués par des formalistes ? [3]

Il faut donc s’interdire de regarder comme résolus des problèmes qu’on ne veut pas prendre en compte de peur d’avoir à dresser un bilan des vingt dernières années. Parler, comme l’Inspection, de " haut niveau d’exigence ", d’ " excellence ", de " talent " des élèves d’aujourd’hui relève de la propagande et ne suffit pas à masquer l’effondrement dont nous sommes les témoins. On a du mal à concevoir comment une instance supérieure peut rester aussi ignorante des réalités dans le domaine qui la concerne. L’I.G. fut longtemps regardée comme une institution sérieuse et respectable. Elle n’est plus qu’une Irresponsable Girouette qui tourne à tous les vents.


Bernard TURPIN
Professeur en lycée à Dreux

1. Voir le livre de Marc Le Bris : Et vos enfants ne sauront ni lire ni compter.
2. Lire l’interview d’Alain Corbin dans Le Monde de l’Education, avril 2005.
3. Deux exemples parmi d’autres. Dans le numéro d’août 1999 de L’Ecole des Lettres, M. Boissinot regrette qu’on étudie la passion dans Phèdre quand on pourrait étudier cette œuvre " par rapport au langage théâtral ". Tristement comique, dans le numéro de décembre 1999 de cette même revue, M. Petitjean se réjouit de pouvoir travailler sur les topoï, les stéréotypes, les lieux communs, les modes d’inscription dans le discours, l’éthos, l’autorité de l’énonciateur, l’axiologie et les stratégies évaluatives, les degrés d’empathie.

05/2005