Complément au communiqué de Sauver les lettres
concernant le projet de programmes de français au lycée


      L’appréciation de Sauver les lettres sur le projet de programmes de français pour les classes de seconde et de première met à juste titre l’accent sur deux points essentiels, qui signalent l’ambiguïté de ce texte : d’une part, il se réjouit de la place désormais accordée à l’histoire littéraire, de la disparition de la notion confuse de registre, de l’affirmation que la recherche du sens constitue la finalité de l’étude des textes, de l’orientation humaniste de ces programmes ; d’autre part, il critique certains choix (les textes des XVIIe et XVIIIe siècles pour étudier en Seconde « les genres et formes de l’argumentation »), déplore certaines lacunes (concernant la littérature européenne et la maîtrise de la langue) et surtout affirme que la mise en œuvre effective de ces programmes ambitieux est incompatible avec une réduction des horaires de français. Ces critiques, qui constituent une source d’inquiétude réelle, méritent d’être développées et complétées.

      Tout programme, s’il ne se donne pas le but illusoire de présenter un panorama de la littérature française du Moyen Âge à nos jours, constitue une manière d’anthologie et toute anthologie impose des choix, des compromis nécessaires mais qu’il est difficile d’assumer. C’est sans doute la raison pour laquelle le projet présenté, tout en se montrant sélectif, “couvre” en fait un champ très large ; pour ne pas donner l’impression d’alourdir le programme, il pratique le croisement de l’histoire littéraire avec les « genres et formes » et cela ne va pas sans difficulté. Ainsi, prescrire l’étude de « l’argumentation » dans des textes des « XVIIe et XVIIIe siècles » en définissant un corpus extensif (« chapitre de roman, livre de fables, recueil de satires, conte philosophique, essai ou partie d’essai… ») dans une liste hétérogène et non limitative (les points de suspension autorisent aussi la poésie et le théâtre), c’est bien sûr ménager la liberté de choix des professeurs mais c’est aussi mettre au premier plan l’argumentation, ce qui incite à constituer des groupements sans cohérence réelle qui juxtaposent des textes considérés comme argumentatif et les réduisent, par là même, à des prétextes : la notion apparemment abandonnée de « perspective d’étude » demeure donc ici sous-jacente.

      Pour éviter ces travers, on pourrait restreindre le corpus en précisant, par exemple : « moralistes et “philosophes” des XVIIe et XVIIIe siècles ». Cela permettrait d’étudier, au minimum, « un texte long ou un ensemble de textes » des « philosophes » et un groupement de textes de moralistes du XVIIe (ou l’inverse), chacun de ces deux objets ayant sa cohérence propre, ce qui n’interdirait pas de les confronter pour faire apparaître leur singularité. Il importe particulièrement de préserver cette singularité pour conserver la place qui doit être la sienne à la littérature des Lumières, laquelle n’est jamais évoquée explicitement, comme le note le communiqué de Sauver les lettres, alors qu’elle est porteuse de valeurs et de questions essentielles pour la compréhension de notre démocratie. Il est très regrettable, en effet, que le projet de programme n’autorise (sans même le prévoir explicitement) l’étude de ce mouvement que dans le cadre de l’argumentation et en Seconde, renouvelant ainsi ici le tour de passe-passe réalisé au détriment de la poésie dans les programmes de 2001. En outre, l’expérience montre que l’étude des textes des « philosophes » n’est pas aisée en Première : qu’en sera-t-il en Seconde ? Le risque est grand que, pour s’adapter à leurs élèves, les professeurs fassent étudier les textes les plus courts et les plus abordables et délaissent les plus riches.

      Subsiste aussi des programmes de 2001 la pratique qui consiste à prolonger la définition des objets d’étude par diverses prescriptions qui les alourdissent considérablement, comme le faisaient les fameux documents d’« accompagnement », prétendument non prescriptifs mais fortement incitatifs et en tout cas essentiels à la bonne compréhension de ces programmes. Certes, il n’y a pas de tels documents, pour l’instant, certes, le nombre d’objets d’étude a été réduit à quatre en Seconde et en Première (plus deux dans la série  L) alors qu’il était de cinq (plus deux optionnels en Seconde) et de cinq en Première générale (plus deux dans la série L), mais les précisions apportées dans la définition des objectifs et des corpus donnent une très grande extension à ces quatre « objets » en ouvrant le programme de français sur « l’histoire des arts » et « les langues et cultures de l’Antiquité ». Cette ouverture est en soi très souhaitable mais, systématisée comme elle l’est dans les différents corpus, elle va accroître de manière importante la charge de travail des élèves – et des professeurs, s’ils ne se contentent pas d’un simulacre. Si l’on veut échapper à la caricature, il vaudrait mieux demander qu’elle soit pratiquée une ou deux fois dans l’année. S’ajoutent à cela, en Seconde, l’étude – qui ne paraît pas indispensable – de la rhétorique antique et des règles de l’élaboration du discours (« inventio, dispositio, elocutio, memoria, actio »), en Première, « l’éducation aux médias », dans la série L, les « littératures européennes » et « la question de la traduction », et, aux deux niveaux « l’étude de la langue » et diverses « activités » comme « lire et analyser des images, fixes et mobiles » ou « mettre en voix et en espace des textes » : toutes choses d’un intérêt indiscutable mais particulièrement chronophages. On retrouve donc la caractéristique habituelle des programmes de français : l’empilement vertigineux. La mise en œuvre de ces programmes exigera beaucoup des professeurs ; elle devrait amener à revoir ou compléter leur formation, à augmenter les horaires et à améliorer les conditions d’enseignement : ce n’est pas la tendance actuelle.

      On jugera peut-être que l’ambition des programmes – parfaitement légitime – est équilibrée par la liberté – constamment rappelée et en effet très nécessaire – laissée au professeur dans le choix des textes. Pour six des dix objets d’étude présentés dans ce projet, cette liberté est apparemment autorisée par leur inscription dans une période qui va de deux à cinq siècles. Mais le libellé « Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours » permet-il au professeur de choisir, parmi les quatre siècles concernés, une période qui l’intéresse ou le contraint-il à les prendre tous en compte dans la perspective de faire apparaître une évolution ? C’est bien cette dernière perspective qui est prescrite (« L’objectif est de montrer aux élèves comment, à travers la construction des personnages, le roman exprime une vision du monde qui varie selon les époques et les auteurs et dépend d’un contexte littéraire, historique et culturel ») et pour ce faire on aura bien besoin de deux groupements complémentaires au roman choisi.

Cette manière de découper de grands pans de l’histoire littéraire nuit à l’articulation entre les programmes de Seconde et de Première et conduit à formuler des objets d’étude contestables. Le libellé « Écriture poétique et quête du sens, du XVIe siècle à nos jours » (en Première) paraît ainsi inutilement prétentieux et obscur : il donne à la poésie une profondeur qu’elle n’a pas toujours et élimine, par exemple, certains aspects rhétoriques de la poésie de la Renaissance (qui n’auront pas été abordés en Seconde, centrée sur la poésie du XIXe siècle). « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe à nos jours » (en Première) conduit à faire étudier l’humanisme au sens large du terme – et c’est une bonne chose – mais il sera difficile d’éviter des redites par rapport à l’objet d’étude de Seconde « Genres et formes de l’argumentation : XVIIe et XVIIIe siècles » : il faudrait définir davantage ces deux objets d’étude. Enfin le libellé « Les réécritures, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours » (en Première L) exclut la poésie de la Renaissance, pourtant experte en réécriture (que l’on pense, par exemple, aux thèmes et motifs du pétrarquisme).

      Il vaudrait donc mieux aller jusqu’au bout de la structuration du programme par l’histoire littéraire en définissant des objets d’étude plus réduits, sur le modèle des trois premiers de la classe de seconde, et en réservant la formulation « de… à … » à ceux pour lesquels la perspective diachronique est imposée et justifiée ; elle ne peut pas être systématique sans rétablir l’exigence ancienne d’un panorama de la littérature française, auquel s’ajoutent, on l’a vu, les nombreux aperçus sur l’art et sur la littérature gréco-latine (le Moyen Âge étant simplement oublié). Le désir de faire acquérir la culture littéraire la plus large est légitime : il ne doit pas rester un vœu pieux.


Jacques Vassevière – 19 mai 2010