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" Il faut travailler à l’universalisation des  conditions d’accès à l’universel "  P.Bourdieu

Le pire poème des Fleurs du Mal

 

      Je voudrais revenir sur l’émission de France-Culture du vendredi 11 mai (12h30) où il fut débattu du bac de français et de l’enseignement des lettres. Quatre personnes participaient, dont Danielle Sallenave, sympathisante de la cause de Sauver les lettres.

      Il résulta du " combat " beaucoup de confusion d’où surnagea, après décantation, une petite phrase apparemment anodine, émise par "  l’adversaire " et qui ne laissa pas de me hanter quelques heures : " L’Albatros, le pire poème des Fleurs du Mal... "

      Qu’on m’autorise d’abord une petite digression, pour suivre le caprice de mon esprit remué.

      La télévision n’a pas toujours été une fosse à purin. Ni les chaînes assujetties à chaque instant aux courbes de l’audimat et aux parts de marché que des commerciaux cyniques voudraient nous faire confondre avec l’expression d’une démocratie directe...

      Elle n’a pas toujours été ce piège à rats spéculaire, cette usine à fric où se programme et se calibre à la chaîne un pauvre désir empêché et désertique, un voyeurisme sans imagination et un narcissisme strictement contrôlé...

      Il parut naguère, soutenu d’un projet politique, un esprit fugitif qui réanima le temps d’un mirage, le vieux rêve de Condorcet.

      On pouvait, le dimanche après-midi, par exemple, il y a quinze ans de cela, regarder des pièces de Shakespeare dans des mises en scène remarquables de la British Broadcasting Corporation. Quoique encore adolescent ( l’âme de ces derniers n’avait pas été tout entière mise en coupes réglées par les marchands ou les publicitaires, comme on le vit plus tard ), j’étais fasciné et par l’accent impeccable des acteurs anglais et par le génie protéiforme, toujours moderne, du père de Falstaff et de Richard III.

      Il me souvient, à cette époque, d’une émission d’Antenne2 de plus de trois heures (programmée à 20H30 !) sur J.S Bach et d’un long reportage sur Glenn Gould, à son piano.

      Il joue dans le clair obscur de son appartement. L’air inspiré d’un idiot ou d’un génie. Fredonnant, selon son habitude, le corps ondoyant et excentrique. Tout polarisé par les mouvements  de sa fugue, épousant ou caressant, les yeux fermés, d’invisibles espaces harmoniques, le pianiste est possédé par l’exercice quasi mathématique d’une recherche de perfection subtilement épurée, enfin lavée des emphases et des affects faciles ou immédiats , loin des séductions édulcorées du monde où s’abuse le commun. Il délie et délivre chaque note avec netteté et sûreté : le pathos de l’absence de pathos. L’ascèse lumineuse où se révèle l’essence intemporelle du Beau, la  citation de Dieu ...

      Le soleil se couche dans la pièce. C’est un moment suspendu hors du temps, une rigoureuse extase. Un enchantement sec et distinct, nimbé d’aucun écho ; une ivresse calculée par la joie, une grâce de la précision, l’horlogerie du Grand Architecte et la musique des sphères. Puis le pianiste s’arrête, se rétablit progressivement dans le monde de la pesanteur, après une minute de transition pétrifiée et de silence, extraordinairement crépusculaire.

      Et Glenn Gould : "This is Bach, for people who do not like Bach."

      J’ai encore l’intonation inimitable de cette phrase tellement inopinée et presque inconcevable. A vrai dire, je fus un peu dépité par le paradoxe, même si j’entendis l’altière mise en garde : encore trop de concessions au gracieux, au détriment de la grâce, trop de beautés au détriment de la Beauté, et peut-être trop de charme ou de prestiges. Il y a de la sévérité dans la beauté et une altitude qui la rend presque aride, austère et même ingrate au commun des mortels.

      "This is Bach, for people who do not like Bach..."

      Je crois que par ce jugement ironiquement sans appel, cette sentence déconcertante et désagréable, tellement improbable et peut-être injuste, Glenn Gould voulait qu’on prît conscience, même fugitivement, de l’étroitesse quasiment impraticable de l’escalier qui mène à la perfection et de l’ascèse infinie où s’aiguisent et s’exaspèrent les amants de l’absolu. 

      Or donc, il se trouve qu’écoutant vendredi 11 mai l’émission de France-culture où D. Sallenave s’efforçait de défendre nos positions, un plumitif arrogant, dont je n’ai pas eu besoin d’oublier le nom, martela: " L’Albatros, le pire poème des Fleurs du mal ", " très mauvais poème comme chacun sait "  etc...

      Nos amis, interloqués et un peu consternés devant cet ukase protestèrent, quand il aurait fallu s’insurger véhémentement.

      Ce n’était pas un jugement de goût, relatif ou subjectif, qu’on entendait nous asséner, mais bien un jugement de fait, quasi scientifique. L’Albatros est mauvais. Voilà une vérité urgente que tout le monde a le droit de ne pas ignorer, maintenant  qu’on le sait.. l’Albatros déplaît universellement  et avec concept ,s’il vous plaît : il faut enfin dire tout haut ce que tous les clercs pensent tout bas ! Ah, le présent, ce lieu panoramique d’où l’ homme vivant, superbement présomptueux aperçoit distinctement l’Être !, où il peut se croire omniscient... Ce lieu, pourtant labile et sursitaire où son manque d’imagination lui fait croire imprudemment qu’il est éternel ou qu’il est l’Eternel. Ce lieu impudent et ingrat (comme dirait Finkielkraut), qui se figure étourdiment transcender l’Histoire.

      Comme si les hiérarchies littéraires et esthétiques, si sujettes à transformations et parfois, métamorphoses,  ne relevaient pas d’abord d’une sociologie et non d’une ontologie hasardeuse et arrogante qui prend des valeurs pour des essences.

      Ce consensus supposé énerve. Et surtout, l’arrière-pensée idéologique (par exemple : la culture du " Lagarde et Michard ", elle est bonne à mettre au cabinet.) d’un propos qu’on qualifierait volontiers de démagogique...D’autant plus volontiers que les propos adjacents sur la haute tenue littéraire, stylistique, poétique, ontologique de certaines paroles des rappeurs, paraissaient un peu trop complaisants...L’Albatros, mauvais ? On peut voir ce que le monsieur a voulu dire. Le bric à brac romantique ? les grands symboles, un peu transparents ? Le pathos ? La rhétorique ? Le sublime toujours au bord du ridicule ? La vieille lyre d’apollon, un peu usée par les embruns et les vieux soleils ? Les métaphores passées ? On imagine l’élève lambda, encouragé dans ses insuffisances et sa paresse intellectuelle par notre mielleux caméléon, renchérir pesamment : " C’est clair, ça craint, M’sieur ! C’est un peu lourdingue, genre ! Z’avez raison. Il est un peu trop, c’t’albatros ! Putain, il a trop craqué, Baudelaire, sur le champ lexical du handicap ! Ca le fait pas... " 

      Puis, docile : " Bon, on va quand même relever la situation d’énonciation et les correcteurs(sic) logiques... "

      L’Albatros, le pire poème des Fleurs du Mal ? Eh bien, peut-être, mais pas avec ce monsieur, pas avec n’importe quel élève, pas avec les auditeurs d’une radio. Et qu’on ne m’accuse pas de mépris, de happy-fewisme, c’est tout l’inverse. Je crois que le vrai mépris c’est d’affirmer comme ça, sans précautions, devant un parterre d’adolescents prêts à vous croire sur parole ou même lors d’un débat public sur l’enseignement de la littérature, sachant les menaces qui pèsent dur elle : " Vous savez, entre nous, l’Albatros, c’est de la merde. Et ceux qui vous diront le contraire sont des vieilles lunes " (Comprenez : des vieux croûtons blanchis sous le harnais professoral et qui ne baisent plus depuis deux mille ans, tandis que moi, qui comprends si bien votre désir, moi qui suis moderne et dans le mouv’, moi qui suis baisable -hein, pas vrai ? hein ...?- eh ben justement, je baise encore, qu’on se le dise !)

      Irresponsabilité esthétique, irresponsabilité éthique, de notre docte démagogue. C’est faire d’un jugement de valeur subjectif, lourd de calculs et d’enjeux, une proposition apodictique. C’est oublier qu’il est des jugements qui n’ont de sens qu’au terme d’un parcours personnel et qu’il est léger et indécent d’en proposer à quiconque l’économie. Offrir de mépriser d’emblée un poème de Baudelaire à quelqu’un qui ne connaît rien de son oeuvre est un geste éducatif désastreux. Et comment ne pas comprendre qu’il est des engouements et des admirations littéraires pour tous les âges de la vie et qu’il ne rime à rien de renier les premiers émois du haut d’une longue pratique des textes ou à l’aune du dernier avatar d’une sensibilité qu’on s’imagine mieux exercée mais qui est peut-être, surtout, plus usée.

      Quoi qu’il en soit, la poésie et notre discipline complexe ne sont pas réductibles à des jugements à l’emporte pièce ! Comme si la culture, à l’instar de la connaissance scientifique, pouvait être annexée à un processus de capitalisation : " De nos jours, on sait cela, enfin ! A l’heure de la navette spatiale, de l’Internet, des semi-conducteurs, du four à micro-ondes, on sait tout de même que l’Albatros de Baudelaire, ça vaut pas tripette. Et n’hésitez pas pas à déranger les amours amphibies de Jean-Edouard et Loanna pour leur apprendre la bonne nouvelle : ils ont rudement bien fait de ne pas emporter Les Fleurs du Mal dans le loft. 

      Je suis sincèrement désolé, mais vu les sinistres circonstances (On cloue en grande hâte un cercueil quelque part...), je n’ai pas envie de donner mon coup de pelle au fossoyage, déjà bien avancé, des lettres et même des humanités, qui pourtant ne laissent pas de vivre encore. Et les intellectuels, écrivains ou soi-disant tels (personne ne sait lire, mais tout le monde est écrivain!) qui passent devant le trou avec force grimaces, jettent distraitement une rose puis s’en vont se répandre en crapauds sur le présumé défunt ou semer, parmi la jeunesse, le doute sur l’intérêt de le ranimer, ces gens-là ne sont pas mes amis.

      L’iconoclastie d’accord, mais la vraie, la pure, pas celle qui est salariée par l’air du temps ! L’iconoclastie officiellement recommandée par les pouvoirs publics ! L’iconoclastie majoritaire... Les petites subversions qui font les grands conformismes, comme disait Brecht.

      Et puis Baudelaire, on le connaît quand même mieux que ce gommeux qui joue au délicat : c’est un compagnon spirituel de notre enfance amoureuse de cartes et d’estampes et  de notre adolescence tourmentée par l’essaim des rêves malfaisants... Qu’il nous récite de mémoire seulement vingt poèmes de lui ! Un poète qu’on aime, on le connaît par coeur. Eh oui, par coeur.

      Crénom ! Je suis réactionnaire, moi, monsieur, s’il vous faut cela ! Baudelaire, on ne le laissera pas se faire mordre aux talons par un insipide en train de ne pas s’imaginer contemporain des morts. Servez-vous de votre imagination !

      Et Glenn Gould, dans tout ça ? Je ne sais plus très bien. J’ai un peu divagué sans projet bien établi. Pourquoi lui me donne à réfléchir et m’ébranle( " This is Bach for people who do not like Bach "), quand l’autre me hérisse ? Peut-être bien parce que l’un est un créateur et un artiste hors pair quand l’autre est un vague scribouillard, un peu racoleur et en quête d’audience. Mais surtout parce que l’un me montre un chemin étroit, escarpé, difficultueux, inaccessible, quand l’autre ne me propose que de céder à la facilité d’un jugement, ma foi, bien rapide et me désigne une pente où tel paresseux pourra se laisser couler avec bonne conscience, accompagnant le mouvement général de la modernité.

      Non, mieux vaut se hâter de rendre l’élitisme populaire. Aspirer l’humanité par le haut plutôt que flatter le nombre par le bas. Utopie ? Certes, mais c’est la seule utopie qui vaille. En attendant, avec Kant, que l’humanité ait atteint sa majorité. Il y va de la démocratie et de son intelligence.

      Cela étant dit, entre nous,... c’est vrai qu’il n’a pas tort, ce type : L’Albatros, c’est du Baudelaire pour ceux qui n’aiment pas Baudelaire...Mais il  y a plus urgent à publier.   

A. Desjardins, mai 2001.

Post-scriptum

Réponse à une objection

      Offrir d’admirer(vs mépriser) d’emblée un poème de Baudelaire à quelqu’un qui ne connaît rien de son œuvre est aussi un geste pédagogique désastreux. Allez les mômes, répétez après moi " C’est beau ! Oh ! Ah ! Ce que c’est beau !(là je pousse un peu, mais si peu…) ", dites-vous en inversant dangereusement mon propos. 

      Je ne suis pas d’accord avec vous. " Ridicule ", peut-être, " naïf ", parfois, " désastreux ", c’est exagéré. Comme vous dites vous poussez. Et je ne suis pas certain que ce soit dans la bonne direction... Vous poussez dans le sens de la pente et l’on n’a certes pas besoin de vous pour un mouvement qui obéit aux lois de la physique. Mais sourions cependant avec indulgence à l’esprit malin qui vous pousse à inverser mes maximes. Il est vrai qu’on a ainsi parfois produit des pensées, mais c’est une dialectique périlleuse qui ne fait pas toujours des étincelles.

      L’admiration béate, qui ne s’étaye d’aucunes raisons et que seule motive un argument d’autorité, cette admiration, en effet, ne vaut pas grand chose. Mais l’admiration littéraire de commande, si on en trouve encore (?), ne me paraît pas faire courir de si grands périls que vous dites. Je crois reconnaître dans votre propos cette iconoclastie facile et consensuelle dont raffole l’air du temps et par un curieux mouvement de ma nature, il se trouve que je fuis les lieux de trop grande promiscuité, même si ce sont les plus confortables. J’adore les subversions(comme je crois l’avoir manifesté plusieurs fois...), mais  de préférence celles qui nous convient à des libertés inconnues, des horizons nouveaux, une plus grande puissance de l’esprit ou des sens. Et c’est de cela aussi que nos élèves ont besoin, sans qu’il soit pour autant nécessaire de verser de l’eau au moulin d’une certaine pédagogie spontanéiste, pseudo-révolutionnaire, qui n’en finit pas de tordre le cou à un panthéon qui de toute façon n’existe plus. Inutile donc de continuer de souffleter un cadavre qui n’a plus de visage et qui retourne à la poussière, c’est à dire à l’indifférence. 

      Par les temps qui courent, lutter contre l’embrigadement (et je vous rejoins pour signaler qu’il s’agit d’une tâche urgente) n’en passe pas par une déconstruction de l’admiration littéraire et de l’autorité intellectuelle des maîtres chargés de l’enseigner.

      S’il est ridicule de communier sur des textes, d’ordonner qu’on se mette à genoux pour faire venir la foi,  il ne l’est pas toujours de transmettre des enthousiasmes poétiques, de manière, oui, parfois un peu irrationnelle et magique. On admire parce que le professeur qu’on admire, admire. Est-ce là la chose du monde la plus " désastreuse " qui puisse se concevoir ? L’admiration n’est pas un sentiment si niais et c’est un grand signe de médiocrité que de n’avoir jamais aucun sujet d’admiration. Comme le dit Hugo, l’admiration peut fortifier, dignifier et grandir l’intelligence, et si on ne lui accorde pas un si grand crédit, on peut lui trouver des vertus propédeutiques.

      Oui il y a du mimétique dans l’admiration, parce qu’aussi bien il y a du mimétique dans l’Homme et dans la culture. Qu’est-ce que la culture sinon un trésor d’admirations que l’intelligence et l’admiration réactivent et que les générations successives enrichissent ? Je dois pouvoir désirer ce que tu désiras, admirer ce que tu admiras, m’enthousiasmer pour ce qui t’enthousiasma. Je ne vais pas réciter Les Phares de Baudelaire... L’homme est un mammifère qui admire d’autres hommes.

      Non, l’homme n’est pas cette monade de la modernité, cet individu ectoplasmique et contingent qui sinistrement se découvre dans son coin des goûts et des dégoûts spontanés. L’identité, c’est la différence, et non pas quelque chose de l’ordre du transcendantal. L’autonomie du sujet est un leurre, c’est l’hétéronomie qui nous définit. Ce qui veut dire aussi que l’homme a une histoire. Que cette histoire le traverse, que cela lui plaise ou non. Et on admire d’abord, ce que d’autres admirent ou admirèrent et que justement la tradition nous lègue. Libres à nous, ensuite, de refuser, de renier ou de transgresser ce legs, mais ne peut-on pas le faire que l’ayant premièrement accepté ? Et ce legs ne fournit-il pas, lui-même et lui seul, le point d’appui et le lieu à partir duquel il pourra être contesté, critiqué ou subverti ? Pour moi, je me méfie assez des subversions qui se font depuis rien : ce sont en général celles qui servent le mieux les conformismes, la pensée dominante ou institutionnelle, les pouvoirs en place et tout ce qui est coté en bourse...

      Ce n’est pas, cher ami, le sens de votre sentence qui me fait jouer à l’irrité un peu hautain et trop sérieux (je suis d’accord avec ce que vous dites, bien sûr), ce sont ses connotations (je n’ose dire son impensé). Je suis d’accord avec ce qui est dit, mais je récuse les sous-entendus et le climat induit par cette assertion. Après tout, les connotations, c’est justement la littérature, et je ne puis que je ne les dissèque... 

AD


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