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Ionesco, Jarry ou Kafka ?

ACADEMIE DE NICE : COMMISSSION D'HARMONISATION
des EPREUVES ANTICIPEES DE FRANçAIS - le 28 juin 2001

 

Question de " registre "… pour reprendre la nouvelle orientation des programmes de lettres...

C’est en tout cas la comparaison qui est venue spontanément aux lèvres des professeurs des 120 jurys de l’épreuve anticipée de français (E.A.F.) réunis au collège Jacques Prévert (faut-il voir en ce choix un salut implicite à celui qui défendit si joliment " le cancre " ?) à 9 heures le 28 juin 2001 aux Arcs (Var – Académie de Nice).

Il s’agissait de mettre en place LA nouveauté 2001 de l’E.A.F., la multiplication des épreuves anticipées en 1ère (pour mémoire ont été introduites cette année des épreuves de maths, S.V.T., histoire-géographie… selon les séries) rendant difficile le fonctionnement antérieur des Commissions d’harmonisation, du moins était-ce là la raison officiellement avancée. Rappelons que les anciennes commissions, déjà fort contestées, consistaient, non à harmoniser les notes des différents jurys dans une recherche d’équité (ce qui aurait impliqué d’aller " vers le bas " aussi bien que " vers le haut "), mais à " remonter " les notes d’écrit et/ou d’oral à partir d’une comparaison entre les livrets scolaires d’une part, les copies et les bordereaux d’oral de l’autre. La contestation qu’avait, lors de sa mise en place, suscitée cette pratique s’était atténuée dans la mesure où la consultation des livrets scolaires donnait l’apparente sécurité de rétablir cette " équité " par rapport au travail annuel des candidats, et où le jury, autre que celui formé par les examinateurs initiaux, restait " souverain " (quoique fortement " incité ") " libre " de ne rien/ de peu modifier, et pouvait reprendre la copie ou mesurer la difficulté du texte présenté à l’oral. Sur 80 candidats par jury, on arrivait à une quinzaine de modifications environ…et, bien sûr, cela faisait très peu par rapport aux souhaits des instances ministérielles !

D’où la nouvelle " mouture " d’harmonisation…qui consiste à " lisser les notes " (IPR. sic) en effectuant une " translation " (" on ne dit pas péréquation ", resic) et a suscité à la fois rires et tollé général, dans son principe et son mode de fonctionnement.

Les 120 jurys (soit en principe 240 professeurs) se sont vu expliquer comment établir mathématiquement un coefficient de nature à remonter (pardon, " lisser ") les notes des jurys inférieures à une moyenne fournie par le Rectorat. Passons rapidement sur le fait que l’IPR (de Lettres) s’adressant à des professeurs de Lettres dont la compréhension mathématique avoisine le degré zéro était bien en peine de proposer un mécanisme de calcul compréhensible par la majorité de l’assistance… dont 90%, non munis de calculettes au demeurant, se reconnaissaient incapables d’effectuer cette tâche. Il fut bien évidemment imposé de ne pas toucher aux notes de l’oral " dans l’ensemble nettement supérieures à la moyenne fournie par le Rectorat ", mais seulement à celles de l’écrit… l’histoire nous dira pourquoi…

S’est alors posée la question du calcul de cette fameuse moyenne fournie par le Rectorat, compte tenu du fait que la date fixée par ce même Rectorat pour la saisie des notes était le 2 juillet. Certains jurys

  • n’avaient donc pas fini de corriger les copies, donc aucune des 80 notes n’avait été saisie,
  • avait fini de corriger, mais avait saisi les notes après l’édition des listings, antérieure à la date de la réunion, bien sûr.

Sur combien de candidats, et de quelles séries, avait été fait ce calcul ? De quel chapeau donc sortait le chiffre de 10,82 qui nous fut annoncé ? Le mystère s’épaississait… Des esprits, assurément perfides, se demandaient s’il n’aurait pas pour source les moyennes écrit ET oral des années précédentes, respectivement environ 9,5 et 12,5… Mais alors, mais alors… si l’on remontait (voyons, " lissait ") les notes de l’écrit à 10,82, sans toucher à celles de l’oral… Les professeurs de français voyaient leurs dons mathématiques croître d’instant en instant… et comprendre la notion, ô combien complexe, de " translation ", dans un lexique plus immédiatement accessible, manipulation. Pensez aussi à l’angoisse soudaine qui s’empara des collègues auxquels des copies restaient à corriger… Finir leur travail en veillant bien à ce que les notes des dernières copies corrigées atteignent scrupuleusement la moyenne de 10,82 ! D’ailleurs quand la loi nous fut transmise, et malgré une affirmation antérieure, une seule moyenne, celle de 10,82, se trouvait gravée sur la table, ne tenant ainsi pas compte des décalages, habituels, constatés entre les différentes séries. Force sera donc de constater que le cru 2001, par un miracle insoupçonné de la génétique, est une fort bonne année !

Devant l’indignation de nombreux collègues, accompagnée d’applaudissements, je soumets à la sagacité des professeurs de philosophie l’argumentation fournie par l’IPR sous les rires (et parfois les huées)

  • " De toute façon, cela fait des années que les commissions d’harmonisation fonctionnent ainsi en Terminale ", l’argumentation " par l’ancienneté " étant, comme chacun le sait, la preuve absolue de la validité d’un acte ou d’un fait…
  • " Cela se pratique ainsi dans les concours d’entrée de plusieurs grandes écoles (citées) ", argument a fortiori ne reculant pas devant un heureux amalgame…
  • " C’est un ordre et il n’y a pas à revenir dessus "… Est-il besoin de préciser à quoi peut conduire un tel argument ?
  • " En technologie, on donne aux professeurs la moyenne de 12,5 à atteindre avant les corrections ", intéressante variante de " Comment oses-tu refuser tes épinards alors que les petits Chinois n’ont rien à manger ? "…

Le comble du bon sens fut atteint par la réponse faite à un collègue faisant remarquer qu’au lieu de déplacer 120 jurys (et de provoquer de telles réactions, suggestion sous-entendue qui aurait tout de même mérité d’être entendue…, née d’un louable sentiment de pitié pour l’IPR livrée aux fauves) un ordinateur pouvait effectuer ce genre de tâche en quelques minutes (et détaillant le mécanisme effectivement fort simple) : " Qui va le faire ? Vous ? " Ajoutons enfin une ultime remarque sur l’interdiction de " l’individualisme ", assortie d’une menace de " sanction pour faute professionnelle " à l’encontre de celui (en l’occurrence celle) qui oserait refuser de " fonctionner " selon les ordres.

Restait une dernière question, les professeurs étant décidément d’incorrigibles curieux. Les notes une fois " lissées " devant, texte officiel (dûment rappelé !) oblige, être communiquées aux candidats début juillet (mais pas les copies, " gelées " jusqu’en 2002), peuvent-elles être à nouveau modifiées par la commission de Terminale, à laquelle participeront désormais des professeurs de français ? OUI, bien sûr ! Qu’est-ce qui pourrait empêcher, voyons, qu’un candidat noté 7, " lissé " à 9 en 2001 (et informé de cette note) puisse se retrouver définitivement " harmonisé " à 11 en 2002 ? " Croyez-vous qu’il ira se plaindre ? " (sic)

C.Q.F.D.

A l’issue de cette brillante démonstration, les " paires " se sont retrouvées. On se demande d’ailleurs pourquoi les professeurs qui n’étaient intervenus qu’à l’oral avaient été convoqués… sauf à soupçonner qu’il s’agissait de les préparer psychologiquement à " bien noter " l’an prochain, année de l’arrivée de nouvelles épreuves de français en 1ère qui ouvrent la porte à toutes les dérives… L’on assista alors à l’invasion de la scène par les rhinocéros

  • professeurs esseulés cherchant désespérément leur âme sœur qui n’avait pas jugé bon de se rendre à la réunion…
  • professeurs devant découvrir les vertus de l’ubiquité puisqu’ils étaient sur 2 jurys…
  • professeurs dont le listing ne correspondait pas aux candidats examinés, ou comportait diverses bizarreries…
  • professeurs (dévoués, ô combien !) qui, en plus de leurs propres copies, s’étaient chargés de celles d’un – voire plusieurs – collègue/s, " empêché/s " de se rendre à la réunion.

Enfin " rhinocéros " pas tout à fait, je vous rassure, car, " l’individualisme " (et l’ignorance mathématique) jouant à plein, chaque paire de fonctionnaires effectua sa propre cuisine, certains (les " doués ") s’emparant scrupuleusement d’une calculette, d’autres décidant de ne " lisser " que les meilleurs pour arriver à une moyenne proche de 10,82, d’autres faisant une moyenne entre écrit et oral et ne touchant rien puisqu’ils approchaient ce chiffre, d’autres mettant purement et simplement un point de plus à tous les candidats…L’essentiel du comportement commun consista à copier soigneusement au bas du listing la formule préalablement dictée : " Notes harmonisées le 28 juin 2001 " et à apposer la signature des dits fonctionnaires ayant dûment fonctionné !

IONESCO, JARRY ou KAFKA ?

Alors vous, professeurs de philosophie, qui allez aussi " fonctionner " aux commissions d’harmonisation de 2002, merci de vous renseigner sur les conditions dans lesquelles les notes de l’E.A.F. auront été " lissées " dans votre académie, merci de vous souvenir que la majorité de vos collègues de lettres refuse ce type de " fonctionnement ", et merci de le signaler aux membres de vos commissions en rappelant le sens du mot " équité " et – une fois de plus – les principes de l’école républicaine.

G.C.
07/2001



Témoignage / ACADEMIE DE NICE

Convoquée comme nombre de mes collègues ce 2 juillet mémorable, je me doutais bien que la "commission d'harmonisation" selon la nouvelle formule avait des chances d'être plus drôle que les précédentes... Il suffisait de lire le texte officiel pour s'en douter ! Mais celle à laquelle j'ai participé était loin d'avoir l'ampleur (120 jurys ! et la présence d'un IPR !) de celle de l'Académie de Nice !

Je me permets cependant d'en retracer les grandes lignes.

J'ai donc, en bonne fonctionnaire, répondu à la convocation qui m'enjoignait d'effectuer les 90 kilomètres séparant mon domicile du lycée où devait se tenir la fameuse "commission" à l'utilité de laquelle je ne croyais guère.

A 10 h, il manquait bien un ou deux correcteurs, mais la réunion put commencer sous la présidence d'un malheureux enseignant, désigné semble-t-il à son corps défendant, pour appliquer des consignes dont il ignorait tout. Son statut, son visible embarras et son dénuement nous firent pitié : il n'eut donc pas à subir les réactions auxquelles un IPR n'aurait pas manqué d'être confronté. Déjà, il fallait commencer par expliquer le nouveau fonctionnement des "commissions d'harmonisation" à ceux qui l'ignoraient encore. Puis, faute de mieux, il nous indiqua du mieux qu'il le put, les différentes moyennes (académiques, à l'écrit, à l'oral, et par série), à l'aide de bordereaux visiblement un peu "pagailleux".

" Et maintenant ? Qu'allons-nous faire ?" aurait pu chanter Gilbert Bécaud s'il avait été là... Après quelques protestations et quelques interrogations émanant de louables consciences professionnelles, il fallut se rendre à l'évidence : il n'y avait plus RIEN à faire. Il fut donc décidé, à l'unanimité, de ne modifier AUCUNE NOTE.

Chacun put terminer consciencieusement de remplir ses feuilles de notes de remboursement de frais. Lorsque les deux correcteurs retardataires arrivèrent, à10h30, ce fut pour apprendre, ébahis, que tout était terminé...

Le devoir accompli, je repris mon véhicule pour retourner chez moi, considérant que 3 heures de route pour 30 minutes de "présence", c'était un tantisoit cher payé...

Patricia
07/2001


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