La medefisation des esprits


À propos des enjeux de la réforme du lycée de Luc Chatel

Dans un ouvrage paru en 2009, Christian Laval et Pierre Dardot prolongent et actualisent l'analyse du néo-libéralisme amorcée par Michel Foucault dans son cours au collège de France de 19791. Pour ces auteurs, bien loin d'être un renouvellement des thèses libérales classiques remises au goût du jour à partir des années 80, le néolibéralisme est avant tout une réaction à la crise du capitalisme des années 30, crise qui s'était traduite par un rejet des thèses libérales et une montée de l'interventionnisme étatique, que ce soit sous la forme de la planification dans les États totalitaires ou des politiques de relance d'inspiration keynésienne dans les démocraties occidentales. Pour Michel Foucault, c'est notamment pendant le « colloque Lipmann » tenu à Paris en 1938 que des auteurs comme Hayeck, Röpke ou von Rustow vont poser les bases d'une refonte du libéralisme classique mis à mal par les critiques keynésiennes et socialistes2. Le néolibéralisme prendra par la suite des formes diverses, que ce soit celles du libertarisme aux ÉU ou de l'ordo-libéralisme en Allemagne, mais il va surtout devenir la référence majeure des politiques économiques menées par R. Reagan et M. Thatcher dans les années 80, comme de celles menées en Europe et aux ÉU depuis lors, que ce soit par des partis conservateurs ou par des partis de gauche (comme la New-Left de Tony Blair ou dans une certaine mesure la deuxième gauche en France).

Ces analyses du néolibéralisme fournissent de plus un cadre précieux pour comprendre les véritables enjeux des politiques éducatives menées au sein de l'Union européenne depuis les années 1990 / 2000, que ce soit à travers le processus de Bologne ou la stratégie de Lisbonne qui a pour objectif de faire de l'Europe «  l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde »3. La nouvelle réforme des lycées menée par Luc Chatel, qui entre en vigueur dans les établissements secondaires à la rentrée 2010, s'inscrit pleinement dans cette perspective.

Mais pour comprendre les véritables enjeux de cette réforme, il convient dans un premier temps de rappeler en quoi le néolibéralisme se distingue du libéralisme classique. D'une part, à la différence des « économistes classiques » qui, à la suite d'Adam Smith, attribuaient comme objectif à la science économique la découverte des lois naturelles de l'économie, les néo-libéraux ne considèrent pas le marché comme un ordre naturel, mais comme un ordre artificiel et construit. En outre ce n'est plus l'échange qui est le principe nodal du marché mais la concurrence. L'acteur de l'économie de marché n'est donc plus l'homo-economicus, décrit par A. Smith, qui cherche à échanger le surplus de sa production contre la production d'autres agents, mais l'homme compétitif qui cherche à toujours exploiter au mieux les ressources dont il dispose et qui se comporte dans l'ensemble des sphères au sein desquelles il agit comme une entreprise en milieu concurrentiel. Il ne s'agit plus, dès lors, de s'interroger sur les limites de l'intervention de l'État, mais de se demander comment l'action publique peut favoriser l'avènement d'une société de marché et faire de la concurrence le principe régulateur de tout système ou dispositif, qu'il soit économique, social ou organisationnel. L'État, s'il doit s'abstenir d'intervenir dans le domaine économique, doit au contraire intervenir de façon active notamment au niveau juridique et institutionnel afin de favoriser l'avènement d'une véritable société concurrentielle. Enfin, loin de considérer l'État et le domaine public comme étant étrangers aux lois du marché, les néo-libéraux estiment au contraire qu'il faut appliquer au secteur public les règles de gestion du secteur privé, afin d'améliorer l'efficacité de ses interventions. La production de services publics pouvant être indifféremment réalisée par des entreprises publiques ou privées, l'objectif est d'introduire partout où c'est possible les règles de la concurrence et d'amener les individus à se comporter comme « des entrepreneurs d'eux-mêmes »4.


Dans ce cadre, l'éducation est doublement concernée : « elle fait partie de ces instruments institutionnels grâce auxquels il devient possible de préparer les individus aux contraintes de la concurrence et de celles qu'il auront à connaître sur le marché du travail »5. Elle contribue à la socialisation et à la formation des futurs acteurs économiques dans leur triple fonction de futurs salariés, de futurs consommateurs et de futurs épargnants. Or l'avènement d'une véritable société de marché nécessite des acteurs économiques qui agissent selon certaines normes comportementales. Pour ce faire, il est nécessaire qu'ils considèrent comme « normal » d'adopter en toutes circonstances un comportement « entrepreneurial » et comme « naturelles » les valeurs (performance, réussite individuelle, recherche de l'efficacité) propres à une société de marché. L'éducation doit donc participer à la construction de cet « habitus concurrentiel » en habituant l'élève à se considérer, lui-même, comme  un entrepreneur 6 qui agit spontanément selon une certaine rationalité normative. Les politiques éducatives néolibérales comportent bien une dimension anthropologique qui remet en cause l'ancrage humaniste européen7.

D'autre part l'éducation est un quasi-monopole public : le système scolaire est donc, selon les dogmes néolibéraux, forcément sous-efficient. Il faut donc introduire, dans les établissements scolaires, les principes de gestion propres à l'entreprise privée, afin d'améliorer l'efficacité du système éducatif et d'en réduire le coût8. Dans ce cadre, le rôle et les pouvoirs du chef d'établissement doivent se rapprocher le plus possible de celui d'un chef d'entreprise. Il doit pouvoir recruter, évaluer et, le cas échéant, sanctionner et idéalement licencier ses collaborateurs. Les politiques scolaires entendent de plus favoriser l'autonomie des établissements et leur mise en concurrence de façon à optimiser leur fonctionnement.

C'est à l'aune de cette définition du néolibéralisme et de sa spécificité par rapport au libéralisme classique qu'il convient d'analyser les enjeux de la réforme Chatel et de voir en quoi elle contribue à la diffusion et à l'inculcation d'un habitus néolibéral. Cette réforme s'articule autour de quatre innovations: l'enseignement obligatoire de l'économie en seconde, l'attribution de moyens supplémentaires à l'information sur l'orientation, l'introduction d'heures d'accompagnement personnalisé dans l'emploi du temps des élèves et le renforcement du rôle du Conseil pédagogique dans l'organisation et l'application du projet d'établissement. La mise en perspective de ces innovations peut alors servir d'analyseur afin de dévoiler les véritables enjeux de cette réforme, car « sous une apparence anodine, plusieurs des nouveautés introduites cette année en seconde montrent qu'une réforme modeste peut quand même amorcer des évolutions de fond »9.


La réforme de l'enseignement de l'économie


Comme aime à le rappeler le ministre lui-même, l'enseignement de l'économie fait l'objet dans la réforme Chatel d'une attention particulière. Il satisfait surtout les attentes du patronat français, qui mène depuis une dizaine d'années, par le biais de l'IDE10, une campagne offensive pour la réforme de l'enseignement de l'économie au lycée sous prétexte que les enseignants, les manuels et les programmes de Sciences Économiques et Sociales (SES) ne donneraient pas à leurs élèves une image suffisamment positive de l'entreprise et de l'économie de marché11. A plusieurs reprises, l'IDE et le Ministère de l'Éducation Nationale (MEN) ont donc exprimé leur désir de réformer l'enseignement de l'économie et de favoriser la diffusion de la culture économique en France. Ce projet s'est traduit par plusieurs actions comme la création, en partenariat avec le MEN, de stages en entreprise destinés aux professeurs de SES, l'élaboration d'un site internet proposant des cours d'inspiration franchement libérale correspondant au programme de terminale ES12 et la rédaction d'un programme-type de seconde. L'IDE est aussi à l'origine de la création du CODICE (Comité pour la diffusion de la culture économique) qui vise à favoriser la diffusion de la culture économique en France et dans lequel siègent des représentants de l'IDE ou des économistes ou journalistes qui n'ont jamais caché leur opinion libérale.

La réforme Chatel rend en effet obligatoire en seconde le choix d'un enseignement « exploratoire » d'économie et propose dans ce but deux options. Une première option intitulée SES, assurée par les professeurs de SES, et une autre option intitulée PEFG (Principes et Fondements de l'Économie et de la Gestion), assurée par les professeurs de STG (sciences du tertiaires et de la gestion), option dont la création ne semble pas avoir d'autre but que de concurrencer la première. Le choix entre ces deux options est certes rendu obligatoire, mais les horaires en sont revus à la baisse puisqu'ils ne sont plus désormais que d'une heure et demie par semaine (aucun dédoublement de prévu) alors que l'ancien horaire était de deux heures et demie (dont une heure / quinzaine dédoublée). Rappelons que dans le même temps, toujours afin, sans doute, de favoriser l'enseignement de l'économie, la réforme Chatel supprime l'option de sciences politiques en première et diminue les horaires de l'enseignement obligatoire de SES en première et en terminale.

Mais c'est surtout la constitution du nouveau programme de seconde qui apparaît comme le point d'orgue de cette offensive. Ce programme vise avant tout à initier les élèves de seconde au raisonnement économique13. C'est-à-dire à utiliser les outils de la micro-économie (raisonnement à la marge, calcul d'élasticité, construction des courbes d'offre et de demande...), ce qui conduit à retirer du programme tous les thèmes à connotation sociologique ( la famille, l'emploi, le chômage, les inégalités)14 et à n'étudier l'économie qu'à travers le cadre formel et désincarné du modèle de la concurrence pure et parfaite, sans qu'à aucun moment l'élève ne soit incité à s'intéresser au fonctionnement concret de l'économie, sauf à travers des exemples renvoyant à ses propres expériences de consommateur. Davantage qu'une initiation à l'économie, il s'agit en réalité d'une initiation au  raisonnement et au calcul économiques15. L'objectif n'est pas de savoir si ce raisonnement économique est naturel, ou de voir en quoi il permet, ou pas, d'analyser les phénomènes économiques, mais bien d'inciter les futurs acteurs économiques à considérer que toute décision économique, voire non économique, est le produit d'un calcul rationnel de type coût / avantages.

Le nouveau programme de seconde ne s'encombre d'aucune précaution épistémologique, puisqu'à aucun moment le fait que le modèle de l'homo-economicus soit un « modèle », qui repose sur des hypothèses comportementales discutables, n'est évoqué. L'accès à la réflexivité, c'est-à-dire au recul que permettent les sciences sociales face à l'expérience individuelle, est ici totalement évacué. Loin du projet émancipateur des SES visant à dénaturaliser les processus de domination et à dévoiler l'ensemble des déterminismes économiques et sociaux qui influencent les destinées individuelles, l'idéologie néo-libérale cherche à l'inverse à faire de ces mécanismes des lois incontournables, naturelles, propres non seulement à l'économie de marché, mais à tout autre système économique ou social. Autrement dit les lois du marché sont les lois économiques. L'enseignement de l'économie joue ici un rôle performatif : il doit contribuer à l'avènement d'une société concurrentielle en persuadant ses futurs membres que la concurrence est le principe régulateur de tout système social, qu'il est donc naturel et incontournable de se soumettre à ses lois. Même si les néo-libéraux ne considèrent pas l'ordre du marché et de la concurrence comme un ordre naturel, il importe que les futurs acteurs économiques, eux, le considèrent comme tel. C'est bien ce que sous-entend Michel Pébereau lorsqu'il estime qu'« il serait peut-être bon d’effectuer un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis 20 ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et à améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de leur entreprise. Je me positionne donc aujourd’hui devant vous pour un enseignement où la concurrence est la règle du jeu, où la création de richesses est un préalable à la distribution de richesses, et où le marché assure la régulation de l’économie au quotidien"16 . Cette préoccupation des économistes libéraux et des milieux patronaux pour l'enseignement de l'économie n'a rien de nouveau, puisque déjà dans les années 60 aux ÉU, L. Von Mises critiquait le projet de programme d'enseignement de l'économie proposé par un rapport gouvernemental sous le prétexte qu'il était trop descriptif et pas assez positif envers l'économie capitaliste : Von Mises estimait que les bienfaits de la révolution industrielle étaient aussi le produit de la révolution idéologique produite par les écrits des économistes classiques. Voilà pourquoi il est nécessaire que l'esprit d'entreprise et les bienfaits du système capitaliste soient enseignés à l'école, car « le combat idéologique fait partie du bon fonctionnement de la machine »17. Comme l'enseignement de l'histoire, qui devait insister sur les aspects positifs de la colonisation18, l'enseignement de l'économie doit donc inculquer aux élèves les règles immuables, non pas du capitalisme, mais de « l'économie » puisque, déjà, évoquer le capitalisme, c'est sous-entendre qu'il existe différents systèmes économiques, alors qu'enseigner les lois de l'économie et initier les élèves au raisonnement économique, c'est d'emblée exclure du champ de la réflexion toute possibilité, ne serait-ce que d'évoquer l'existence d'autres systèmes économiques que celui de l'économie de marché, d'autres paradigmes que le paradigme néo-classique19 ou d'autre type de rationalité que celle du calcul économique. La réforme Chatel cherche donc avant tout à déstabiliser la filière ES, afin d'en gommer l'originalité et d'en noyer l'identité en préparant sa fusion avec la filière STG, dont les contenus sont jugés plus conformes aux valeurs de l'économie de marché.


Le projet d'orientation de l'élève et le coaching scolaire


La diffusion de l'esprit entrepreneurial à l'école n'est pas que théorique, elle est aussi sous-jacente à l'injonction qui est désormais faite à l'élève de bâtir son projet d'orientation au cours de sa scolarité au lycée. Pour Luc Chatel, l'orientation est une véritable obsession, puisque nous dit-on, « de la seconde à la terminale, dans le cadre des deux heures hebdomadaires d’accompagnement personnalisé, chaque élève dispose aussi d’un temps consacré à l’élaboration de son projet d’orientation »20. De même, les enseignements d'exploration doivent permettre à l'élève de découvrir de nouvelles disciplines afin, non qu'il s'enrichisse culturellement, mais qu'il puisse mieux définir... son projet d'orientation21. Quant au tutorat, il doit permettre à un adulte référent d'encadrer l'élève pendant toute sa scolarité secondaire afin de l'aider à construire... son projet d'orientation22. Outre le fait de vouloir réduire le nombre de redoublements pour des questions budgétaires, l'orientation semble désormais être la solution à l'échec scolaire, puisqu'un élève en échec est simplement un élève … mal orienté23. L'élève ne semble entrer au lycée que pour y préparer sa sortie, puisque l'enseignement du lycée ne semble désormais justifié que par les débouchés qu'il permet en aval dans l'enseignement supérieur.

Mais derrière ce souci se dessine clairement une autre fonction du lycée : celui ci n'est plus un lieu d'apprentissage de savoirs émancipateurs, mais un lieu où avant tout l'élève doit construire un projet professionnel, un projet qui anticipe son parcours dans l'enseignement supérieur, qui oriente et donne sens à sa scolarité. L'élève doit donc le plus tôt possible savoir vers quelle voie il va se diriger et doit, pour ce faire, se fixer un objectif en fonction des ressources (cognitives, culturelles, relationnelles...)24 dont il dispose. Les apprentissages culturels ne sont donc plus considérés comme devant permettre l'accès à l'autonomie intellectuelle, ni au sujet de « penser par lui-même », mais uniquement comme une ressource que l'élève va devoir gérer afin d'atteindre son objectif de formation professionnelle. Le savoir devient uniquement utilitaire et l'élève responsable de sa trajectoire professionnelle conformément à la théorie du capital humain. Cette théorie économique proposée par Gary Becker dans les années 60 aux EU a pour but d'intégrer la qualité du travail dans l'analyse du facteur travail dans la croissance économique. Le salaire est alors considéré, au même titre que n'importe quel revenu, comme le produit d'un capital. Ce capital, c'est le travailleur lui-même. Sa rentabilité est fonction de son niveau de qualification et de l'expérience professionnelle qu'il a accumulée. Le capital humain est alors défini par "l'ensemble des capacités productives qu'un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire » (G.Becker). Si cette théorie permet de justifier économiquement les dépenses d'éducation, elle impute à l'individu lui-même la responsabilité, et donc le financement, de sa propre formation. Le niveau de formation du travailleur est alors le résultat d'un arbitrage entre le coût d'une éventuelle formation visant à améliorer sa productivité individuelle25 et le revenu marginal anticipé engendré par l'augmentation du niveau de qualification de l'individu. Le travailleur rationnel est celui qui va être capable d'ajuster sa demande de formation aux gains supplémentaires escomptés par celle-ci. L'information sur l'orientation, qu'entend développer la réforme Chatel, joue un rôle crucial dans ce modèle puisque, plus le futur travailleur sera informé sur les parcours professionnels qui s'offrent à lui, plus il sera capable d'affiner son projet d'orientation initial26.

L'objectif de la réforme ici est double : il s'agit d'optimiser la gestion des flux d'élèves de façon à réduire les coûts liés à des orientations incohérentes, que ces coûts soient formels (redoublement, conseil de classe, commission d'appel) ou « informels », (absentéisme, chahuts, incivilités), qui peuvent être le fait d'élèves mal orientés ou pour lesquels les apprentissages ne font pas sens en l'absence d'un projet d'orientation précis. Mais il s'agit aussi de considérer les trajectoires scolaires sous la forme de projet individuel que l'élève doit entreprendre : l'élève « acteur de son orientation » ne doit pas s'engager dans une voie inadéquate, mais choisir de façon rationnelle la voie dans laquelle il a le plus de chance de réussir. Celle qui va lui permettre de maximiser ses gains futurs et de réduire les coûts d'opportunité liés à une orientation non rationnelle (comme la perte de temps que représente un redoublement ou un échec à un examen). Il doit donc se comporter comme un entrepreneur efficace et se considérer lui-même comme un capital qu'il doit gérer et exploiter de façon optimale


La transformation du métier enseignant


Pour les aider à construire leur projet d'orientation, les élèves vont être encadrés par leurs enseignants, dont les missions doivent de plus en plus être « élargies ». L'enseignant moderne doit comprendre que de nos jours « enseigner ne suffit plus », car désormais il a aussi pour mission de d'accompagner l'élève dans son parcours scolaire et dans la construction de son projet d'orientation. Car, nous dit-on, "les équipes pédagogiques, au contact des élèves, sont les mieux à même de structurer une offre pédagogique qui prend en compte les besoins de chacun" 27. La mission de l'enseignant se rapproche de plus en plus de celle du coach, telle que la définit un site consacré à la formation au coaching : « Coach. Je suis coach. Je suis un(e) professionnel(le) de l’accompagnement de la personne. Ce qui veut dire que, pour le temps de la relation de coaching, je deviens le partenaire de mon client pour l’aider à atteindre le ou les objectifs qu’il s’est fixés. Je pratique l’écoute active et je maîtrise un art du questionnement qui permet à mon client de trouver ses propres réponses et solutions aux problèmes qu’il se pose. Je lui renvoie un feed-back objectif et toujours constructif. Et puis je le soutiens dans la réalisation de ses projets, dans sa réussite et l’épanouissement de lui-même »28. De plus en plus, dans les discours qui accompagnent la réforme Chatel, le travail de l'équipe pédagogique et de l'enseignant est présenté comme devant répondre aux besoins individuels de l'élève et l'aider à accomplir ses projets. La réussite de l'élève semble de moins en moins renvoyer à une quelconque progression dans la maîtrise de contenus, de savoir ou de savoir-faire mais dans sa capacité à s'intégrer plus tard sur le marché du travail. Au projet d'émancipation par l'instruction, propre à l'école républicaine, semble désormais se substituer l'intégration par l'employabilité, propre à la société de marché.

Ainsi dans une interview au Monde29, J.F. Copé reconnaît que, si le niveau des élèves américains est sans doute inférieur à celui des lycéens français, les lycéens américains ont davantage confiance en eux que les lycéens français, en raison des effets anxiogènes du système scolaire français. Et J.F. Copé ajoute qu'il faut désormais dédramatiser la note et la sélection. Vouloir atténuer les effets pervers de la mésestime de soi engendrés par l'échec scolaire est, évidemment, un objectif louable, mais ce qui semble problématique pour J.F. Copé, ce n'est pas l'existence des inégalités de réussite mais les effets négatifs qu'elles engendrent : frustration, mésestime de soi, contestation de l'ordre scolaire. Il ne s'agit donc plus de chercher à lutter contre l'échec scolaire ni à élever le niveau des élèves les plus faibles, mais d'atténuer les conséquences de cet échec. Que l'École participe à l'épanouissement individuel de l'élève n'a évidemment rien de critiquable en soi, à condition de souligner qu'il n'est pas toujours nécessaire d'être instruit pour être épanoui. Dans la réforme Chatel, l'enseignant compétent n'est donc plus forcément celui qui fait progresser ses élèves, mais celui qui élabore des projets pédagogiques, s'implique dans le projet d'établissement et surtout… le fait savoir.


Le management par projet


Projet d'orientation, projet d'accompagnement personnalisé, projet d'établissement, l'incitation à bâtir des projets est omniprésente dans la réforme Chatel comme dans les discours tenus sur le terrain par les chefs d'établissement aux équipes enseignantes30. Désormais, au nom de l'autonomie des établissements, les heures de dédoublements sont globalisées et réparties en fonction des projets pédagogiques des enseignants. Autrement dit, pour enseigner en demi-groupe, il faut désormais que l'enseignant bâtisse un projet afin de prouver l'utilité des heures qui lui seront attribuées.

Mais derrière ce management par projet se cache en réalité un problème aussi vieux que celui de l'organisation du travail : le contrôle des travailleurs au sein de n'importe quelle unité de production. Rappelons que selon les critères du néolibéralisme, l'individu au travail, comme dans n'importe laquelle de ses sphères d'activité, cherche à maximiser son utilité personnelle. Or, sur son lieu de travail, celle-ci n'est jamais aussi élevée que lorsqu'il minimise ses efforts et son implication personnelle, puisqu'il ne peut jouer que de façon marginale sur sa rémunération, celle-ci étant en général déterminée contractuellement. N'étant motivé que par le gain, et n'ayant ni conscience professionnelle, ni éthique liée à un corps de métier particulier, le travailleur a tout intérêt à « tirer au flanc », à « freiner » ou à « flâner ». Le problème de la sous-implication du salarié dans son travail est un problème aussi vieux que le capitalisme, auquel se sont attaquées toutes les méthodes de rationalisation de l'organisation du travail, comme le taylorisme, le fordisme ou le toyotisme et dont de nombreuses théories économiques ont tenté de rendre compte (théorie de l'agence, salaire d'efficience...)31.

Pour les néo-libéraux, la seule solution pour améliorer l'efficacité du secteur public ne peut être que d'y introduire les méthodes de management issues du secteur privé, dont évidemment la mesure la plus symbolique est la possibilité de licencier des fonctionnaires. L'objectif du néo-libéralisme va être alors de « dé-fonctionnariser » le secteur public en y introduisant le management par la performance propre au secteur privé32. Mais ce type de management, qui tourne en gros sur l'introduction du salaire au mérite dans l'Éducation nationale, bute sur le problème de l'évaluation individuelle des compétences des enseignants et nécessite la mise en place de procédures complexes et assez lourdes, dont l'efficacité n'a jamais été clairement démontrée. De plus, il nous semble que, paradoxalement, les approches libérales de l'École semblent avoir renoncé à évaluer ce que certains sociologues appelaient au début des années 90 « l 'effet-maître », et ont compris qu'appréhender l'efficacité d'un enseignant grâce aux résultats de ses élèves pouvait s'avérer très discutable tant le niveau initial des élèves semble être l'élément déterminant de leur niveau final à l'examen. Le management par projet semble donc se substituer au management par les résultats33. Il cherche à euphémiser les procédures de contrôle sur lesquelles il repose. Il s'agit, selon la terminologie de Michel Foucault, de « gouverner » des individus pour ne plus avoir à les diriger34.

L'injonction faite aux enseignants de « bâtir des projets » s'apparente à un dispositif de gouvernance des personnels qui laisse à l'enseignant la liberté de choisir lui-même le champ de son implication. L'enseignant moderne ne se contente plus d'enseigner et de transmettre de façon « monotone et mécanique », des savoirs « froids » à des élèves passifs qui les restituent, sans forcément se les être subjectivement appropriés, mais il prouve sa motivation en entreprenant une démarche constructive à travers laquelle il fait montre de son implication et de sa motivation. L'enseignant moderne entreprend, construit, innove, et se fixe à lui-même ses propres objectifs, car dans l'organisation néo-manageriale, afin de faire intérioriser à l'agent les normes de performance auxquelles il sera amené à se soumettre, il est souhaitable que l'évalué soit le producteur des normes qui serviront à le juger ». Comme le rappellent C. Laval et P. Dardot à propos des techniques du néo-management, «  il s'agit de gouverner un être dont toute la subjectivité doit être impliquée dans l'activité qu'il est requis d'accomplir. (…) Il s'agit de voir dans l'homme au travail, le sujet actif qui doit participer totalement, s'engager pleinement, se livrer tout entier dans son activité professionnelle. Le sujet unitaire est ainsi le sujet de l'implication totale de soi. C'est la volonté de se réaliser, le projet que l'on veut mener, la motivation qui anime le collaborateur de l'entreprise, enfin le désir sous tous les noms qu'on veut bien lui donner, qui est la cible du nouveau pouvoir »35. Le dispositif du management par projet est d'autant plus pervers et subtil qu'il s'appuie sur le modèle emblématique de l'enseignant « enthousiaste et innovateur » qui, tel l'entrepreneur schumpeterien, bouscule les routines et lutte contre la rigidité d'un système scolaire sclérosé et motive ses élèves en les mobilisant sur un projet commun. L'enseignant atypique, voire rebelle, qui essayait de faire bouger le système de l'intérieur, devient l'élève modèle du néo-management scolaire. De même que le « nouvel esprit du capitalisme » qui a accompagné l'introduction des nouvelles formes d'organisation du travail et la révolution managériales des années 80, a recyclé le nombreux thèmes de la critique de la division du travail et de l'idéologie libertaire des années 60 (autonomie, épanouissement individuel, réalisation de soi, critique de l'autoritarisme et de l'aliénation ...)36, les politiques éducatives néo-libérales empruntent très souvent le registre sémantique de la critique pédagogique de l'école traditionnelle (autonomie, projet, conseil, diversification de l'excellence, concertation, interdisciplinarité) ce qui explique le pouvoir de séduction qu'a exercé cette réforme auprès de certains acteurs et partenaires du système éducatif37. Cette injonction au projet pourrait en effet permettre de re-mobiliser des élèves, parfois peu motivés par les pédagogies « frontales », si elle ne s'accompagnait de dispositifs visant à renforcer le contrôle des personnels et à favoriser le développement de la concurrence entre les établissements scolaires et à l'intérieur de ces derniers.

Le MEN rappelle en effet que « Le projet d’accompagnement personnalisé est élaboré en lien avec le Conseil pédagogique, avant d’être présenté par le proviseur au Conseil d’administration  »38. Comme tous les projets ne pourront bien évidemment pas être réalisés et seront d'intérêt inégal, le « Conseil pédagogique », composé d'enseignants choisis par le chef d'établissement, tranchera et choisira les projets les plus intéressants, et sans doute les plus brillants, ceux qui seront le plus à même de séduire des parents d'élèves de plus en plus enclins par le système lui-même à se comporter comme des « consommateurs » d'éducation. Pour obtenir les moyens nécessaires à la réalisation de son projet, l'enseignant devra le défendre devant ses collègues du Conseil pédagogique qui le tiendront ultérieurement responsable et comptable des moyens qui lui auront été octroyés. Moyens que le MEN a de toute façon pris de soin de diminuer. Comme le manager face à ses actionnaires, l'enseignant moderne devra rendre des comptes (accountability) et se conformer ainsi aux normes du modèle entrepreneurial.

Le management par projet s'apparente de fait à un dispositif de caporalisation qui vise, par le biais des membres du Conseil pédagogique, à renforcer, grâce à la création d'un échelon intermédiaire issu du corps enseignant lui-même, le contrôle hiérarchique sur les personnels éducatifs. Car renforcer ce contrôle, tout en déléguant le pouvoir à des responsables issus « de la base» afin de donner aux salariés le sentiment de s'autogérer, est une des techniques avérées des nouvelles formes d'organisation du travail mises en place par la révolution managériale dans les entreprises privées depuis les années 80. La mise en compétition des projets et leur pilotage par le Conseil pédagogique (sous contrôle du chef d'établissement) risque en tout cas de s'avérer un moyen très efficace pour briser la solidarité collective d'un corps enseignant qui a le tort de vouloir résister au rouleau compresseur de l'idéologie néo-libérale et de défendre une conception des savoirs qui ne soit pas purement utilitaire. La réforme Chatel et le nouveau mode de gouvernance qu'elle met en place dans les établissements secondaires ont avant tout pour objectif la mise en concurrence des enseignants, des équipes pédagogiques et des établissements, de façon à ce qu'enfin l'ensemble des acteurs du système scolaire se comportent selon les normes du modèle entrepreneurial. Car sans l'aiguillon de la concurrence, il n'y a ni entrepreneur, ni enseignant, performant. Décidément, la prophétie de Marcel Mauss, selon laquelle le modèle de l'homo economicus est « devant nous » et non derrière, semble plus que jamais d'actualité.


Jean-Yves Mas, juin 2010.


1. Michel Foucault, Naissance de la bio-politique, cours donné au collège de France 1978-79, Paris Gallimard / Seuil, 2004 (NBP par la suite) ; Christian Laval et Pierre Dardot  La Nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009 (NRM par la suite).

2. NRM p.157 et NBP p. 105

3. Pour replacer la réforme Chatel dans le processus des politiques éducatives et économiques néolibérales au sein de l'UE, voir I. Bruno, P. Clément et C. Laval  La grande mutation, néolibéralisme et éducation en Europe , Paris, Syllepse et l'institut de la FSU, 2010.

4. NBP p. 232.

5. I. Bruno, P. Clément et C. Laval. La grande mutation, chap.2.

6. NBP p.232.

7. La grande mutation p.13

8. Cf. l'ouvrage pionnier de C. Laval,  L'école n'est pas une entreprise, Paris, 2003, La Découverte.

9. Le Monde   du 9/3/ 2010

10. L'Institut de l'Entreprise est un « think tank » du Medef qui a pour objectif la promotion de l'image de l'entreprise

11. Pour une présentation exhaustive de cette campagne, voir sur le site de l'APSES http://www.apses.org/debats-enjeux/analyses-reflexions/article/de-l-a-peu-pres-a-la-calomnie-10 de T. Rogel.

12. Voir le site Melchior.fr

13. Pour une présentation favorable aux nouveaux programmes, cf . l'article de David Mourey paru dans  La Tribune  et consultable sur le site de l'auteur.

14. Devant la pression de l'APSES, le programme de seconde a été amendé, le thème du chômage et de l'emploi a été réintroduit, mais le programme de première est resté quasiment identique au projet initial malgré l'opposition de nombreux enseignants de SES et d'associations d'universitaires.

15. Cette initiation au raisonnement microéconomique fait actuellement partie du programme de première ES, mais elle est incluse dans l'étude du modèle de la concurrence pure et parfaite et des principes de l'économie de marché, dont le programme actuel souligne à la fois l'intérêt et les limites.

16. Allocution de Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas,  donnée le 23 février à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris.

17. NRM p.237

18. Comparaison non pertinente à mon sens, qui renvoie à deux choses très différentes : à éviter peut-être.

19. Rappelons qu'au même moment, l'enseignement de l'économie « standard » dans les formations des grands dirigeants économiques est par ailleurs critiqué, notamment en raison de sa responsabilité dans la crise financière actuelle.

21. Dans sa lettre aux parents , Luc Chatel indique que « pour cela, lors de l’inscription au lycée, votre enfant choisira deux enseignements d’exploration qui lui permettront d’aborder de nouvelles disciplines, dont l’économie, pour mieux construire son orientation en fin de seconde vers la classe de première ».

http://media.education.gouv.fr/file/01_janvier/47/4/Lettre-aux-parents-d_eleves-de-3e_135474.pdf

22. De plus « Tous les élèves sont encouragés à effectuer des stages en entreprise de courte durée. Des forums de l’emploi sont organisés dans chaque établissement. Les plateformes multimédia de l’ONISEP sont généralisées pour offrir une information interactive et géo-localisée ».

http://www.education.gouv.fr/cid50315/le-nouveau-lycee-reperes-pour-la-rentree-2010.html

23. La réforme Chatel insiste aussi beaucoup sur les fameuses passerelles entre les séries, qui en première permettront aux élèves qui ont fait un mauvais choix d'orientation, de changer de série en cours d'année, ce qui en réalité ne pourra être effectif que pour les élèves de la série S.

24. Le projet Chatel envisage aussi de prendre en compte dans un livret de compétence les différentes activités et responsabilités prises par l'élève au cours de sa scolarité. Ainsi le rôle de représentant de ses camarades, rôle volontaire qui peut correspondre à une volonté de participer à la vie du lycée, correspondant à des valeurs de l'élève, est ici clairement instrumentalisé, puisqu'il sera inscrit dans le livret de compétence.

25. Y compris les coûts d'opportunité que représente le manque à gagner engendré par la poursuite d' une formation, puisque le salarié aurait pu gagner un revenu en travaillant plutôt qu'en étudiant.

26. La grande mutation, p.43, Op cité.

29. 16/12/2009

30. Qui très souvent assène aux enseignants que s'ils veulent des moyens, il faut qu'ils les justifient par des projets.

31. Pour une présentation de ces différentes théories voir Laurent Cordonier, Pas de pitié pour les gueux, Paris, 2000 « Raison d'agir ».

32. NRM p.386

33. Ce qui ne signifie en aucun cas que ces types de management soient incompatibles.

34. NBP p.298

35. NRM p.408

36. Ce que Luc Boltanski appelle dans  Le nouvel esprit du capitalisme  la « critique artiste », 1999, Nrf Gallimard.

37. La réforme a en effet été soutenue par certains syndicats enseignants (SGEN, UNSA) et la FCPE


10/2010