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Le débat Finkielkraut-Meirieu


Marianne, 29 mai au 4 juin 2000.
Que se cache-t-il derrière la querelle entre les ultra-pédagogues réformistes et les soi-disant conservateurs républicains ? Sous prétexte d'assurer l'épanouissement des enfants, on a renoncé à leur donner le goût de l'effort. Par Philippe PETIT.

Le maître doit-il abdiquer devant l'enfant-roi ?

Procès, faux procès ? Il y a des jours où on se demande si les polémiques ont un sens et les conflits d'idées, un intérêt. Enfin, c'est comme ça, les mots ont leur importance, et il est bon de revenir sur une querelle redondante, qui est souvent mal perçue par l'opinion, et qui tourne parfois au ridicule. De quoi s'agit-il ? Du pseudo-débat entre "pédagogues" et "antipédagogues" et de la lettre-pétition publiée le 12 mai par neuf universitaires reprochant à Alain Finkielkraut d'avoir convoqué dans son dernier livre les usines de la mort "comme l'ultime conséquence des théories que défendent les pédagogues contemporains".

Cette dispute comporte en fait deux controverses en une : la première concerne la pédagogie ; la seconde, la mémoire. Nous les traiterons séparément. Et ce, afin de mieux les réunir. Car elles débouchent toutes deux sur une même question concernant la culture scolaire, les réformes en cours, et les violentes dissensions qu'elles provoquent. Le vent tourne depuis la rentrée 1999. Les livres qui dénoncent la débâcle de l'école se comptent par dizaines. A lire quelques-uns de ces titres, la Barbarie douce, la Modernisation aveugle de l'école et des entreprises, l'Ecole désœuvrée, la Destruction de l'école élémentaire et ses penseurs, l'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, la Gestion des stocks lycéens, le Tableau noir, Résister à la privatisation de l'enseignement…,. il apparaît évident que l'on est sorti des versions apologétiques des politiques ministérielles et que les bavardages consensuels, sur l'éducation à la citoyen-neté, et l'égalité des chances ont perdu du terrain. La récente parution du livre de Joël Gaubert et de celui de Michel Eliard conforte cette impression (1) Sans oublier le numéro de la revue l'Aventure humaine consacré à l'enseignement qui vient de paraître et qui est un véritable bijou (2). Ces ouvrages ont du tonus, de la tenue, et font honneur à l'intelligence. Que le lecteur se rassure, ils n'ont pas tous été écrits par d'horribles autistes républicains. L'école traverse une crise grave, mais elle n'est plus ce sanctuaire protégé par ces Modernes au faux nez qui se contredisent sans arrêt et tentent désespérément de se justifier avec des arguments de moins en moins recevables. Il est temps de faire éclater la discussion sur la politique éducative de notre pays.

Nous sommes de ceux, à Marianne, qui refusons l'alternative entre le conservatisme et le modernisme. Nous rejetons l'opposition entre l'immobilisme et le réformisme à tous crins, car nous ne pensons pas que la querelle scolaire se limite à une lutte entre deux camps, et qu'il suffirait de choisir le sien pour que la question de l'école soit résolue. Refonder l'école ou accompagner sa dérive ? Telle est la question. Un enfant en difficulté scolaire n'est pas un enfant "handicapé" (le fameux handicap socioculturel), mais un enfant mal enseigné. Plus de dix ans après la loi d'orientation sur l'éducation qui fut votée en juillet 1989 et préparée par Lionel Jospin, la démocratisation de l'enseignement doit cesser d'être subie. La massification ne doit pas être constatée, mais contestée. C'est pourquoi, avant de choisir son camp, il convient de s'expliquer. Et de reparler comme nous l'avons fait en octobre 1999 des vrais enjeux de la querelle scolaire (3).

Revenons d'abord sur les faits. Il y aurait, selon le directeur de l'Institut national de recherche pédagogique (Inrep), Philippe Meirieu, une odieuse chasse aux pédagogues. Il s'en explique dans un article paru dans le Monde du 12 mai 2000. Alain Finkielkraut sonnerait l'hallali et participerait à la curée dans un chapitre de son dernier livre, Une voix vient de l'autre rive (4). Et avec lui tous les professeurs et parents qui s'inquiètent du réformisme dispersif et réclament soit de dresser un bilan de la loi d'orientation de juillet 1989 qui est à l'origine de la réforme des écoles, collèges et lycées, soit de tirer les leçons de dix ans de tâtonnements et d'échecs en matière de formation des maîtres. A quand la réforme des IUFM (5) ? Ces contestataires et conspirateurs auraient en commun, selon Philippe Meirieu, de dénoncer la pédagogie telle qu'elle est enseignée par les sciences de l'éducation et de s'opposer à toute réforme du système scolaire. Ils seraient en fait des conservateurs patentés et des traditionalistes qui s'ignorent.

L'auteur de l'Ecole ou la guerre civile (1997) n'en est pas à sa première riposte. Il a déjà croisé le fer avec Jacques Julliard, Catherine Kintzler, Régis Debray, Danièle Sallenave (6). Mais il n'a jamais vraiment répondu aux deux auteurs de l'Ecole désœuvrée, Laurent Jaffro et Jean-Baptiste Rauzy, eux aussi sévères vis-à-vis du "pédagogisme", mais ne faisant pas partie du camp des "républicains" en partie inventé par les médias bien-pensants (7). Pourquoi ? Parce que Philippe Meirieu confond la critique du pédagogisme avec la critique de la pédagogie en général. C'est un peu comme si on ne pouvait pas au nom de la morale critiquer le moralisme, au nom du droit critiquer le juridisme, de l'économie l'économisme, de l'humanitaire l'humanitarisme, etc.

Le directeur de l'Inrep est à ce point convaincu d'avoir une mission pédagogique à accomplir que, non content d'être père de quatre enfants, comme certains de ses livres le signalent en quatrième de couverture, il souhaiterait devenir à la fois l'éducateur et le père de la nation. La parole de l'éducateur, écrit-il dans le Monde, est "ontologique", le pédagogue "porte et présente le monde à ceux qui arrivent". A ce niveau de généralité, il est difficile de le contredire. C'est à prendre ou à laisser. Une fois pour toutes, l'auteur de l'Ecole ou la guerre civile a décidé que seule l'action pédagogique sauverait l'école démocratique. Et il fait mine d'apporter des réponses inédites à des défis modernes. Contre les aigris, il se veut novateur de terrain. Sincère, entier, débordant de bons sentiments, comme le remarque Alain Finkielkraut dans la réponse qu'il adresse aux pédagogues (le Monde du 18 mai), il confesse volontiers ses fautes et ne craint pas d'exposer son impuissance. Sa hantise de la maîtrise et sa peur de l'autorité lui font tenir des propos à la limite du sulfureux, "Accepter qu'à notre interlocution, l'autre réponde et qu'on ne comprenne pas vraiment ce qu'il dit. Se déprendre de notre volonté de comprendre tout ce qui se passe entre "les enfants et les hommes", de notre désir de voir la relation éducative aboutir, comme une relation commerciale, à un échange parfaitement lisible [… ] Faire le deuil de la maîtrise pour accepter l'émergence de l'autre dans son altérité", écrit-il (8). Tel est le langage qu'oppose le pédagogue aux soi-disant "disciplinaires", ces monstres archaïques, qui ont l'outrecuidance de chercher à comprendre ce qu'ils enseignent. Dans un autre de ses livres, on apprend que l'entreprise éducative est "très largement aléatoire et improvisée", que l'éducation est "un projet insensé", que l'action pédagogique "est par excellence le moyen de connaissance pédagogique et non l'inverse" (9). Il y a chez Philippe Meirieu un mélange de techno-scientisme et de pathos moralisant qui, sous couvert d'éclaircir ses propres "référentiels de compétences" (sic), finit par obscurcir le débat sur l'école. Cela n'aurait rien de catastrophique si ce souci de rédemption pédagogique, ce sacre de l'enfant-roi, qui multiplie les préalables à l'acte d'enseigner et confond le respect de l'élève avec l'amour de l'autre, n'avait littéralement contaminé la plupart des IUFM ainsi que la prose ministérielle. Meirieu se voit en Blandine livrée aux conservateurs-républicains, pédagogue vertueux en proie aux professeurs malveillants. Son jésuitisme crève l'écran.

De prétendues avancées qui ne sont que des resucées

A force de laisser entendre qu'il y a trop d'école à l'école, les ultrapédagogues font main basse sur l'institution. Ils aiment les élèves comme leurs propres enfants et confondent les problèmes des jeunes avec leurs propres problèmes. Ce ne sont pas "les jeunes" qui diluent le scolaire dans le social, mais les adultes qui demandent à l'école de résoudre les problèmes de la société. "Dans le pseudo-débat entre républicains et pédagogues, remarque Gérard Molina, les premiers seraient du côté de la transmission autoritaire et hiérarchisée, les seconds des méthodes actives et libératrices" (10). En réalité, les usagers de la "pédagogie active" font mine d'être des novateurs patentés alors qu'ils reprennent sans le savoir des principes qui sont déjà à J'œuvre chez Ferdinand Buisson, dès 1878, un des pères de l'école dite républicaine. "Faites en sorte que l'élève ne subisse pas l'instruction mais qu'il y prenne une part active", disait-il. De même, la prétendue "révolution copernicienne" entérinée par la loi de 1989 affirmant que "l'élève doit être placé au centre du système éducatif" remonte à Edouard Claparède (1873-1940). Temple de la mémoire historique, le système éducatif est oublieux de son passé. La nouveauté dont il se pare lui sert de faire-valoir pour masquer la terrible réalité qui sacrifie la jeunesse défavorisée sur l'autel de la société technico-marchande.

Comme nous le disait une ancienne élève de l'IUFM de Lyon qui a abandonné ses études après deux années de pédagogie intensive : "On voulait faire de moi une consommatrice avertie, j'avais comme enseignants des anciens professeurs qui n'ont pas supporté le collège, ils voulaient m'apprendre à le supporter, on ne faisait jamais de littérature, mais on m'enseignait comment enseigner la littérature, on ne voyait jamais de films, mais on m'enseignait comment lire une image." Les déçus de l'enseignement lui apprenaient comment faire face à une classe, mais ne lui apprenaient pas comment transmettre un savoir digne de ce nom. Philippe Meirieu a beau jeu d'évoquer dans le Monde "le travail de pédagogie, depuis un siècle, pour se débarrasser de tous les avatars de l'enseignement programmé et des techniques de conditionnement". On aimerait savoir qui conditionne qui. La baisse spectaculaire du niveau des élèves (elle est constatée par ceux-là mêmes qui ont signé la pétition "Nous sommes tous des pédagogues") serait-elle due à l'odieuse propagande du camp républicain ? L'école publique mérite mieux que ce chantage.

Alors pourquoi le livre d'Alain Finkielkraut a-t-il provoqué tant d'émois ? Parce qu'il dit juste sur le fond, mais n'est pas habile dans la forme. Parce qu'il pointe une vérité à propos d'un texte de Philippe Meirieu consacré à une étude de la Trêve de Primo Levi. Et que ce texte que nous avons déjà cité se termine par une invite à se défaire de la maîtrise "pour accepter l'émergence de l'autre dans son altérité". C'est cette phrase qui a mis la puce à l'oreille de l'essayiste. "Meirieu tire la conclusion de son périple mémoriel : "L'éducation, c'est le contraire du totalitarisme." Le pédagogue averti identifie donc le maître qui a des élèves et celui qui a des esclaves [… ]. "Plus jamais ça !" proclame Philippe Meirieu. "Il faut impérieusement mettre un terme à l'entreprise détestable de fabriquer un homme et reconnaître en chaque enfant un sujet, un être complet qui a le droit d'être entendu […] Auschwitz assigne donc au pédagogue la mission de dénouer le lien séculaire entre l'éducation et la colonisation des âmes" (11). C'est ce raccord qui a fait bondir Alain Finkielkraut. Ce lien obscur entre la mission de la pédagogie et le devoir de mémoire. Entre l'antinazisme et le pédagogisme. C'est cette manière de s'adresser à l'horreur totalitaire pour faire passer des opinions qui ont trait à la nature de l'enseignement aujourd'hui qui est choquante, c'est cette façon de dissoudre l'institution dans l'amour de l'autre qui est problématique. Mais, comme toujours, on a lu trop vite, et on a confondu le débat sur la technique, sous-jacent au raisonnement de Finkielkraut au travers de sa critique de la raison instrumentale, avec le débat sur le pédagogisme.

Il est vrai que ce passage de Une voix vient de l'autre rive n'est pas le plus clair, et qu'il peut prêter à confusion ; la réflexion de Finkielkraut sur la technique comme avatar du nazisme n'est pas toujours limpide, mais on ne pouvait conclure en aucun cas que la conséquence ultime des théories des pédagogues contemporains débouchait sur "les usines de la mort" nazies. Cette polémique est un symptôme. Elle augure de futurs conflits. Elle porte en tout cas sur la décomposition de l'enseignement et sur l'illusion pédagogiste. Quel sera l'avenir de cette illusion ? Il serait temps, selon le psychanalyste Pierre Legendre, de s'élever "contre la pédagogie de la niaiserie, gant de velours enveloppant une féroce prise en main qui confisque le potentiel du plus faible, l'enfant. La nouvelle dureté ruisselle de bonté, de dévouement et d'appels à l'amour, mais elle masque la peur d'avoir affaire au rebelle, au conflit, au pourquoi ? fondateur devant lequel les générations effondrées sont sans voix". Pourquoi, oui, il n'est plus possible d'enseigner à Montreuil, Marseille, Toulouse, où règne dans les écoles de l'égalité des chances une ter-reur quotidienne, que ni la pédagogie de M. Meirieu, ni les appels au calme du ministère n'ont réussi à enrayer.

L' école et les jeunes sont au bord de la rupture titrait la Croix du 18 mai. A quand l'explosion ?

Ph. P.

(1) L'Ecole républicaine : chronique d'une mort annoncée (1989-1999), de Joël Gaubert, éditions Pleins Feux, 151 p., 85 F. La Fin de l'école, de Michel Eliard, PUF 136 p., 91 F
(2) L'Aventure humaine, numéro 10, Oser enseigner 98F
(3) Marianne n°129.
(4) Gallimard, 144 p., 75 F
(5) Instituts universitaires de formation des maîtres, créés en 1989.
(6) Lettres à quelques amis politiques sur la République et l'état de son école, Plon, 89 F 172 p.
(7) L'Ecole désœuvrée, Flammarion, 267p., 80 F
(8) Des enfants et des hommes, de Philippe Meirieu, ESF 132 p., 134 F
(9) Cité dans l'Aventure humaine.
(10) Idem.
(11) Une voix vient de l'autre rive, op. cit.

Article scanné par Anne. Télécharger ce texte : marian2.rtf

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