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Parmi les auteurs qui nous ont apporté leur soutien, il nous manquait Molière. Merci à Christophe d'avoir relevé le défi et de nous autoriser à publier en exclusivité les premier et deuxième actes de cette pièce à paraître prochainement. Bonne lecture !

L'Ecole des marchands

par Christophe Le Gall

(Droits réservés, dépôt SACD, juin 2001, no 131667)

Acte I
Acte II


PERSONNAGES :

Arnolphe : homme d'affaires
Chrysalde : frère et associé d'Arnolphe
Henriette : fille d'Arnolphe, enseignante
Trissotin : pédagogiste
Orgon : proviseur


Professeurs :

Agnès
Cléanthe
Octave
Sgenarelle
Géronte
Mme Pernelle
Bélise
Valère
Armande
Diafoirus
Alceste
Plus quelques professeurs figurants.


Elèves :

Damis
Mariane
Silvestre



La scène se passe à Noyelle, ville de province.
Le premier acte a pour décor la place de la ville.
Les autres actes se déroulent à l'intérieur du lycée de la ville.






ACTE PREMIER






SCENE I. CHRYSALDE, ARNOLPHE.


Chrysalde :

Et tu reviens, dis-tu, de cette OCDE ?

Arnolphe:

Oui, je viens te donner quelques nouvelles d'eux.
Sais-tu ce que là-bas partout l'on se raconte ?
Comme on s'y enthousiasme et comme on fait ses comptes ?
L'Ecole, y disent-ils, est un mot périmé :
Ce n'est plus maintenant pour eux qu'un grand marché.
A cet état d'esprit, l'opinion bientôt mûre,
Suivra les décideurs, c'est ce que l'on assure.
On y vendra des cours, des profs, des logiciels ;
Une grande fortune envoyée par le Ciel.
Mon frère, je te dis, notre richesse est faite !
Et j'ai là une idée, qui déjà toute prête,
A de quoi si l'on veut bientôt nous enrichir.
Me suis-tu dans ce plan ? Es-tu prêt à partir ?

Chrysalde :

Mon Dieu, quelle nouvelle ! Es-tu sûr de tes niouses ?

Arnolphe :

Pourquoi voudrais-tu donc que sur ce on nous blouse?
Europe et OMC, FMI, CIA,
BNP, USA sont avec nous, crois-moi.
Et de partout déjà, par l'odeur attirées,
Accourent les marchands, abeilles affamées.
On espère en dix ans un énorme profit.
Un marché d'avenir s'ouvre à nous, mon ami !

Chrysalde :

C'est que, vois-tu, l'école, avant tout est quand même...

Arnolphe :

Oublie tes états d'âme, ou écris des poèmes.

Chrysalde :

Ce que tu dis m'étonne, et je n'en reviens pas.
L'école, d'après toi, deviendrait un appât,
Et on la solderait comme une marchandise,
Les gens ne feraient rien, pas un seul qui ne dise
Qu'avecque les marchands finirait sa mission ?
Négligeant les enfants, oubliant sa raison,
Tout entière en nos mains elle serait soumise,
Délaissant la pensée, choisissant l'entreprise ?
Crois-tu que professeurs, inspecteurs et parents
Nous laisseraient donc faire un coup si aberrant ?
Que dans notre pays qui aime la pensée,
Pas un contre une action à ce point éhontée...

Arnolphe :

C'est que tu ne sais pas comment on parle aux gens :
Aujourd'hui on les paie de simples boniments !
On dira : "c'est ainsi", "il faut être moderne",
"Le public a changé" ou autre baliverne...
Un sourire, une idée, des considérations,
Les mots "égalité", "civisme", "intégration",
Sont autant de moyens par lesquels on sermonne...

Chrysalde :

Mais parmi tous ces gens au moins quelques personnes...

Arnolphe :

J'ai tout prévu, te dis-je, et j'ai là avec moi,
Au cas où leur sommeil ne nous suffirait pas,
Un homme parmi tous, crois-moi, des plus habiles,
Un homme très retors, bien tendre et bien servile,
Louvoyant, séducteur, rusé et technicien
Qui de nos beaux esprits saura lier les mains
C'est un homme en un mot pour nous tout stratégique,
Car versé comme aucun dans l'art pédagogique.
Je le veux à ma fille au plus tôt aujourd'hui
Proposer comme époux... Ah ! tenez, le voici.




SCENE II. TRISSOTIN, CHRYSALDE, ARNOLPHE.


Trissotin :

Cher Arnolphe je viens, emporté par mon zèle,
Des apprenants d'ici vous donner des nouvelles.
(Se tourne vers Chrysalde, qu'il salue respectueusement.)

Arnolphe :

Laissons donc à plus tard les présentations.
Qu'y a-t-il de nouveau, vite ! que nous sachions !
Comment vont les enfants, comme est-ce qu'ils se portent ?

Trissotin :

On me voit jour et nuit attentif à leur porte.
Vous savez, cher ami, que je guette leurs goûts,
Leurs soupirs, leurs humeurs...

Arnolphe:

                                                  Il faut nous dire tout.

Trissotin:

Les apprenants, vraiment, me font bien de la peine,
Il n'est jour, il n'est cours, qu'on n'entende leur gêne.
D'apprendre ils sont lassés, et partout vont poussant
De longs soupirs d'ennui : ils sont tout expirants !
Mais il faut dire aussi : les enseignants enseignent,
Sans jamais écouter les enfants qui se plaignent !
Dans l'école sans jeu, sans divertissement,
Sont ainsi sacrifiés des millions d'enfants.
Tout le long de l'année pas un d'eux ne s'amuse,
Et je crains que bientôt à ce rythme ils ne s'usent.
Sous d'énormes romans on les fait transpirer,
D'auteurs ou déjà morts, ou en voie de passer.
Peu parmi eux pourtant sont à coup sûr capables
D'apprendre et de penser, alors pourquoi ces fables ?
De notre société jamais on ne s'enquiert,
Mais on les tympanise du monde d'hier !
Sous des cartables lourds on les voit qui avancent,
Descendant de leurs cars, sinistre transhumance...
Le programme est chargé, les calculs fatigants,
Même les verbes forts sont plus nombreux chaque an !
Bref, il n'est pas d'issue, et il faut qu'on en vienne
Bientôt à tout changer, ou bien alors qu'advienne...

Arnolphe:

Mais ne croyez-vous pas que tous les professeurs...

Trissotin :

De la joie de l'élève ils sont les fossoyeurs.
Comme vous je les crois tout à fait responsables
De l'ennui, des douleurs, des lourdeurs du cartable.
Jamais en un seul siècle on ne les voit changer,
Comme sous Pythagore on les entend compter ;
A la règle, au compas, ils tracent des figures
Qui ne bougeront pas, éternelles gravures...
Comme si depuis lors l'ordinateur n'avait
Des antiques calculs dévoilé les secrets !
Ces enseignants vieux jeu, troisième république,
Philosophent encor comme sous le Portique...
Ils ignorent l'époque et lisent des bouquins
Toujours plus éloignés de notre quotidien ;
Et puis ils sont sérieux, engoncés et austères,
Toujours trop magistraux et prêts à faire taire.
Avec eux le discours de l'élève est bridé,
Son génie de leur cours sort tout exténué,
Il en sort assommé, oreilles rebattues,
Pour très longtemps brisé, enfin privé d'issue...

Arnolphe :

Mon Dieu, ces professeurs...

Trissotin :

                                              Sont d'atroces bourreaux.

Arnolphe :

Libérons les enfants, c'est urgent...

Trissotin :

                                                         Il le faut !

Arnolphe :

C'est pour cela aussi qu'on nous voit à Noyelle :
Nous ferons pour l'enfant une école plus belle !

Trissotin :

Oui, il faut au plus vite imaginer un plan
Qui redonne bonheur et confiance aux enfants.

Arnolphe :

Nous voulons entamer une vaste Réforme.

Trissotin :

Je ne vous cache pas que la tâche est énorme...

Arnolphe, à Chrysalde :

Es-tu bien convaincu ? Car tel est le constat...

Chrysalde :

Si tout est aussi noir, on n'en peut rester là.

Trissotin :

On vous a dit ici la tournure des choses.

Chrysalde :

Il faut donc se pencher sur cette sinistrose.

Trissotin :

Comme je me réjouis ! Je trouve ici vraiment
De bien sensibles gens et pleins d'empressement,
S'inquiétant des enfants, délaissant les affaires,
Comprenant les questions, toujours prêts à bien faire.

Chrysalde, à part :

Ou bien cet homme est niais, ou bien il est rusé.
Sans mal à notre cause il me semble gagné.

Arnolphe :

C'est qu'en tout nous savons cela qui est rentable,
Ou pour l'attaché-case, ou bien pour le cartable.
Elèves, stocks ou profs, nous parlerons de flux,
Tout comme nos profits, nous les voulons tendus.
Ce qu'il faut désormais : se montrer efficace...
Grand ouverte est la voie pour l'école de masse.

Trissotin :

Oh! vous êtes vraiment un homme très humain.

Chrysalde, à part :

Il fait un pléonasme et ne le voit pas bien.

Arnolphe :

D'abord avec la banque il faut que l'on discute
Sans perdre plus de temps, et puis qu'on s'exécute.
Il est dans cette ville un lycée à sauver :
On peut compter sur nous pour le moderniser.
Trissotin, voulez-vous, s'il vous plaît, bien nous suivre.
Le plan est d'envergure, allez, prenez vos livres !
Il est temps maintenant que l'école enfin change.
Nous avons devant nous un nouveau grand challenge !

Trissotin :

Je suis de ce défi, mais de grâce un instant,
Je monte dans ma chaire et puis je redescends.
J'ai oublié là-haut un tome de mes œuvres,
Qui me sera précieux dans toutes nos manoeuvres.
Laissez-moi enfiler aussi d'autres habits.

Arnolphe :

Faites vite, l'ami, retrouvons-nous ici.
Quant à toi, mon cher frère...

Chrysalde :

                                                Où veux-tu donc que j'aille ?

Arnolphe :

Eh ! pour notre réforme il nous faut des cobayes :
Prends vite un rendez-vous avec le proviseur,
Dis-lui que nous serons expérimentateurs.




SCENE III. HENRIETTE, ARNOLPHE.


Arnolphe, prolongeant ses pensées :

Trissotin trouvera un discours novateur,
Et des arguments choc...

Henriette :

                                       Ohé la !

Arnolphe :

                                                    Eh ! Que vois-je ?

Henriette :

Mon père déjà là, de retour de voyage !

Arnolphe :

Ma fille embrasse-moi ! Il faut me pardonner,
Je fus en réunion aussitôt arrivé.
Eh! te portes-tu bien ?

Henriette :

                                             Comment vont tes affaires ?

Arnolphe :

Non toi d'abord, dis-moi : ta classe de première ?

Henriette :

Ils sont mieux, ces temps-ci, ils sont plus motivés.
Etre stagiaire est dur...

Arnolphe :

                                             Te fais-tu au métier ?

Henriette :

Il demande du coeur et de la patience.
C'est ce que j'ai choisi... Oui je sais, toi tu penses :
Les profs sont bons à rien, sans rentabilité...

Arnolphe :

Loin de moi ce discours ! Il est bien dépassé...

Henriette :

Il y a quinze jours, on te l'entendait dire,
Tu as donc bien changé...

Arnolphe :

                                             Mais on peut se dédire !
Oui, je t'annonce ici mon nouveau grand projet,
Qui a votre lycée...

Henriette :

                                Mon lycée ?

Arnolphe :

                                                       ... pour objet !
(Voyant l'étonnement d'Henriette.)
Eh oui, dès aujourd'hui je reviens à l'école !

Henriette :

Toi ?

Arnolphe :

         Moi !

Henriette :

                  A l'école ?

Arnolphe :

                                          Oui. L'idée te semble folle ?

Henriette:

Mais que vas-tu y faire ?

Arnolphe :

                                       Eh bien tout ! Rénover,
Equiper, divertir et informatiser !
Henriette sais-tu, sais-tu ce que je pense ?
L'école et l'entreprise ont bien des différences,
Mais il faut aujourd'hui à tout prix nous unir,
Et contre tous dangers ainsi nous prémunir.
De l'école il est vrai nous avons à apprendre
Mais elle aussi de nous a quelque chose à prendre,
Ecole plus ouverte et marchands moins fermés,
Ainsi je nous vois tous enfin réconciliés.

Henriette :

Comme à l' OCDE on en conte de drôles !
Es-tu sûr de ne pas confondre tous les rôles ?

Arnolphe :

Je puis te l'assurer, c'est là notre avenir,
Et j'ai pris Trissotin pour tout bien réussir.

Henriette :

Qu'est-ce que Trissotin ?

Arnolphe :

                                          C'est un pédagogiste.

Henriette :

Et tu le vois souvent ?

Arnolphe :

                                    Dans mon plan il m'assiste.
C'est qu'il a une chaire, en haut de cette tour,
Où il vit à l'écart, dissèquant chaque cours.
De l'éducation il est le spécialiste,
Sans jamais enseigner, c'est te dire l'artiste.

Henriette, intéressée :

Comment est-il ?

Arnolphe :

                                    Subtil, doué comme pas un.

Henriette :

N'est-il pas libertaire ?

Arnolphe :

                                        Oui, mais homme de bien.

Henriette :

Ce que tu dis m'intrigue, et ma foi ce grand homme,
Pour dire ainsi la chose...

Arnolphe :

                                       Est peut-être ton homme ?
Henriette, c'est vrai, tu vis trop à l'écart,
Et bien trop occupée des élèves picards,
Trop prise par les cours, les conseils, les copies,
Et n'ayant pas le temps de bien mener ta vie.
Pourtant tu le sais bien, il faut parfois sortir,
Prise dans des bouquins tu vas bientôt moisir !
Oui, pendant tout ce temps, tu oublies d'être jeune
Et d'être une moderne, et tu oublies le feune !

Henriette, décidée :

Dans ce cas, n'attends plus, et présente-le moi !

Arnolphe :

C'était mon intention. C'est un homme de foi !

Henriette, songeuse :

Pédagogie finance, ô Dieu quel mariage !

Arnolphe :

A bas les préjugés, vive le nouvel âge !
(Apercevant Trissotin au loin)
Le voici justement, il a changé d'habit,
Il est en médecin ! Cet homme que voici,
Après nous avoir dit en d'expertes paroles
Comment vont les enfants, et comment va l'école,
(Le tableau était noir, tu peux bien t'en douter
Et nous a convaincu de tout bien transformer)
Vient nous recommander ses plus fameux remèdes.
Clystères et dicos sont tout ce qu'il possède :
De notre école il est le fameux médecin,
Car il veut la guérir, et la veut guérir bien.




SCENE IV. TRISSOTIN, HENRIETTE, ARNOLPHE.


Trissotin, avec un air grave :

Oui l'école se meurt, et cette maladie
Demande maintenant à être enfin guérie.
Sans tarder il nous faut éradiquer le mal
Avec les médecins de tout le corps social :
Faisons appel aux psy, assistants, sociologues,
Pédagos, conseillers, et puis idéologues...
La scholica crisis s'attaque à tout le corps.
Il souffre déjà trop : rubor, tumor, calor,
On constate partout la fonction altérée.
Scholae debilitas est généralisée.
Puis tout le long du corps nous sentons bien aussi
S'agiter des... discipuli perturbati,
Qui échauffent le sang et jaunissent la bile
Ne faisant qu'achever ce pauvre corps débile.

Arnolphe :

Cette radiographie fait grande peine à voir.

Trissotin :

Vous montrer tout le mal est hélas ! mon devoir.

Arnolphe :

Que disent médecine et art pédagogique ?

Trissotin :

Des remèdes il faut qui soient fort énergiques :
On ne peut échapper, pour bien chasser les maux,
A ce qui a pour nom sanguinis missio.

Arnolphe :

Je ne vous comprends pas, eh, que voulez-vous dire ?

Trissotin :

Qu'une bonne saignée en rien ne pourra nuire,
Je propose la diète et puis la purgation
Pour de cette saignée compléter l'action.
Madame, tournez-vous, si vous êtes sensible,
Je ne le cache pas, la mission est pénible.
Mais la medicina qui suivra tout ceci
Sera pertinens ad artem educandi.

Arnolphe :

Cela paraît complet...

Trissotin :

                                      Ajoutons les clystères,
Comme ont les médecins dans les vers de Molière,
Il faut purger ce corps et le nettoyer bien
Et qu'importe à la fin s'il ne reste plus rien !

Arnolphe :

Si je puis résumer en langage profane :
Toute la vieille école il faut donc qu'on condamne...
Que faites-vous des profs ? Faut-ils donc qu'ils enseignent ?

Trissotin :

Non je veux qu'ils soient là, qu'ils gardent, qu'ils renseignent.

Arnolphe:

Vous ne les voulez pas des enfants précepteurs ?

Trissotin:

Non je les veux plutôt gentils animateurs,
Sans disciplines donc...

Arnolphe, étonné :

                                       Vous savez qu'ils y tiennent !

Trissotin :

Vidons leur contenu, voyons si elles tiennent !

Arnolphe :

Horaires et journées, les voulez-vous changer ?

Trissotin:

Oui, si c'est dans le sens de tout bien alléger.

Arnolphe, de plus en plus ravi :

Les programmes ?

Trissotin :

                                 Vidons ! Ils créent trop de souffrance.

Arnolphe :

Et les devoirs ?

Trissotin :

                            Saignons ! Ils torturent l'enfance.

Arnolphe :

Cela suffira-t-il pour voir la guérison ?

Trissotin :

Il faudra bien aussi penser à l'ablation,
De certaines parties ma foi fort infectées...

Arnolphe :

Et quelles parties donc sont pour vous condamnées ?

Trissotin :

Les langues mortes, soit : latin, grec, allemand,
Puis la géométrie, dans l'espace ou le plan,
Et tous les résumés, dissertations, synthèses
Qui font bien trop de tort, provoquent les malaises,
Orthographe et grammaire, et tous les vieux auteurs,
Tableaux verts et chiffons, craies et vieux professeurs,
Manuels poussièreux, estrades démodées,
Majors de promotion et têtes appliquées
Et enfin le brevet, le baccalauréat,
Enlevons cela ...

Arnolphe :

                            In pace requiescat.

Trissotin :

S'il faut le dire encor de façon plus brutale :
Saignons et dégraissons l'école nationale !
Sanguinis missio ne fait que commencer :
Vous n'avez pas fini de voir le sang couler !
Il était temps ici, en ville de Noyelle,
Que le lycée enfin change et se renouvelle.
Et on verra bientôt les enfants être heureux,
Dans un monde sans peine et comme fait pour eux.

Arnolphe:

Vous êtes en tous points un révolutionnaire !
A un vrai libéral vous ne pouvez que plaire.
(Il lui donne une bourse.)

Trissotin :

Je n'entends pas ceci : ce n'est pas dans mes us.

Arnolphe:

Cessez de protester : prenez ces cent écus.
Je vous verrai tantôt...

(Ils échangent quelques documents, signent des papiers. Pendant ce temps, Henriette avance sur le devant de la scène.)

Henriette, à part :

                            C'est extraordinaire !
Cet homme compétent a vraiment tout pour plaire ;
Certes il abuse un peu du lexique latin...
Mais c'est thérapeutique et il n'est jamais vain.
Comme il est élégant, drapé dans cette cape ;
Son bâton est sculpté comme celui d'un pape.
Il porte aussi un bouc, imposant le respect,
Il a ... et puis il est... oui, cet homme me plaît.
Puis il a convaincu, c'est une vraie prouesse,
Deux marchands affairés d'oublier leur richesse
Pour aider le prochain, l'école et les enfants.
Ah ! depuis qu'à Noyelle autre chose on attend !
Le lycée n'en peut plus, il fallait qu'on avance,
Et cet événement est pour nous une chance.
Oui, ce jour est pour moi à nul autre pareil :
Un homme arrive là pour changer l'appareil,
Et par cet air qu'il prend, par ce regard intense,
Ouvre soudain pour moi un horizon immense.
(Trissotin prend congé d'Arnolphe.
Elle le suit du regard, tandis qu'il quitte la scène.
)
Le projet de mon père au fond n'est pas si fou
Et je crois bienvenu ici ce brise-tout !
La vie était hélas avant tellement grise.
Il arrive, il est fou, je peux dire qu'il me grise !
Oui, sans homme à Noyelle au fond je m'ennuyais.
Il y a bien Octave, ah! mais c'est un jeunet.
Cléanthe quant à lui , qui vient et me courtise,
M'agace très souvent et me laisse indécise.
Et pour Valère alors, ce curieux numéro,
A part des syndicats, il ne parle pas trop...
Mais assez de cela. Tenons-nous à distance.
Chrysalde arrive ici. Ils vont parler finance.




SCENE V. CHRYSALDE, ARNOLPHE.

Chrysalde :

Je reviens de l'école, où j'ai pris rendez-vous
Orgon nous voit tantôt, allons, préparons-nous.

Arnolphe :

Pour le financement, avez-vous vu la banque ?

Chrysalde :

Les fonds sont réunis, et plus rien ne nous manque.
Je crains que le projet ne paraisse un peu fou...

Arnolphe :

Celui qui sort d'ici est son meilleur atout !
Car ce que Trissotin sans ambages propose
Est de l'éducation la vraie métamorphose.
A travers ses propos pleins de modernité,
Il nous prépare à tous une félicité !
Bientôt finie l'école, et vive le commerce !
Il s'en fallait de peu qu'une larme je verse.

Chrysalde :

D'où vient que vous ayez, ainsi, si bon espoir ?

Arnolphe :

Nous allons lui livrer pour plusieurs milliards
Publicités, sponsors, tout ce dont on dispose
Pour tous bien divertir, adieu lycée morose,
Tout le parascolaire, écrans géants, gadgets,
Computers, logiciels, cédéroms, internet,
Il n'est pas vous verrez jusques aux calculettes
Qu'on ne pourra leur vendre, et puis des trottinettes !

Chrysalde :

Est-ce tout, dites-moi ?

Arnolphe :

                                  Non, ce n'est qu'un début
Hors cette livraison, voici mon autre but :
Il faudra se placer dès qu'il sera possible
Sur le marché mondial, ne pas rater sa cible.
Si nous savons alors être concurrentiels,
Nous vendrons cyber-cours, serveurs, didacticiels ;
Dans le monde entier on nous fera confiance
Pour la confection de nos cours à distance.

Chrysalde :

Vous me voyez gagné, ne m'en dites pas plus.

Arnolphe :

Je n'en ai pas fini de compter nos écus.
L'école entre nos mains, ce que nous allons faire,
Est de plaire à l'élève et de bien le distraire.

Chrysalde :

Le savoir et les cours ?

Arnolphe :

                                    Pour les conservateurs !
L'élève de demain sera consommateur.

Chrysalde :

Dans leurs journées pourtant il faudra quelque chose...

Arnolphe :

Croyez-vous qu'à cela votre frère s'oppose ?
Non, je ne suis pas homme à tant manquer de coeur
Et à tout liquider ainsi en fossoyeur.
Pourquoi déciderais-je avec trop de cynisme
De rayer les leçons ? Pourquoi ce nihilisme ?
Je crois que les enfants il faut bien éduquer.
En cela Trissotin va beaucoup nous aider.
Il prône le civisme et veut des enfants sages,
Ne posant nul problème à tout leur entourage.
Les savoir-faire aussi sont sa priorité :
Vous voyez qu'un enfant sera bien éduqué !
Ils seront performants, impeccables, sans faille ;
Pas un d'eux qui, bientôt au Marché, ne travaille.
Parfaitement formés, sans poser de soucis,
Ils seront, clés en mains, bien livrés et soumis.

Chrysalde :

Je vous ai entendu, la chose est admirable
Et Trissotin je vois est un homme incroyable.
Dans ce projet sans doute il va bien nous aider...
Quelque chose pourtant me fait un peu douter.
Pourquoi ce libertaire, aux idées bien de gauche,
Cherche-t-il à complaire aux marchands qui l'embauchent ?
Oui pourquoi Trissotin, ancien soixante-huitard,
Tient-il donc aujourd'hui un discours si bâtard ?
Car je trouve étonnant qu'oubliant là l'élève,
Les missions, tout principe, un Temple il nous élève.
Eh ! Comment l'expliquer ?

Arnolphe :

                                            Qu'importe le pourquoi ?
Laissons-là les questions et marchons d'un bon pas !
Par sa pédagogie grandement inspirée,
Il fait notre bonheur et puis sa renommée.

Chrysalde :

Oui, vous avez raison, allons-y de bon coeur !
Oh! mais... j'entends des pas...

Arnolphe :

                                                Voici le Proviseur.




SCENE VI. ORGON, CHRYSALDE, ARNOLPHE.


Arnolphe :

Cher Monsieur nous voulons vous parler d'une chose :
Le lycée de Noyelle... a du mal, et si j'ose...

Orgon :

Vous êtes, me dit-on, marchands de profession,
Et prêts à nous aider dans l'éducation.

Arnolphe :

Vous avez bien compris, tout ce qui nous motive
Est d'aider les élèves et faire qu'ils arrivent.

Orgon :

Les choses par ici ne vont pas aussi mal...

Arnolphe :

Qu'importe, il faut ici de l'expérimental.

Orgon :

Tout vouloir réformer est manie ancienne :
Cela fait bien trente ans qu'on entend cette antienne.
En tant que proviseur, j'avoue que je suis las
De voir passer chaque an les innovantes lois.
A refaire l'école, un chacun se bouscule...

Arnolphe :

Mais un chacun aussi trop vite capitule !

Orgon :

De tant de mouvement, on finit ballotté.
A la fin on est las de la modernité.

Arnolphe :

Attendez que cela enfin vraiment commence
Pour être convaincu et entrer dans la danse.
Jamais on n'a laissé les choses se finir !
Et le corps enseignant a toujours su ternir
Les plus beaux des projets ; voilà d'où vient la faute !
Laissons-les maintenant, et hop, que cela saute !

Orgon :

La Réforme à nouveau ?

Arnolphe :

                                        Cette fois pour de bon !
Mon ami Trissotin vous mettra dans le ton.
Il est homme versé en sciences didactiques,
Un homme habile et fin, aux plans tout stratégiques.
De plus, il a l'appui de tous nos gouvernants.
Alors, qu'en pensez-vous ? Etes-vous hésitant ?

Orgon :

Ma foi, je ne sais trop, ainsi donc le ministre...

Arnolphe :

Veut des hommes nouveaux, qu'on chasse les sinistres.

Orgon :

Il en sera fini de nos humanités ?

Arnolphe :

Non, mais on les fera par l'écran transiter !

Orgon :

Merci de vos conseils, il faut donc que j'y songe...
Je penserai bientôt...

Chrysalde, venant de lire sur son téléphone portable un message provenant du ministère :

                                Mettez fin à vos songes !
Un message m'apprend qu'à la fin de ce mois
Vous verrez Trissotin, mon frère Arnolphe et moi..
En effet, le ministre en ce lieu nous installe...

Orgon :

Notre école sera...

Arnolphe :

                                Oui, expérimentale !








(à suivre...)


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