L'autorité des professeurs
   
        Pourquoi les professeurs 
    sont-ils devenus la cible principale des réformateurs ? Que veut-on 
    détruire en supprimant leur fonction ? 
          Je reprendrai quelques idées d'Hannah 
    Arendt tirées de "Qu'est-ce que l'autorité ?" et de "La 
    crise de l'éducation" (1) 
          Arendt écrit dans "Qu'est-ce que 
    l'autorité ?" : "Une crise de l'autorité constante 
    a accompagné le développement du monde moderne dans notre siècle. 
    Cette crise de nature politique a gagné des sphères pré-politiques 
    comme l'éducation et l'instruction des enfants". 
          Elle écrit encore : "s'il 
    faut définir l'autorité, ce doit être en l'opposant à 
    la contrainte. Par la force et la persuasion par argument".  
          Or, que constate-t-on dans les pratiques 
    actuellement mises en œuvre dans l'école française ? Sous 
    le masque de la persuasion, c'est-à-dire sous le masque d'un pseudo-égalitarisme, 
    se cache une contrainte inouïe - obligeant les maîtres à 
    mal enseigner et les élèves à mal apprendre. Tout cela 
    est dissimulé derrière des pratiques, vestiges des rituels scolaires 
    vidés de leur contenus efficaces de transmission, d'exercices et d'apprentissage. 
    
          La disparition de l'autorité est 
    le symptôme d'une rupture délibérément voulue avec 
    le passé. Il y a un lien entre la disparition de la tradition et celle 
    de l'autorité, souligne Arendt : "Avec la tradition, c'est 
    la mémoire qui est abolie. La perte de l'autorité équivaut 
    à la perte des assises du monde".
        On comprend alors pourquoi il devient nécessaire 
  de s'en prendre aux professeurs, car ils représentent l'autorité. 
  Dans "La crise de l'éducation", Arendt écrit: "dans 
  le cas de l'éducation, la responsabilité du monde prend la forme 
  de l'autorité". 
        C'est donc parce que lautorité du 
  professeur se fonde sur son rôle de "responsable du monde" qu'il devient 
  nécessaire de le discréditer, en discréditant les connaissances. 
  
        Le rôle de transmetteur 
  est discrédité, réduit à une fonction purement théâtrale, 
  symbolisée par le cours magistral qui, selon un rapport de l'Inspection 
  générale, empêcherait la libre parole des élèves. 
  Les professeurs deviendraient ainsi les responsables de l'appauvrissement spectaculaire 
  du langage oral, dans une période où l'on vante constamment l'expression, 
  mais où la seule expression admise est celle des médias, tumultueuse 
  et redondante. 
         "On a beaucoup médit de l'enseignement 
  verbal, a écrit Wallon , dans un article consacré au cinéma 
  éducatif (2), mais au fond toutes nos conceptions, 
  toutes nos sciences au cours de la civilisation se sont constituées à 
  l'aide de raisonnements, à l'aide déformules, qui sont des formules 
  verbales". 
        Discréditer le maître écrit 
  Arendt, c'est en définitive discréditer tous les adultes. Car 
  l'autorité du professeur se fonde sur son rôle de responsable du 
  monde, comme s'il était un représentant de tous les adultes. 
        Dans la conception que défend Meirieu, 
  l'école a pour fonction d'unifier la pensée. Il ne s'agit donc 
  plus de persuasion par argument, mais bien de contrainte par la force. En portant 
  atteinte à l'autorité des professeurs, les pédagogistes 
  et autres réformateurs de l'école aggravent la crise de l'autorité 
  dans ce pays. 
  
         Arendt écrit : 
    "la pédagogie est devenue une science de l'éducation 
    en général au point de s'affranchir complètement de la 
    matière à enseigner. En outre, cela a conduit à 
    négliger complètement la formation des professeurs dans leur 
    propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. En conséquence 
    cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer 
    d'affaire par leurs propres moyens mais que désormais l'on tarit la 
    source la plus légitime de l'autorité du Professeur, qui, quoiqu'on 
    en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent" 
  
  
   
  La destruction des habitudes 
    morales à l'école
  
   
        La destruction de l'enseignement 
    élémentaire, qui a pour conséquence la destruction des 
    automatismes de base chez la plupart des élèves s'est faite 
    en même temps que la destruction des habitudes morales. 
          L'éducation morale à l'école 
    s'appuyait sur la discipline, considérée comme la manière 
    de donner des habitudes morales aux enfants. La lecture de L’Education 
    morale de Durkheim (3) aide à comprendre ce qui 
    fut la conception du rôle de la morale à l'école laïque 
    et qui n'a plus cours à présent. 
          Un des principaux objets de l'éducation 
    morale est de "donner à l'enfant le sentiment de sa dignité 
    d'homme dit Durkheim. Le rôle de la morale est de déterminer 
    la conduite, de la fixer, de la soustraire à l'arbitraire individuel. 
    La moralité est un vaste système d'interdits". 
          "L'enseignement de la morale s'identifie 
    à l'esprit de discipline". C'est au cours de la seconde enfance, 
    à l'âge de l'école primaire que se "situe l'instant 
    critique de la formation du caractère moral. Au-delà de la seconde 
    enfance, si les bases de la morale ne sont pas constituées, elles ne 
    le seront jamais". 
          L'expérience actuelle nous montre 
    qu'il en est des bases de la morale comme des automatismes de base qui sous-tendent 
    les apprentissages fondamentaux. Si les automatismes ne sont pas installés 
    au cours de la seconde enfance, les difficultés d'apprentissage deviendront 
    durables. Ce phénomène est observé massivement au collège, 
    en même temps que les désordres de la conduite individuelle et 
    collective. 
          Ceux qui n'ont pas automatisé la 
    lecture, l'écriture et les quatre opérations à l'école 
    primaire, n'acquièrent pas ces activités comme des automatismes 
    au collège. Il en va de même pour la discipline scolaire et les 
    habitudes morales. Non acquises à l'école primaire, elles deviennent 
    très difficiles à acquérir au collège. 
          L'analyse de Durkheim permet d'isoler 
    une des causes scolaires du développement des phénomènes 
    de foule au sein de l'école. 
          La morale écrit-il, "repose 
    sur une organisation régulière de la vie à l'école. 
    L'esprit de discipline c'est la modération des désirs et la 
    maîtrise de soi". 
          Pour donner une éducation morale 
    à l'école, on doit s'appuyer sur deux particularités 
    psychologiques de l'enfant, "le goût de la répétition, 
    qui permet de lui faire prendre des habitudes régulières et 
    la réceptivité de l'enfant à la suggestion impérative". 
    
          Comme beaucoup de penseurs de son temps, 
    Durkheim considérait que la grande réceptivité de l'enfant 
    à la suggestion pouvait être assimilée à la suggestivité 
    du sujet hypnotisé. La conséquence de cette grande suggestivité 
    des enfants est la facilité avec laquelle on peut les manipuler. 
          Ce danger était bien perçu 
    par Durkheim qui insiste sur la nécessité de protéger 
    la liberté de l'enfant. Car il ne cache pas la nature redoutable du 
    pouvoir que donne à l'adulte cette grande suggestivité de l'enfant. 
    La limite que Durkheim impose aux débordements abusifs des adultes 
    est la force de la règle. 
          A l'école, l'enfant apprend le 
    respect de la règle. Il apprend à faire son devoir par le biais 
    de tout un système de règles qui déterminent sa conduite. 
    L'ensemble de ces règles constitue la discipline scolaire. Cette discipline 
    est la morale de la classe. 
          La vraie fonction de la discipline est 
    d'être un élément de l'éducation morale, car une 
    classe indisciplinée est une classe qui se démoralise. 
    
          Durkheim fait partie de ceux qui ont réfléchi 
    aux problèmes posés par la psychologie des foules. La foule 
    est, écrit-il, "une société instable et chaotique", 
    c'est la raison pour laquelle l'immoralité s'y développe 
    si souvent. Or une classe sans discipline est comme une foule. 
          Si le maître n'a pu acquérir 
    l'autorité nécessaire, alors la suractivité se dérègle. 
    C'est la démoralisation qui s'installe. La règle cesse d'elle-même 
    si elle n'est pas impersonnelle. Le maître doit donc la présenter 
    non comme une œuvre personnelle mais comme un pouvoir moral qui lui est supérieur. 
  
    
  Violence et barbarie : la 
    déculturation 
   
         Wallon a défini 
    la sensibilité de prestance (4). C'est une forme 
    de sensibilité qui répond à la présence d'autrui: 
    "sous l'insistance d'un regard, sous l'impression d'être pour autrui 
    un objet d'attention, il peut arriver à chacun de perdre contenance. 
    (…) Les aspects de cette intolérance pour l'attention d'autrui sont 
    de trois sortes : la simple opposition, ou négativisme, l'angoisse, 
    la peur ou la colère. "  
          Quand le regard d’un passant est pris 
    pour une agression cela peut déclencher une réaction de fureur 
    et de violence. La peur et l'angoisse ressenties créent comme un renversement 
    de la situation. Le sujet regardé devient l'agresseur, mais il transforme 
    son acte violent en acte de légitime défense. 
          Dans ce cas, la barbarie prend le dessus. 
    La perte du sens de l'urbanité devient à notre époque 
    un phénomène inquiétant. Ce sens est lié à 
    la civilisation, il naît de l'habitude existant depuis des siècles 
    d'avoir des relations pacifiques dans la cité. 
          On assiste en même temps à 
    un phénomène généralisé de déculturation. 
    Marcuse, disciple de Freud, avait déjà perçu et décrit 
    ce phénomène en s'appuyant sur le concept, inspiré de 
    Freud, de désublimation (5): "La rationalité 
    technologique est en train de liquider les éléments oppositionnels 
    et transcendants de la culture supérieure. Ces éléments 
    sont victimes du processus de désublimation qui est prépondérant 
    dans les secteurs avancés de la société contemporaine". 
     
          La déculturation s'accompagne d'une 
    déshumanisation de la sexualité. Marcuse la qualifie 
    de "désublimation répressive". Il écrit : 
    "il y a des formes répressives de désublimation. Une 
    semblable désublimation est très efficace dans le domaine sexuel, 
    ici, comme dans la désublimation de la culture supérieure, elle 
    constitue un effet secondaire des contrôles sociaux de la technologie 
    qui généralisent la liberté tout en intensifiant la domination". 
     
          La déshumanisation de la sexualité 
    est imposée brutalement. On exerce des pressions dans le but de déchaîner 
    ce qui était interdit et sévèrement contrôlé. 
    La sexualité est déshumanisée à présent 
    jusqu'au sein de l'école, au nom du réalisme biologique et de 
    la liberté du choix des partenaires. 
          La déshumanisation de la sexualité 
    dans la société, dans les médias et dans l'école, 
    peut avoir des effets incontrôlables. On voit se développer des 
    pratiques barbares consistant às'emparer de jeunes adolescentes, à 
    se les partager comme un butin de guerre, à les violer collectivement. 
    Ces rapts et ces viols collectifs apparaissent dans un contexte d'exhibitionnisme 
    sexuel incessant, de stimulation continue des désirs et de valorisation 
    d'expériences de toutes sortes. 
          Le retour à la barbarie observé 
    dans certaines cités, et sous des formes plus camouflées dans 
    différents milieux sociaux, est une forme extrême de la destruction 
    de la culture. On peut narguer impunément l'Etat et la police. On peut 
    s'en prendre à des adolescentes que personne n'ose plus, ne veut plus 
    et ne sait plus protéger. La liberté des malfrats se généralise, 
    la domination sur le reste de la population s'aggrave. 
   
   
  Le plan Langevin-Wallon vu par 
    Wallon 
   
         Les réformes 
    proposées après la deuxième guerre mondiale dans le cadre 
    du plan Langevin-Wallon ont été justifiées par l'inadéquation 
    d'un système scolaire où "la coupure entre l'enseignement 
    primaire et supérieur est devenue contraire aux exigences du présent" 
    écrit Wallon (6). 
          On reprochait à l'enseignement 
    primaire d'être "dogmatique, figé, routinier". "L'autonomie 
    relative des différents enseignements : primaire, secondaire, technique, 
    et les compétitions que cette autonomie relative pouvait engendrer 
    à l'intérieur du système scolaire ont paru inconciliable 
    avec l'unité culturelle du pays". On a mis en avant "le droit 
    de tous les enfants à une véritable culture intellectuelle ". 
    
          "Une autre condition de la réforme 
    est de supprimer la cloison qui vouait l'enseignement primaire à être 
    un enseignement utilitaire pour les masses, et l'enseignement secondaire un 
    enseignement culturel pour l'élite." 
          A l'ancien découpage : premier 
    degré, classes populaires, second degré classes bourgeoises, 
    on a opposé la division en cycles qui répondraient à 
    des étages de l'évolution intellectuelle. 
          Dans le premier cycle, "âge 
    maternel" caractérisé par des "activités 
    dispersées à motifs immédiats". Ensuite âge 
    de l'école, six à onze ans. C'est la période de la vie 
    où peuvent être acquis "les différents automatismes 
    indispensables aux opérations de la pensée et qui doivent être 
    communs a tous les enfants". 
          Le second cycle, ou "cycle d'orientation", 
    destiné à tous les enfants de onze à quinze ans, 
    devait être la période "des options" où 
    les enfants auraient pu révéler "leurs préférences 
    et leurs dispositions dominantes".  
          Le troisième cycle, de quinze à 
    dix-huit ans, aurait été celui de "la détermination 
    vers les sections théorique, professionnelle et pratique".  
    
          Quelles étaient, selon Wallon, 
    les particularités de l'enseignement primaire, qui était quasiment 
    autonome ? "Enseignement pour le peuple, il a été soigneusement 
    tenu à l'écart de l'enseignement secondaire et il a fonctionné 
    en circuit fermé. Sauf exception individuelle, on était élève 
    de l'un ou de l'autre et pas successivement de l'un et de l'autre. Aucun palier 
    commun, pas d'ouverture de l'un sur l'autre, des examens qui ne se correspondent 
    pas. La formation des maîtres est pour les deux radicalement distincte. 
    (...) Que ce système ait eu ses avantages, ce n'est pas douteux. Ainsi 
    concentré sur lui-même, l'enseignement du peuple s'est imprégné 
    d'esprit populaire, ce qui n'était sans doute pas dans les intentions 
    du législateur. Il a pu éviter l'évasion de ses meilleurs 
    éléments vers d'autres situations universitaires. Il n'a pas 
    eu à recueillir les laissés-pour-compte des autres enseignements." 
     
          L'erreur de Wallon réside, à 
    mon avis, dans l'appréciation suivante : l’école primaire 
    était destinée à donner une instruction "purement 
    utilitaire". Cette appréciation réduit considérablement 
    l'apport de l'école primaire dans les domaines de l'histoire, de la 
    morale et des leçons de choses. Son erreur réside également 
    dans l'opposition qu'il établit entre l'utilitaire et le culturel, 
    comme si l'apprentissage des éléments et celui des rudiments 
    d'histoire, de géographie, et de science n'étaient pas intrinsèquement 
    constitutifs de l'acculturation. 
          Avoir bien appris à lire, à 
    écrire et à compter ne signifiait pas qu'on accumulait les chances 
    d'une promotion sociale. Cet aspect fondamental de l'enseignement élémentaire 
    a cependant été détruit pour tout le monde, puisque l'enseignement 
    primaire est à présent commun. Dans quel but ? 
           C'est cet enseignement 
    qu'il faudrait revaloriser en premier lieu, il s'appuie sur l’existence d'une 
    discipline. Il faut revaloriser la pédagogie des automatismes: lire, 
    écrire et calculer. L'installation et la conservation des automatismes 
    se fonde sur un enseignement méthodique, appuyé sur les exercices 
    et la répétition. On ne doit pas l'interpréter comme 
    une automatisation de la pensée, mais bien au contraire, comme la condition 
    de son émancipation. 
          Il permet aux enfants de se forger efficacement 
    les outils intellectuels indispensables à leur autonomie intellectuelle, 
    afin qu'ils puissent non seulement déchiffrer, mais lire en comprenant 
    ce qu'ils lisent et écrire pour conceptualiser leurs expériences 
    et leurs pratiques. En réalité, l'enseignement primaire tel 
    qu'il fut conçu est un enseignement indispensable à tous 
    les enfants, car il permet d'acquérir efficacement des connaissances 
    dont on conservera l'usage tout au long de la vie. L'enseignement des éléments 
    se pratiquait de la même manière dans les autres établissements. 
  1. Hannah. Arendt, La crise de la culture, 
    Gallimard, 1973 
    2. Henri Wallon, "Le cinéma éducatif", Bulletin 
    de la Société Française de pédagogie, n°106, 
    1954 
    3. Emile Durkheim , L'éducation morale, PUF, 
    1974. 
    4. Henri Wallon, Les origines du caractère, 
    PUF, 1949.
    5. Herbert Marcuse, Eros et civilisation, contribution 
    à Freud, Les Editions de Minuit, 1968. 
    6. Henri Wallon, " Où en est la réforme 
    de l'enseignement en France ? ", Cahiers laïques, 5, 
    sept-oct 1951 
  
   
  Réflexions sur l'école 
    actuelle 
   
         L'école d'aujourd'hui 
    comporte beaucoup d'activités non scolaires. Le temps consacré 
    aux apprentissages de base est réduit, en même temps qu'est rejetée 
    la méthode de l'école élémentaire, fondée 
    sur une transmission systématique et progressive des connaissances. 
    
          L'imprécision des démarches, 
    l'absence de rigueur pédagogique favorisent la confusion et l'incompréhension, 
    tandis que les automatismes de base : lire, écrire, et calculer, 
    ne sont pas installés chez beaucoup d'enfants qui ne bénéficient 
    pas du soutien familial. Ils sont mal installés chez beaucoup d'autres 
    enfants, dont les connaissances sont lacunaires à des niveaux très 
    élémentaires. 
          On a limité le temps consacré 
    aux apprentissages de base. Or ceux-ci nécessitent des exercices souvent 
    répétés pour que les connaissances soient bien assimilées. 
    En calcul par exemple, la répétition des opérations permet 
    leur automatisation. On a considérablement réduit les apprentissages 
    par cœur. On n'apprend plus de résumés d'histoire et de géographie. 
    
          Ce changement va de pair avec une nouvelle 
    gestion du temps scolaire, qui est haché par la multiplication des 
    petites vacances et par les activités de type culturel et sportif. 
          L'illettrisme actuel (alors qu'on croyait 
    avoir éliminé l'illettrisme en 1914) (1) est 
    un produit de la destruction des méthodes éprouvées. 
    Il touche un nombre important d'adultes (2) qui ont quitté 
    l'école sans savoir lire. Il touche aussi les élèves 
    des collèges qui vivent une situation d'échec depuis les débuts 
    de l'école primaire. 
          Mais on refuse de voir le lien entre l'échec 
    des enfants et l'inadéquation des méthodes utilisées. 
    On a détruit les méthodes de l'école élémentaire 
    au nom d'arguments idéologiques et scientistes qui se sont imposés 
    dans tous les lieux de formation des futurs maîtres. 
   
  Illettrisme et science de la lecture 
   
         Le développement 
    de l'illettrisme est lié à l'application autoritaire et généralisée 
    des dernières théories à la mode dans la "science 
    de la lecture". On a imposé des idées absurdes, selon lesquelles 
    on ne doit pas distinguer entre un premier apprentissage et une pratique ultérieure 
    de la lecture. La négation du rôle de la transmission des connaissances 
    dans l'apprentissage et son remplacement par des pratiques aventureuses ont 
    perverti l'acte pédagogique. 
          Des formes spécifiques d'échec 
    sont alors apparues, concernant en particulier l'apprentissage de la lecture 
    et de l'écriture : l'échec des enfants mal instruits. 
     
          La responsabilité des adultes est 
    grande, quand ils ne donnent pas aux enfants les moyens de comprendre et d'apprécier 
    ce qu'ils doivent leur faire connaître. Elle est grande aussi quand, 
    dans les lieux de formation, on initie les futurs maîtres à l'idée 
    étrange selon laquelle l'enfant pourrait construire seul ses savoirs. 
    
          Le recteur Michel Migeon (3) 
    avait été chargé par Jospin, alors ministre de l'Education 
    nationale, de rédiger un rapport sur la lecture. Il écrit : 
    "l'optique constructiviste de l'appropriation des connaissances s'oppose 
     à celle d'une transmission de celui qui sait à celui 
    qui ne sait pas". Il affirme encore : "Apprendre à lire 
    est un apprentissage régi par les règles du constructivisme". 
     
          Le constructivisme devient ainsi l'expression 
    du spontanéisme pédagogique, puisqu'on l'oppose catégoriquement 
    à la transmission des connaissances. L'enfant est abandonné 
    à sa spontanéité. Le constructivisme est la forme moderne 
    de l'abandon pédagogique des enfants. 
   
  La Rénovation Pédagogique 
   
         Ces thèses ont 
    pris le contre-pied des pratiques mises au point lors de la Rénovation 
    Pédagogique, entre 1850 et 1880. 
          Ces années marquent le passage 
    de la pédagogie de l'Ancien Régime à celle des écoles 
    primaires d'Octave Gréard, de Jules Simon et de Jules Ferry (4). 
    Octave Gréard est l'un des principaux promoteurs du mouvement de Rénovation 
    Pédagogique. Il a substitué à l'enseignement mutuel un 
    système "inspiré du modèle de l'enseignement secondaire. 
    Les écoles ont été organisées de manière 
    uniforme. L'enseignement est donné par le maître à l'ensemble 
    de la classe, c'est le mode simultané qui remplace le mode mutuel. 
     
          Une classe rassemble désormais 
    des élèves possédant un certain niveau dans toutes les 
    disciplines. L'enseignement est collectif. L'école est organisée 
    en trois cours possédant chacun un programme d'enseignement précis, 
    les cours élémentaire, moyen et supérieur. 
          La conception de l'enseignement est concentrique, 
    et non plus successive. Dès le cours élémentaire, 
    on introduit toutes les disciplines, y compris l'histoire et la géographie. 
    L'enseignement concentrique repose sur les vertus de la répétition, 
    mise en cause dans l'école actuelle. 
          Les pédagogues du XIXe siècle 
    préféraient les classes homogènes. Gréard 
    introduit la notion de redoublement. Pour garantir l'homogénéité 
    du niveau des élèves, on fait redoubler ceux qui n'ont pas acquis 
    le programme d'une classe donnée. L'homogénéité 
    et le redoublement sont à présent rejetés . 
   
  L'école des sciences de l'éducation 
   
         L'école française 
    est devenue l'école des sciences de l'éducation. Dans cette 
    école, sociologues et pédagogistes rejettent la singularité 
    de la personne au nom de déterminismes liés principalement au 
    milieu d'origine des enfants. Le milieu d'origine serait la cause principale, 
    voire l'unique cause des inégalités dans la réussite 
    scolaire. Par conséquent, l'enfant n'est pas pris en considération 
    en tant que personne singulière, avec ses aspirations et ses compétences 
    propres. 
          Dans les Instituts universitaires de formation 
    des maîtres (IUFM), on prétend former des professionnels de l'enseignement, 
    sans tenir compte des disciplines à enseigner. En réalité, 
    la pédagogie n'est pas séparable des connaissances à 
    transmettre, elle prend des formes différentes selon les disciplines. 
    A l'inverse, le pédagogisme sépare la pédagogie 
    des disciplines enseignées (5). Il veut se situer 
    au-dessus des disciplines, auxquelles il substitue un arsenal de techniques 
    et de procédés. 
           
   
  L'école de masse 
   
          L'école de 
    masse a succédé à l'école unique. L'école 
    unique est le thème lancé en 1921 par les Compagnons de l'université. 
    Le Comité d'étude et d'action pour l'école unique est 
    créé en 1927. L'école unique a pour objet d'unifier la 
    scolarité primaire pour tous les enfants. 
          Ce projet a inspiré les rédacteurs 
    du plan Langevin-Wallon (1947). Dans ce plan, il est question d'égalité 
    des droits des enfants: "Tous les enfants, quelles que soient leurs origines 
    familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement 
    maximum que leur personnalité comporte. Ils ne doivent trouver d'autres 
    limitations que celles de leurs aptitudes".  
          Dès la fin des années 1950, 
    le débat sur le Collège unique a fait émerger 
    l'idée selon laquelle on doit tenir compte de l'hétérogénéité 
    des élèves, en adaptant l'enseignement à l'ensemble 
    de la population scolarisée (6). On prend ainsi le 
    contre-pied des classes homogènes de l'école de la République. 
    
          Le projet d'école de masse est 
    lié à la prolongation rapide de la scolarité pour tous, 
    sur un modèle uniforme. On en trouve la formulation dans la Loi d'orientation 
    sur l'Education du 10 juillet 1989, sous le ministère Jospin. 
          Dans cette loi, il n'est plus question 
    d'égalité des droits mais d'égalité des élèves : 
    "Pour assurer l'égalité et la réussite des élèves, 
    l'enseignement est adapté à leur diversité par une continuité 
    éducative au cours de chaque cycle et tout au long de la scolarité". 
    L'école de masse, ainsi nommée par ses promoteurs, accueille 
    tout le monde. Elle refuse de prendre en considération les particularités 
    et les compétences individuelles. 
          L'école de masse 
    a aggravé la condition scolaire des enfants, livrés à 
    l'anonymat et à la violence. 
   
  Le sens donné au mot égalité 
   
         Pour comprendre l'école 
    de masse, telle qu'elle s'est actuellement développée en France, 
    on peut se référer au débat public rapporté par 
    l'historien américain Daniel Boorstin (7) entre Stanley 
    Hall et Charles W.Eliot. A travers ce débat, on voit comment, à 
    la fin du siècle dernier, deux conceptions se sont affrontées 
    pour prendre la direction des nouvelles écoles secondaires américaines. 
    
          Stanley Hall avait annoncé : "nous 
    devons dépasser le félichisme de l'alphabet, de la table de 
    multiplication, de la grammaire, des gammes, du livre ". Dès 1902, 
    il passe à l'étude de l'adolescence, ce qui l'amènera 
    à s'intéresser à la high school.  
          Pour Eliot, la démocratie consiste 
    à mettre toutes les disciplines sur un plan d'égalité, 
    l'étudiant peut choisir ce qu'il veut étudier. Eliot reste cependant 
    fidèle à l'idée d'une oligarchie fondée sur le 
    mérite : "Toute éducation démocratique avait 
    pour devoir non seulement d'instruire l'ensemble de la population mais aussi 
    d'encourager le développement d'une aristocratie naturelle afin que 
    la communauté tout entière reçoive les fruits de l'épanouissement 
    de ses citoyens les plus capables."  
          Les adversaires d'Eliot ont à leur 
    tête Stanley Hall et son disciple John Dewey, chef de file de l'Education 
    Nouvelle. Boorstin écrit d'eux : "Ils se firent 
    les champions de ceux que Stanley Hall appelait la grande armée des 
    incapables".  
          Eliot pensait en termes 
    de matières d'enseignement, Stanley Hall, John Dewey et leurs disciples 
    voulaient supprimer la notion même de programme. La high school, écrit 
    Boorstin, "est le produit achevé de l’Education Nouvelle". 
   
  La destruction de l'enseignement aux Etats Unis 
   
         On pouvait lire dans 
    le Figaro daté du 28 novembre 2000 un entrefilet consacré 
    à l'école italienne. Selon Tullio de Mauro, ministre de l'Instruction, 
    un tiers de la population adulte italienne peut être considérée 
    comme analphabète, un autre tiers est au bord de l'analphabétisme. 
    
          Jacques Barzun, universitaire américain 
    actif dans l'action en faveur de l'école et pour le retour à 
    l'enseignement méthodique et progressif, a écrit : l'illettrisme 
    fonctionnel touche 60 millions d'Américains (8). 
    
          A l'origine de ce désastre, dit-il, 
    cinquante années de folie dans l'utilisation de la méthode look-and-say, 
    associée à l'idée que les enfants de pauvres, de 
    Noirs, d'Hispaniques, ne peuvent pas apprendre. C'est une absurdité 
    criminelle, écrit Barzun. Ce sont les particularités de l'école 
    qui bloquent l'apprentissage en lecture, en écriture et en calcul. 
    
          La doctrine look-and-say d'enseignement 
    de la lecture a été popularisée en France et imposée 
    dans les lieux de formation par les scientistes de la lecture. On part de 
    l'idée que le lecteur entraîné n'a pas besoin d'identifier 
    chaque lettre. En France, cette méthode se nomme méthode globale 
    ou idéo-visuelle. Ce modèle imposé au débutant 
    est la quintessence de l’anti-méthode, écrit Barzun. 
     
          La science est devenue une superstition, 
    écrit encore Barzun. Il a fallu plus d'un demi-siècle pour 
    comprendre l'erreur de look-and-say, non pas en partant des défauts 
    de la méthode, mais en partant d'une autre étude. C'est encore 
    à la science de la lecture qu'on a fait appel, et non à l'analyse 
    concrète des raisons de l'échec scolaire. 
          Le cheminement suivi 
    a été le même en France. On a attendu huit ans après 
    que les idées exprimées dans cette autre étude aient 
    été reconnues aux Etats Unis. C'est alors seulement que certains 
    scientistes de la lecture ont osé évoquer discrètement 
    la possibilité d'un retour en arrière en France. 
   
  Classes homogènes et classes hétérogènes. 
   
         Dès la fin des 
    années 1950, le débat sur le collège unique en France 
    a fait émerger la thèse de l'hétérogénéité 
    des élèves. Il devenait nécessaire d'adapter l'enseignement 
    à cette hétérogénéité, pour que 
    l'ensemble de la population fasse les mêmes études, écrit 
    Guy Berger (9). 
          L'hétérogénéité 
    des classes s'oppose au regroupement en classes homogènes pratiqué 
    dans l'école de la République. 
          La création des Zones d'Education 
    Prioritaires (ZEP) est une décision dans laquelle on peut voir l'interprétation 
    française de l'affirmative action. Ce mouvement est né 
    aux Etats Unis, à la suite des émeutes noires de 1964-1968. 
    
          On accuse la politique d'affirmative 
    action d'être inégalitaire au profit des anciens opprimés, 
    écrit Barzun. 
          Guy Berger reprend cette idée, 
    afin de justifier la création des ZEP: "les ZEP sont d'une certaine 
    manière inconstitutionnelles, puisque selon les principes de la Constitution, 
    le service public offert  à  tous les citoyens doit être 
    identique, quel que soit le lieu où il est assuré " 
   
  L'égalitarisme à la française 
   
         Philippe Meirieu (10), 
    qui détient un grand pouvoir à la direction des IUFM donc dans 
    la formation des maîtres, défend la thèse de l'égalité 
    des personnes. Il justifie la massification car, écrit-il, "le 
    mixage des enfants de tous les niveaux permet d'unifier les pensées 
    en une pensée commune". Dans l'école de ses rêves, 
    il ne doit y avoir ni redoublement, ni orientation précoce, ni compétition, 
    ni hiérarchisation des élèves en bons, moyens et mauvais, 
    car ce n'est plus l'école de l'instruction obligatoire, mais c'est 
    l'école obligatoire. 
          Meirieu s'inspire de l'esprit des sciences 
    de l'éducation américaines, avec en particulier le refus de 
    la transmission. Il dénigre systématiquement l'instruction. 
    Les deux objectifs qu'il assigne à l'école obligatoire sont 
    : l'acquisition d'une culture commune et la construction de la Loi.  
    
          L'école américaine a été 
    la terre d'élection du scientisme. Les sciences de l'éducation 
    se sont imposées comme un pouvoir politique au sein de l'école, 
    décidant non seulement de la manière d'enseigner, mais également 
    du découpage des disciplines, et de leur légitimité. 
    
          La manière d'enseigner la lecture 
    imposée par les scientistes a contribué à l'illettrisme 
    de masse. La gestion des disciplines par les sciences de l'éducation 
    débouche sur la destruction de secteurs entiers des connaissances dans 
    l'école publique. 
   
  1. Anne Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours 
    sur la lecture, Centre Georges Pompidou,1989. 
    2. Jean Pierre Velis, La France illettrée, 
    Le Seuil, 1988. 
    3. Liliane Lurçat, La destruction de l'enseignement 
    élémentaire et ses penseurs, François Xavier de Guibert, 
    1998. 
    4. Pierre Giolitto, Histoire de l'enseignement, T.1 
    L'organisation pédagogique, Nathan, 1983. 
    5. Liliane Lurçat, Vers une école totalitaire 
    ? François Xavier de Guibert, 2e éd. 2001. 
    6. Guy Berger, Cahiers Pédagogiques, n°292-293, 
    mars-avril 1991. 
    7. Daniel Boorstin, Histoire des Américains, 
    collection Bouquins, Robert Laffont, 1991. 
    8. Jacques Barzun, Begin here. The forgotten conditions 
    of teaching and learning, The University of Chicago Press, 1991. 
    9. Guy Berger, op. cit. 
    10. Philippe Meirieu, Marc Giraud, L'école ou la guerre civile, 
    Plon, 1997.