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La formation des maîtres au vent de l'idéologie

Liliane Lurçat

Article paru dans Conflits Actuels, n°3, 1998, Centre d'études et de diffusion universitaire.


L'instruction s'adresse à chacun
dans l'école et non à des groupes.
Condorcet (1)

L'école aujourd'hui

       L'école du tiers temps pédagogique qui s'est développée sous la Ve République (arrêté du 7 août 1969) s'oppose dans sa démarche et dans sa conception à l'école de Jules Ferry. Elle comporte beaucoup d'activités non scolaires. Le temps consacré aux apprentissages de base est réduit, en même temps qu'est contestée la méthode de l'école élémentaire, fondée sur une transmission systématique et progressive des connaissances(2). L'imprécision des démarches, l'absence de rigueur pédagogique favorisent la confusion et l'incompréhension, tandis que les automatismes de base: lire, écrire et calculer, ne sont pas installés chez beaucoup d'enfants qui ne bénéficient pas du soutien familial, et mal installés chez beaucoup d'autres, dont les connaissances sont lacunaires à des niveaux très élémentaires.
       L'illettrisme actuel est un produit de la destruction des méthodes éprouvées. Il touche un nombre important d'adultes qui ont quitté l'école sans savoir lire(3) et d'élèves des collèges. Mais on refuse de voir le lien entre l'échec des enfants et l'inadéquation des méthodes utilisées. L'échec des enfants peut avoir des causes individuelles, psychologiques et familiales. Il peut avoir des causes accidentelles. Cependant, une de ses causes essentielles est aujourd'hui interne à l'école. On a détruit les méthodes éprouvées de l'école élémentaire au nom d'arguments idéologiques et scientistes qui se sont imposés dans tous les lieux de formation des maîtres.
       Le développement de l'illettrisme est lié à l'application autoritaire et généralisée des dernières théories à la mode dans la "science de la lecture". On a imposé des idées absurdes selon lesquelles on ne doit pas distinguer entre un premier apprentissage et une pratique ultérieure de la lecture. La négation du rôle de la transmission des connaissances dans l'apprentissage et son remplacement par des pratiques aventureuses ont perverti l'acte pédagogique. Des formes spécifiques d'échec sont alors apparues , concernant en particulier l'apprentissage de la lecture et de l'écriture: l'échec des enfants mal enseignés. Pour beaucoup d'enfants le lien est très fort entre l'incompréhension et l'ennui. La responsabilité des adultes est grande quand ils ne donnent pas aux enfants les moyens de comprendre et d'apprécier ce qu'ils doivent leur faire connaître. Elle est grande aussi quand dans les lieux de formation, on initie les futurs maîtres à l'idée étrange que l'enfant pourrait construire seul ses savoirs.
       Ces thèses ont pris le contrepied des pratiques mises au point au cours de la Rénovation Pédagogique entre 1850 et 1880, et qui marquent le passage de la pédagogie de l'Ancien Régime à celle des écoles primaires d'Octave Gréard, de Jules Simon et de Jules Ferry(4). Arbogast, collègue de Condorcet au Comité d'Instruction publique, a clairement expliqué l'importance des éléments dans l'enseignement primaire. Ce qui est élémentaire n'est pas une simplification arbitraire ou caricaturale: ce sont les meilleurs savants de chaque discipline qui doivent dégager les éléments. Arbogast est à l'origine du décret sur la composition des livres élémentaires (octobre 1792). Il écrit dans son Rapport et projet de décret sur la composition des livres élémentaires destinés au grand public: "Je dis les premiers savants, car il n'y a que les hommes supérieurs dans une science, dans un art, ceux qui en ont sondé toutes les profondeurs, ceux qui en ont reculé les bornes, qui soient capables de faire des éléments où il n'y a plus rien à désirer"(5).

Des Ecoles Normales aux Instituts Universitaires de Formation des Maîtres

       Jules Ferry pensait qu'il fallait un personnel nombreux et bien formé pour développer l'enseignement primaire(6). Les futurs instituteurs sont formés dans les Ecoles normales départementales de filles et de garçons (loi du 9 août 1879) où ils préparent un Brevet Supérieur. La formation pratique est assurée dans les écoles annexes, écoles primaires dont les maîtres aident à la formation des futurs instituteurs. Les professeurs des Ecoles normales sont formés dans les Ecoles normales supérieures d'enseignement primaire, Fontenay-aux -Roses créée en 1880 et Saint-Cloud créée en 1882.
       Vichy supprime les Ecoles normales et les remplace par des Instituts de formation professionnelle, qui ne sont chargés que de la préparation au métier. En s'attaquant à la formation des maîtres, soulignent Leif et Rustin, on était sûr d'atteindre l'école primaire. A la Libération, les Ecoles normales sont rétablies. Pour enseigner dans une école publique il faut le baccalauréat, préparé au cours des trois premières années d'Ecole normale. Les futurs instituteurs reçoivent ensuite un enseignement professionnel pédagogique et psychologique.
       Sous la Ve République, les Ecoles normales sont à nouveau supprimées en 1989. La création des IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres) étend aux futurs professeurs du secondaire la formation professionnelle des enseignants. Savary, ministre de l'Education Nationale, crée trois missions en 1981. La mission Legrand pour réformer les collèges, la mission Prost pour les lycées et la mission Peretti pour la formation des personnels de l'Education Nationale. Peretti, écrit P. Nemo(7), a développé le projet qui, sous une forme modifiée, sera celui des IUFM. Il s'agit d'égaliser la société, donc il faut égaliser l'école et le corps professoral.
       Les animateurs des IUFM sont des enseignants-chercheurs spécialistes de la didactique, des chercheurs en sciences humaines et des spécialistes des sciences de l'éducation. Les IUFM, mis en place par Jospin, sont chargés de former tous les professeurs d'école, de collège, de lycée . Trois IUFM ont été expérimentés à la rentrée de 1990. L'extension à toutes les académies s'est faite en 1991. Cette précipitation caractérise toutes les réformes des dernières décennies. Les IUFM initient à la profession d'enseignant en se passant des savoirs spécifiques des différentes disciplines qui sont supposés déjà acquis. Ce sont les sciences de l'éducation qui se substituent aux différentes disciplines, en se plaçant au-dessus d'elles.

L'école unique

       Pour comprendre les transformations de l'école française, il faut tenir compte du rôle qu'ont joué l'Education nouvelle ainsi que la recherche de l'égalité . L'école publique américaine a subi une évolution semblable, bien avant l'école française(8).
       Paul Langevin, co-auteur du plan Langevin-Wallon, a joué un rôle important dans le développement de l'Education nouvelle en France, par le biais du Groupe Français d'Education Nouvelle qu'il a présidé(9). Dès 1926 il cherche à promouvoir les sciences de l'éducation, et propose la création d'un Institut National de la Recherche Pédagogique. Il adopte, comme idée de réforme pour le Plan, un principe mis en oeuvre par Freinet: l'ouverture de l'école sur la vie.
       L'école unique est le thème lancé en 1921 par les Compagnons de l'Université Nouvelle. En 1925 le ministre de l'Instruction Publique, de Monzie, est chargé par Herriot de préparer un projet. Trois sous-commissions fonctionnent; celle que préside Langevin concerne les élèves de 15 à 18 ans, les Ecoles normales et la formation des maîtres. Langevin affirme qu'il est possible et souhaitable de former une culture commune à toutes les sections, y compris les sections techniques . Le Comité d'Etude et d'Action pour l'Ecole Unique est créé en 1927.
       Certaines idées du plan Langevin-Wallon concernant la formation des maîtres préfigurent les IUFM: "A l'ancienne distinction entre maîtres du primaire et maîtres du secondaire est substituée la distinction entre maîtres de matières communes et maîtres de spécialités". "Les futurs maîtres de matières communes et de spécialités feront leurs deux années pré-universitaires dans les Ecoles normales. Ils y recevront une double formation pratique et théorique. D'une part ils seront mis dans les écoles annexes au contact des écoliers. D'autre part ils seront préparés chacun suivant sa spécialité à l'enseignement théorique des universités."

L'école de masse

       L'école de masse, ainsi nommée par ses promoteurs, accueille tout le monde. Elle refuse de prendre en considération les particularités et les compétences individuelles. Dans le plan Langevin-Wallon, il était question d'égalité des droits, mais en tenant compte des aptitudes individuelles: "Tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte. Ils ne doivent trouver d'autres limites que celles de leurs aptitudes". Dans l'école de masse, il n'est plus question d'égalité des droits mais d'égalité des élèves: "Pour assurer l'égalité et la réussite des élèves, l'enseignement est adapté à leur diversité"
       Les facteurs proprement scolaires de l'échec scolaire se sont développés en même temps que s'installait l'école de masse(10). On a limité le temps consacré aux apprentissages de base; or ceux-ci nécessitent des exercices répétés dans la durée pour que les connaissances soient bien assimilées. En calcul, par exemple, la répétition des opérations permet leur automatisation. On a considérablement réduit les apprentissages par coeur, désormais réservés aux seules poésies. On n'apprend plus de résumés d'histoire ou de géographie. Le par coeur est généralement dévalorisé. Ce changement va de pair avec une nouvelle gestion du temps scolaire, haché par la multiplication des petites vacances et par les activités de type culturel ou sportif.
       Les animateurs des IUFM développent les thèses constructivistes selon lesquelles l'enfant est le seul responsable de ses apprentissages. Ils récusent la transmission systématique des connaissances, déjà rejetée par les théoriciens de l'Education Nouvelle, dont beaucoup des idées imprègnent les lieux de formation. La pédagogie s'est transformée en pédagogisme(11).
       La pédagogie n'est pas séparable des connaissances à transmettre. Elle prend des formes différentes selon les disciplines. A l'inverse, le pédagogisme sépare la pédagogie des disciplines. Il veut se situer au-dessus des connaissances à transmettre, auxquelles il substitue un arsenal de techniques et de procédés. La formation des futurs professeurs dans les IUFM consiste à les initier à cet arsenal. C'est en cela que la formation aux sciences de l'éducation est principalement idéologique: l'enseignement des disciplines est remplacé par un discours sur les disciplines, s'accompagnant de jugements de valeur sur la connaissance elle-même. On arrive ainsi à délégitimer les connaissances et leur transmission.

"L'instruction s'adresse à chacun"

       La conception républicaine de l'instruction des enfants, bien exprimée par Condorcet, est que l'enseignement élémentaire s'adresse à des individus, il suppose la reconnaissance de la personne de chacun des écoliers: "Par l'instruction, la raison de chacun s'éduque et fait apparaître la conscience du bien commun, la citoyenneté devient le développement et non la négation de l'individualité".
       Dans l'école des sciences de l'éducation, les sociologues et les pédagogistes rejettent la singularité de la personne au nom de déterminismes liés à l'origine sociale qui seraient les plus puissants, les seuls dignes d'être pris en compte au sein de l'école. En imposant le primat du groupe sur l'individu, l'école de masse inhibe les potentalités, rabote les aspirations et désenchante l'enfance.
       La sociologie de l'éducation donne une image réductrice de la place de l'individu dans l'école. La dimension individuelle du cheminement vers les connaissances est niée. Seul le groupe est pris en considération et non la personne, dans la mesure où chacun est identifié à son milieu d'origine. Les pédagogistes récusent la réussite individuelle. " Le sens des apprentissages scolaires ne peut résider dans la réussite individuelle", écrit P. Meirieu, car le but de l'école est d'"apprendre aux enfants à vivre ensemble, à surseoir à leur violence"(12).

(1) Voir La République et l'école, textes choisis par C. Coutel, coll. "Agora", Presses Pocket, 1991.
(2) L. Lurçat, Vers une école totalitaire? L'enfance massifiée à l'école et dans la société, F.-X. de Guibert, 1999.
(3) J.-P. Vélis, La France illettrée, Seuil, 1988.
(4) P. Giolitto, Histoire de l'enseignement, tome I: L'organisation pédagogique, Nathan, 1983.
(5) La République et l'école, op. cit. Voir le chapitre III: La République enseignante et les savoirs élémentaires.
(6) J. Leif, G. Rustin, Histoire des institutions scolaires, Librairie Delagrave, 1954.
(7) P. Nemo, Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry? La dérive de l'école sous la Ve République, Grasset, 1991.
(8) L. Lurçat, La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs, F.-X. de Guibert, 1999.
(9) B. Bensaude-Vincent, Langevin, Science et vigilance, Belin, 1987.
(10) L. Lurçat, La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs, op. cit.
(11) L. Lurçat, Vers une école totalitaire ?, op. cit.
(12) P. Meirieu, M. Guiraud, L'école ou la guerre civile, Plon, 1997.

Liliane Lurçat
Directeur de recherche honoraire au CNRS (psychologie de l'enfant).
Docteur en psychologie, Docteur ès Lettres et Sciences Humaines.

Ouvrages récents :

Le jeune enfant devant les apparences télévisuelles, Desclée de Brouwer, 1994.
Le temps prisonnier. Des enfances volées par la télévision, Desclée de Brouwer, 1995.
La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs, François-Xavier de Guibert, 1998.
Vers une école totalitaire? L'enfance massifiée à l'école et dans la société, François-Xavier de Guibert, 1998.

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