In memoriam


Elle s’appelait Lise.

Lise Bonnafous.

D’elle, je ne sais rien, ou presque rien. Professeur de mathématiques. 44 ans. Béziers.

Pas même une photo pour mettre un visage sur son cri. Juste l’image d’un véhicule du SAMU et quelques ballons blancs qui s’envolent. A-t-elle laissé une lettre ?

Lise, quel joli prénom ! Un prénom fait pour le sourire, car elle était « agréable », « souriante » même au dire d’une de ses élèves.

Lise s’est levée un matin, elle est partie travailler avec son bidon d’essence, est entrée dans son lycée, a donné ses cours comme d’habitude et, à la récréation, pendant que ses collègues buvaient leur café et que ses élèves consultaient leur portable, Lise a peut-être regardé autour d’elle une dernière fois, la cour, les élèves, le bâtiment avec la salle où elle avait donné son dernier cours de mathématiques, le lycée, son lycée, et elle s’est aspergée d’essence, et elle s’est embrasée en disant aux élèves qui tentaient de lui porter secours : « Je fais ça pour vous ».

Ou peut-être n’a-t-elle rien regardé, murée dans sa solitude et sa douleur, aveugle et sourde à tout ce qui était étranger à son message. « Je fais ça pour vous ».

Elle n’a rien dit à personne.

Mais elle a dit l’essentiel.

Car cette flamme qui dévorait sa chair n’était qu’une partie de la flamme qui dévorait son âme, ou de celle qu’elle ne parvenait plus à faire surgir dans ce système destructeur des meilleures volontés.

Tu t’es trompée, Lise, tu n’as pas fait ça pour eux, pour nous.

Tu as fait ça pour rien.

Car personne ne veut t’entendre. Sous prétexte que « nous ne savons pas tout », comme dans toutes les affaires qu’on veut mettre sous le boisseau.

Car de ta chair qui se consume, et de tes doutes, et de ta révolte, de ton courage suprême à l’heure du grand sacrifice, qu’est-il resté ?

Les paroles lénifiantes de tes supérieurs soucieux d’étouffer l’affaire comme tant d’autres avant la tienne, l’aller-retour de ton ministre au masque d’affliction qui continuera imperturbablement à faire naître d’autres victimes et d’autres affaires classées, un échange furtif de professeurs entre deux portes, des syndicats qui attendent d’en savoir plus...

Ta mort nous met mal à l’aise. On la fuit comme on fuit la maladie, comme on essaie de se protéger de la foudre en se cachant derrière son bras. On aimerait penser que ce qui t’est arrivé ne pouvait arriver qu’à toi. J’aimerais penser que cela ne pourrait pas m’arriver à moi.

On se réfugie derrière la moindre circonstance atténuante du crime que tu as commis sur toi, on gratte jusqu’à ce qu’on ait trouvé : « fragilité », « dépression », « mort d’un neveu »...

On se précipite sur tout ce qui peut nous éviter de regarder en face nos propres angoisses, nos propres lâchetés, oubliant que nous aurions tous des « raisons » d’en arriver là en cherchant bien : une séparation, un décès, une maladie, une lassitude...

Bien sûr, il y a eu d’autres suicides dans d’autres professions. Et l’on doit s’en indigner aussi.

Mais l’école, en principe, c’est le don de l’homme à l’homme, il y a quelque chose de gratuit, de passionnel, d’un autre ordre. Presque du sacrifice : « Je fais ça pour vous ». Des hommes à construire, une société à instituer. Pas une entreprise à faire tourner, malgré les petits chefs, les kapos, les dégraissages, les « compétences », les « évaluations », les « outils » et autres jolis termes adoptés par la nouvelle terminologie...

Peut-être n’étais-tu pas fragile, mais fragilisée. C’est très différent.

Et si ce n’était pas ta vie personnelle qui avait fragilisé ta vie professionnelle mais ta vie professionnelle qui t’avait rendue plus vulnérable, cela étonnerait-il un seul de tes collègues ? Qui n’est pas rentré un jour chez lui morose ou à fleur de peau avec une vague envie d’en finir avec ce métier ?

Vox clamantis in deserto.

Ils ne disent pas grand-chose, tes collègues, nous, épuisés que nous sommes par la pression constante du système et la vanité de nos efforts dans cette spirale descendante, détachés par force comme le chirurgien qui échange une blague salace avec les internes au chevet d’un mourant.

Ce sont des doux, les profs, des pacifiques, des idéalistes, un peu veules parfois, passionnément courageux aussi parfois. Ils ne vont pas brûler des bâtiments, prendre des otages. Ils se brûlent eux-mêmes.

Alors, Lise, je vais essayer de continuer aussi ma lutte, ta lutte, histoire que justement, tu ne sois pas morte pour rien. J’ai fait ma minute de parole pour que tu nous pardonnes la minute de silence à laquelle tu n’as pas eu droit, toi qui as offert ta vie dans un sacrifice spectaculaire, dérisoire offrande pour une cause que tu croyais juste. Pour une juste cause. Même si je ne sais pas tout.

Pauvre Lise, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée...


Corinne

21/10/2011