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La dissertation, épreuve de réflexion, modèle à réfléchir.

La dissertation en lettres: état des lieux, prise de position.

Contribution au colloque du 29-10-2000 organisé par l'ACIREPH.

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I. La dissertation littéraire : éléments de définition.

1°) la dissertation littéraire a-t-elle une spécificité par rapport aux autres dissertations pratiquées au lycée?

L'enseignement de la philosophie en France, y compris au lycée, consiste à apprendre aux élèves à philosopher, à faire de la philosophie. Ils sont ainsi invités à adopter littéralement la démarche des philosophes qu'ils étudient, à entrer à leur tour dans la sphère de l'analyse critique du monde; que ce soit à la manière aristotélicienne, en apprenant à faire dialoguer avec elle-même leur propre pensée; que ce soit à la manière cartésienne, en apprenant à soumettre méthodiquement leurs opinions à l'épreuve du doute. Il s'agit bien entendu d'une démarche modeste, que les jeunes gens de dix-huit ans effectueront selon leurs moyens; néanmoins c'est une démarche honnête, ni artificielle ni truquée, qui n'est pas un ersatz de philosophie. La question centrale de ce colloque consiste donc à savoir si la dissertation est, à cet égard, un exercice toujours adéquat; si, dès lors qu'ils respectent les principes de la dissertation philosophique, les élèves d'aujourd'hui feront bel et bien de la philosophie.

Or en français au lycée, en ce qui concerne l'exercice de la dissertation, la question ne pose pas en ces termes: il ne s'agit pas pour les élèves d'apprendre à faire de la littérature, ni même de commenter un texte littéraire -ce qui fait l'objet d'un autre exercice, le commentaire composé. En dissertant, on ne leur demande pas de faire "du style", ni d'analyser de manière technique un style. En effet, si l'on considère que "la raison est la chose au monde la mieux partagée", postulat qui permet en principe à tous les élèves de Terminale de philosopher, il en va tout autrement de l'imagination, de la sensibilité, de l'imprégnation livresque, qui seuls font l'écrivain - on ne confie pas au lycée ces compétences, plus ou moins évaluables, plus ou moins transmissibles, relevant pour beaucoup de la culture, de la personnalité et de l'éducation des élèves. La dissertation littéraire ne prétend donc pas fabriquer des écrivains comme la dissertation philosophique prétend fabriquer des philosophes. Dissertation philosophique et dissertation littéraires ne sont donc pas des exercices symétriques vis-à-vis de leurs objets d'enseignement respectifs (la philosophie d'une part, la langue et la littérature d'autre part). Ce sont plutôt deux exercices parallèles.

La dissertation littéraire constitue en effet, à mon sens, une propédeutique à la dissertation philosophique. La dissertation en français forme au savoir-faire rhétorique, argumentatif et réflexif, qui sont les bases à partir desquelles le professeur de philosophie pourra élever les élèves à l'exigence supplémentaire, proprement philosophique, qui est celle de la vérité -ces aspects superposés de l'exercice ont été posés comme une définition provisoire de la dissertation philosophique, au cours de colloque, par M. Alain Lhomme, professeur de khâgne au lycée Faidherbe à Lille. D'où vient alors cette propension de certains professeurs de philosophie à déplorer que les professeurs de français inculquent aux élèves des représentations déformées, caricaturales, de la dissertation - un simple moule creux, le sacro-saint plan dit "dialectique", se ramenant au fameux oui- non- ni -oui ni non, ou au bien connu thèse- antithèse- foutaise? En quoi consiste exactement la dissertation de français? Serait-elle un objet beaucoup plus déterminé que la dissertation de philosophie, ce point aveugle, à la fois "central et indéterminé", pour citer M. Lhomme, de l'enseignement? Elle est en tous cas effectivement définie par nos instructions officielles de 1983, toujours valables d'après celles de 1994, et ce malgré les flottements dans la dénomination de l'exercice (composition française, puis dissertation littéraire). Ces instructions permettent en tous cas une conception très ouverte de la dissertation, et n'imposent aucune forme, aucun moule à la pensée: il s'agit pour le candidat de "réfléchir et de s'exprimer à propos de ce qu'il a lu (…). Le sujet n'est pas une question de cours (…) il n'est pas davantage un débat de doctrine ou de haute théorie littéraire. (Il) n'appelle en aucune manière une réponse unique et prédéterminée à la question posée. Excluant tout dogmatisme, l'évaluation de l'exercice prendra pour critères la qualité et la richesse de la (connaissance des œuvres lues), la qualité de l'expression et l'efficacité de l'argumentation, la pertinence et la justesse de la réflexion". On voit que les reproches de formalisme, ou d'absence de rigueur dans l'analyse, que les collègues de philosophie attribuent à notre dissertation ne proviennent pas de l'exercice lui-même, très semblable, dans l'idéal, à la dissertation de philosophie. L'unique différence réside en fait dans l'objet de la réflexion, plus restreint en français (la littérature), universel en philosophie (le monde). On peut élargir cette remarque aux autres dissertations pratiquées en histoire et en économie: il semble que sous le nom de dissertation, tous les professeurs entendent poser les mêmes principes, les mêmes exigences, appliqués à leur objets d'étude propre.


2°) adéquation de la dissertation littéraire aux objectifs du français au lycée.

Depuis les instructions officielles de 1994, la dissertation en français consiste à éprouver la validité d'une thèse qui est comprise dans le sujet soit sous forme de citation d'auteur, soit sous forme de question directe, et ce à la lumière d'une œuvre au programme ( et donc étudiée en classe). (Un exemple tiré des Annabac: "Tel valet, tel maître". Cette formule prêtée par Marivaux à Arlequin dans La Surprise de l'Amour vous semble-t-elle refléter avec exactitude les relations entre maîtres et valets dans la comédie du XVIIIe s.?).

Par cet exercice, on évalue donc en premier lieu la capacité de réflexion et d'analyse, et la connaissance de l'œuvre étudiée; en second lieu, on évalue la capacité à exposer clairement et de manière organisée, progressive, sa pensée; enfin, de manière très secondaire, on évalue la culture et la sensibilité personnelles. Par conséquent, la dissertation littéraire, à laquelle on entraîne les élèves le plus tôt possible, et souvent dès la seconde, en vue de l'épreuve anticipée de français au baccalauréat en fin de Première, correspond bien aux trois savoir-faire fondamentaux que les élèves doivent avoir acquis en français au lycée: la maîtrise de la langue et de la communication (c'est l'aspect rhétorique de la dissertation, le fait de prendre en compte un lecteur qu'il s'agit de convaincre), l'exercice du jugement critique et la constitution d'une culture commune. Pour preuve de cette adéquation de la dissertation aux objectifs d'aujourdhui du français au lycée, citons le préambule du nouveau programme de Première pour l'année 2001-2002: "L'enseignement du français participe aux finalités générales de l'éducation au lycée : l'acquisition de savoirs, la constitution d'une culture, la formation du citoyen et la formation personnelle. Ses finalités propres sont la maîtrise de la langue, la connaissance de la littérature et l'appropriation de la culture. (…)Il doit permettre (aux élèves), au terme de cette formation, de savoir organiser leur pensée (..). Il apporte à la formation du citoyen, avec la connaissance de l'héritage culturel, la réflexion sur les opinions et la capacité d'argumenter."

En outre, la dissertation dans sa formule actuelle (depuis 1994) semble satisfaire à l'équité culturelle et sociale qui fait souvent problème dès lors qu'on fait appel à des savoirs ou savoir-faire qui s'acquièrent hors de l'école. En effet, cette dissertation sur programme succède à la composition française hors programme des I.O. de 1983, qui exigeait des élèves une connaissance générale et personnelle des genres, mouvements et débats littéraires, et qu'on pouvait à juste titre taxer de "reproductrice d'inégalités".

Ainsi, grâce à toutes les caractéristiques que je viens de rappeler, la dissertation littéraire semble être un exercice complet, qui correspond bien en termes de formation aux objectifs du français, un exercice à peu près équitable, puisqu'il fait appel à la raison des élèves et non à leur culture personnelle; c'est aussi une préparation à la démarche philosophique, dont on pose les bases méthodologiques, et donc d'un exercice qui assure la cohérence du cursus des lycéens, d'autant plus que la dissertation est pratiquée en histoire et en économie.

Dans ces conditions, il convient de se demander pourquoi la dissertation littéraire, dans le cadre de la réforme actuelle des lycées, fait l'objet d'une mise en cause, ou tout au moins d'un débat, parfois d'une violente polémique, telle qu' on a pu la suivre dans la presse écrite tout au long de l'année écoulée.


II. La dissertation menacée, la dissertation en débat.

1°) Rappel des faits.

  • 12 août 1999: parution du numéro hors série du B.O. qui publie les nouveaux programmes de seconde applicables à la rentrée 2000-2001. De nouveaux exercices sont introduits officiellement au lycée: l'écriture d'invention et la lecture cursive (lecture sans analyse)- précisons que ces pratiques existent depuis longtemps sur le terrain, mais toujours comme un moyen d'opérer la transition avec le collège, et d'accéder progressivement aux exercices d'analyse, le plus souvent en début d'année, et avec certains élèves en difficulté, plutôt a-scolaires. L'introduction officielle de ces exercices au même plan que les autres semble aplanir la progression collége-lycée, et, à terme, redessiner les épreuves de français au baccalauréat: ces exercices seront-ils évalués au bac? Si oui, soit ils se superposeront aux exercices de réflexion et d'analyse (ce qui introduirait un déséquilibre entre les sujets, au détriment des exercices d'analyse perçus par les élèves comme plus difficiles); soit ils se substitueront purement et simplement aux exercices d'analyse. C'est du moins ce que nombre de professeurs de lettres croient comprendre, surtout en l'absence de publication du programme de Première, toujours incomplet à ce jour, bien qu'applicable dès 2001-2002. (paru en août 2000, il ne précise toujours pas les modalités nouvelles de l'EAF).

  • décembre 1999: parution dans la revue "L'école des lettres" du compte-rendu des Journées Inaugurales du Plan de Formation des professeurs de lettres, dont la lecture confirme les menaces qui pèsent sur la dissertation. Responsables des programmes, inspecteurs généraux et formateurs IUFM y dévoilent les pré-supposés et les enjeux de la réforme en français. On y tient des discours très méprisants sur la dissertation, dont on déplore pêle-mêle la difficulté, l'aspect formaliste et rigide, la longévité- même, et son insuccès auprès des candidats du baccalauréat (seulement 5% d'entre eux, dit-on, la choisissent parmi les 3 sujets) - bref son inadéquation au lycée d'aujourd'hui. "La dissertation, cette bonne vieille dissertation, est moribonde" (je cite M. Baconnet, doyen de l'Inspection Générale des Lettres). C'est à la lecture de ces discours alarmants que mes 120 collègues de Coulommiers et moi-même signons une pétition contre la suppression de la dissertation, parue dans les colonnes du "Monde" le 4 mars 2000. S'ensuit une querelle virulente qui oppose hâtivement Anciens et Modernes, partisans de pratiques figées et sclérosées contre novateurs en didactique. Au Ministère, on dément très vite: il s'agirait d'une rumeur non fondée, d'un malentendu. La dissertation est maintenue au baccalauréat -jusqu'à nouvel ordre.

  • été 2000: après la chute du Ministère Allègre, le Ministère Lang tergiverse. La réforme n'est pas gelée pour autant, et les mêmes responsables du GTD sont toujours en place. Les menaces actuelles sur la dissertation ne tiennent pas tant à une suppression pure et simple (beaucoup trop symbolique), qu'à une transformation de l'exercice, ou la superposition annoncée des exercices nouveaux, dans la continuité de ceux introduits en seconde. Les participants les plus modérés au débat, comme M. A. Compagnon, professeur de littérature à la Sorbonne, l'a fait lors du colloque du 6 mai 2000 sur "l'avenir des disciplines littéraires", disent simplement que, s'ils ne sont pas "des fanatiques" ou des "fétichistes" de la dissertation (en rappelant qu'on sait aussi faire des études sans disserter, comme dans les pays anglo-saxons qui pratiquent l' "essai" à la Montaigne ), ils en reconnaissent l'indéniable caractère formateur du jugement critique: M. Compagnon témoigne, pour avoir enseigné aux Etats-Unis, à quel point cette habitude méthodologique manque cruellement aux étudiants américains, souvent victimes de l'angoisse de la page blanche, faute de savoir organiser leur pensée. Tout le monde s'accorde en tous cas pour dire que, si on tient à tout prix à remplacer ou à modifier la dissertation, on s'assure du caractère réellement formateur des nouveaux exercices. Or, nous sommes loin d'avoir trouvé une formule nouvelle satisfaisante, comme nous le verrons plus loin . D'autres observateurs rappellent que tant que la dissertation demeure l'exercice- clé de nombreuses filières du supérieur (facultés de sciences humaines, grandes écoles, concours de l'administration, en particulier), on ne peut cesser de l'enseigner au lycée, sous peine de priver les élèves de la possibilité de suivre de telles études.

2°) Les reproches faits à la dissertation: une mise au point sur leur bien-fondé.

  • Le formalisme: le formalisme n'est pas le fait de la dissertation, mais de la conception formaliste que certains ont de la dissertation. La définition des I.O, nous l'avons dit plus haut, n'impose pas une forme à l'exercice. Le formalisme naît d'une déformation de l'exercice au cours du processus didactique: il est un travers dans lequel les professeurs sont effectivement tentés de tomber, lorsqu'ils multiplient les cours (ou conseils) de méthode, plutôt que de poser des principes méthodologiques. La meilleure définition de la dissertation, aussi bien philosophique que littéraire, est celle qui est la plus ouverte possible: ce n'est rien de plus, et rien de moins que "la réponse fondée (et j'ajouterais retardée) à une question comprise" (pour citer l'ouvrage de chercheurs de l'INRP paru en 1994 dans la collection "Ressources formation" du CNDP, "La dissertation philosophique, la didactique à l'oeuvre".) La seule démarche qui vaille est donc l'élucidation critique de la question posée, et l'élaboration d'une argumentation rationnelle pour y répondre. C'est l'unique principe méthodologique que je fournis, personnellement à mes élèves, en début d'année, et une bonne fois pour toutes, quitte à les dérouter, à les inquiéter, à les bousculer. Il faut savoir jeter les élèves dans leur propre réflexion, sans "garde-fou" autre que leur raison elle-même. A l'opposé de cette démarche, les éditeurs scolaires, en particulier, sous la pression de la demande, publient des "méthodes" et des "corrigés-modèles". Les élèves ont besoin d'être rassurés et réclament des recettes, comme ils apprennent des formules en maths. Il faut rappeler qu'il ne s'agit plus de l'exercice du XIX e s, dont nous a parlé M. Poucet, historien de l'enseignement, au cours du colloque, qui appelait des développements obligés selon des règles très codifiées. Si le fameux plan dialectique est souvent choisi, c'est qu'il épouse le mieux la pensée elle-même - du moins la pensée occidentale, qui nous vient, au- delà de Hegel, de la scolastique médiévale, de Cicéron et d'Aristote. Toutefois ce plan n'est pas une forme creuse pré-existante à un contenu. Ainsi les plans dits "analytiques" sont acceptables, et conviennent plutôt aux citations longues, dont on étudie successivement chaque aspect. Il n'y pas de plan, il y a simplement la pensée, et la nécessité de présenter la pensée de manière progressive, logique, à l'intention d'un lecteur qu'il s'agit de convaincre. Le prétendu formalisme de la dissertation traduit en fait "la peur de penser", de la part des profs comme des élèves, qu'ont stigmatisée les auteurs de l'ouvrage précité. La dissertation, si elle est un artefact scolaire qui a une histoire et qui portait peut-être une idéologie élististe à ses débuts - ces données ont été rappelées par M. Poucet - n'en correspond pas moins à une certaine nécessité de la démarche réflexive, qu'il faut tâcher de retrouver avec les élèves pour ne pas la vider de son sens.

  • La difficulté: elle résulterait de l'inadaptation de la dissertation aux "nouveau publics lycéens". Ces "nouveaux publics" désignent pudiquement, pour ne pas dire hypocritement, les lycéens qui entrent aujourd'hui au lycée, et qui n'y seraient pas entrés il y trente ans. Ces élèves relèvent en fait de trois catégories: soit ils appartiennent à des catégories sociales qui jusqu'à aujourd'hui n'entraient pas au lycée, soit ils n'ont pas acquis les compétences exigées à l'entrée du lycée il y a trente ans (maîtrise de la langue), soit ils n'acceptent pas les règles du jeu scolaire. A nos yeux, la difficulté de tels élèves est bel et bien réelle. Mais elle n'est pas forcément un donné lié à la crise sociale et à la crise des valeurs. N'oublions pas que l'école de Jules Ferry était parvenue pendant longtemps à apprendre à tous les enfants, de tous les milieux sans exception, les bases d'une langue commune, normée (orthographe, vocabulaire, syntaxe…compris), dont la maîtrise était sanctionnée par le Certificat d'études primaires. Cette école avait pourtant à affronter des obstacles idéologiques bien supérieurs à ceux d'aujourd'hui - elle ne faisait pas l'objet d'un consensus, comme on le dit à tort, étant déjà très contestée à l'époque, on l'oublie, en particulier par les familles paysannes, qui préféraient envoyer leurs enfants aux champs. Aujourd'hui, la difficulté que les "nouveaux publics" éprouvent face à la dissertation naît surtout d'une déstructuration du cursus des apprentissages, qui fait qu'un élève qui arrive aujourd'hui en seconde - et je précise que de tels élèves ne sont pas uniquement les élèves d'origine étrangère, ou socialement défavorisés - un élève de seconde, donc, a été entretenu depuis l'école primaire dans la tristesse et l'ennui par un système qui ne se donne plus les moyens de développer pleinement chez lui toutes ses capacités; un système qui n'a su entretenir chez cet élève, par des méthodes ludiques, qu'une intelligence concrète, superficielle et sans logique, tout en lui donnant l'illusion qu'il réussit, puisqu'il passe automatiquement d'une classe à l'autre sans obligation de résultats: il ne maîtrise pas sa propre langue, il a peu lu, il n'a jamais écrit de texte long, et surtout, depuis peu, il n'a pas eu l'occasion de mener des exercices de réflexion authentiques. Le problème de la langue et de la lecture est à prendre à bras-le-corps pour ce qu'il est, pas seulement comme un symptôme social ou psychologique, mais aussi comme un échec de la massification de l'enseignement. Il suffit de se rappeler que le temps consacré à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture à l'école primaire est passé de 15 heures par semaine en 1968 à 9 heures aujourd'hui, au bénéfice des activités d'éveil et de divertissement - et bientôt à 7 heures, si l'on retranche le temps consacré à la langue vivante étrangère introduite par M. Lang. Faut-il y voir un progrès pour l'épanouissement de nos élèves? Les faits semblent nous prouver, hélas, le contraire. Et quand un élève de seconde est incapable de donner d'autres mots, entre "gentil" et "méchant", sur l'échelle des caractères humains, c'est parce que l'école ne lui a pas donné ces mots, variés, précis, sans lesquels ne peut s'élaborer une pensée elle-même précise et nuancée; quand un élève de seconde écrit au fil de la plume, au mépris de la syntaxe (en oubliant le verbe, en opérant des ruptures de construction, en se trompant dans les reprises pronominales), c'est que l'école n'a pas réussi à lui faire intégrer la norme écrite de la société dans laquelle il vit. Comment va-t-il pouvoir exprimer une pensée articulée dans une syntaxe désarticulée? Exiger des professeurs de seconde qu'ils enseignent simultanément la maîtrise de la phrase et la dissertation est une mascarade, qui fait fi de la construction progressive des savoir-faire et qui masque un échec pédagogique organisé. Outre le problème de la langue, l'insuffisante préparation à l'exercice de la réflexion est flagrant: les instructions officielles reculent de plus en plus cet apprentissage de la réflexion. L'exercice de réflexion est supprimé en tant que tel au collège depuis l'année dernière. Dans les nouveaux programme de français au lycée, on invite les enseignants à privilégier en seconde l'axe communicationnel ("persuader et convaincre"), par rapport à l'axe réflexif ("délibérer"), qui est réservé à la Première. Comment ne pas voir qu'il est déjà bien tard pour l'apprentissage d'un savoir-faire qui exige une durée, une maturation certaines?

  • Son insuccès auprès des candidats bacheliers: l'argument qui conclut à une inadéquation de la dissertation aux jeunes actuels, d'après la désaffection dont elle est victime au bac, est un argument "Audimat", non seulement démagogique, mais de mauvaise foi. Il faut pointer en effet le déséquilibre entre les 3 types de sujet proposés: depuis 1994, le sujet I est en effet à tous coups plus rentable, grâce au jeu du barême et à l'atomisation des questions, d'ailleurs souvent simples et purement techniques, qui permettent d'obtenir très vite la moyenne. En effet, il s'agit le plus souvent de dire "quelle est la thèse du locuteur" d'un texte ou encore de "relever un champ lexical" (réflexes de collège), puis de se conformer à des consignes de communication précises (rédiger une lettre, un dialogue entre deux personnages, un blâme ou un éloge etc.) pour étayer ou réfuter une thèse donnée - sans la problématiser. L'élève se sent plus à l'aise, bien sûr, que face à un exercice de réflexion complet. Par un effet pervers de ce déséquilibre, les professeurs sont amenés à consacrer de moins en moins de temps dans l'année à l'apprentissage de la dissertation, au bénéfice des deux autres types de sujets, ce qui nous fait entrer dans un cercle vicieux, ou plutôt une spirale descendante. La difficulté de la dissertation n'est donc sûrement pas intrinsèque, ni les élèves d'aujourd'hui plus inaptes à la traiter que ceux d'hier, mais elle provient d'une fuite en avant face à la prétendue difficulté - qui n'est qu'épreuve nécessaire, patiente, exigeante, de la pensée par elle-même.


III. Une alternative à la dissertation? Les exercices nouveaux sont-ils aussi formateurs ?

1°) les nouveaux exercices : quels sont-ils?

En l'absence d'instructions officielles à ce jour, force est d'imaginer les nouveaux exercices de français au lycée dans la continuité de ceux pratiqués au collège, puis en seconde (d'après les nouvelles I.O.). C'est d'ailleurs un des objectifs affichés de la réforme du lycée que de s'inscrire dans la continuité de celle du collège, et d'harmoniser le cursus scolaire. Selon les documents d'accompagnement des nouveaux programmes de seconde, il s'agit d' exercices de transposition qui font varier le cadre temporel, le mode de narration, le genre, le registre, etc. ; d'exercices de transformation qui amplifient, réduisent, etc. ; d'exercices de reprise d'un élément d'un texte étudié (quiproquo, morale d'une fable, etc.) ; de reprise d'un genre et/ou registre (saynète comique, récit épique, etc.) ; de pastiche etc. On peut par ailleurs voir se dessiner ces nouveaux exercices dans les sujets récents des épreuves du bac. ( sujet type I.)

Quelques exemples déjà publiés de ce type d'exercices:

  • La rédaction au Brevet des Collèges: le sujet de réflexion a disparu en tant que tel. Désormais, un exercice unique, qui mêle les différents types de discours (narratif, descriptif, argumentatif), doit évaluer la maîtrise de la langue et de la communication. Cf. accompagnement des programmes de 3e (1er trimestre 1999): "Puisque l'objectif central de l'enseignement du français au collège est la maîtrise des discours, il n'est plus possible de proposer deux sujets, l'un dit de réflexion, l'autre d'imagination, n'appelant pas une production discursive précise". Ce sont donc des exercices qui évaluent la capacité à se conformer à des consignes très formelles (visée argumentative, type d'énonciation etc). Un exemple: "Le fils Zap raconte sa journée à un de ses camarades qu'il veut amuser; la fille Zap raconte une journée de sa vie de panéliste à ne de ses camarades qu'elle veut apitoyer. Vous rédigerez deux courts récits successifs"

  • L'exercice d'écriture dans les cahiers d'évaluation de seconde. Ex: à partir d'une vignette dessinée, représentant un savant terrorisé face à un rat géant qui s'est échappée de son laboratoire d'expériences, "Imaginez les reproches que le rat adresse au généticien ".

  • Vers le sujet d'invention au bac ? On a vu aussi se multiplier les exercices de ce type dans les sujets bac type I les plus récents (2000), au détriment de l'ancien modèle de "discussion": "Rédigez une lettre ouverte aux chefs d'Etat pour les convaincre de travailler pour la paix" ou "En vous inspirant du type d'argumentation utilisé par Fontenelle, imaginez à votre choix les propos de quelqu'un qui, de nos jours, s'enthousiasmerait pour une découverte ou une invention, ou au contraire, la condamnerait avec force."

2°) Faiblesses ou dérives de ces exercices :

  • Les nouveaux exercices d'argumentation évaluent des compétences strictement communicationnelles: aucune problématisation du sujet n'est exigée, aucune discussion de thèse. Il s'agit d'exposer plus ou moins brillamment des opinions. C'est une réduction de l'enseignement du français à l'aspect rhétorique. L'apprentissage de la réflexion devient secondaire.

  • Les exercices d'invention tendent à évaluer des capacités qui ne figuraient pas jusqu'à présent dans les objectifs du lycée (imagination, style, talent…). Selon moi, ces capacités ne sont pas absolument innées, et elles ne sont pas non plus absolument transmissibles par l'école. C'est donc un danger pour l'équité de l'évaluation: comme on en fait l'expérience sur le terrain, les élèves déjà favorisés culturellement, ou ayant une sensibilité particulière, tireront leur épingle du jeu, les autres ne produiront que des travaux très pauvres. Pour pallier à ce problème, de tels exercices deviennent bien plus formalistes que la dissertation. Dès que l'on note le travail, la part de liberté, de subjectivité, doit être limitée pour rendre l'évaluation possible. Celle-ci portera donc sur le respect " des consignes et des contraintes qu'imposait le protocole de départ ". A force de multiplier les consignes pour pouvoir noter (et faire un corrigé), on perd une bonne part de l'intérêt d'un travail d'imagination, et on se prépare à le juger au nom d'un académisme aussi absurde qu'ennuyeux. Les documents d'accompagnement des nouveaux programmes ne manquent pas de pointer ce problème: " les écrits d'invention n'ont pas à faire systématiquement l'objet d'une évaluation notée ; il est bon de conserver une part de liberté dans ces exercices de découverte ". Qu'on juge du ridicule des consignes accompagnant le sujet sur le savant et le rat, cité plus haut: "Cet animal, doué d'une imagination subtile qui lui permet d'envisager des exemples variés, s'exprimera dans un langage sans vulgarité; il interpellera, s'exclamera, emploiera des répétitions et d'autres figures de style qui donneront de la force à son discours". On voit à quel point les concepteurs du sujet préviennent d'éventuels "débordements" stylistiques, et balisent les attendus. De tels exercices ne sauraient, en dernier ressort, forger des écrivains, à partir de recettes rhétoriques. Rappelons cette réflexion de Proust: "Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible".

  • Quant aux exercices d'imitation, ils ne sont pas même adaptés à leur objectif affiché, qui est la compréhension de la poétique et des procédés stylistiques. Pourtant grand pasticheur lui-même, Proust dit aussi: "L'imitation purement formelle (…) de toutes les (…) qualités du style n'est que vide et uniformité, c'est-à-dire ce qui (…) ne peut chez les imitateurs en donner l'illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l'a pas comprise chez les maîtres".

Bref, alors qu'on reproche à l'apprentissage de la dissertation de distiller l'artifice et l'ennui dans les classes, on constate que les exercices proposés en alternative sont tout aussi ennuyeux et artificiels. Les élèves de lycée, j'en témoigne pour en avoir fait l'expérience, ont l'impression, en faisant ces exercices, de faire du "rabâchage" de collège, voire d'être tenus dans le mépris. Sur le terrain, nous observons que la part plus critique des exercices de réflexion motive de façon parfois surprenante des élèves lassés des sujets d'imagination, et ce dès la classe de troisième, lors des travaux d'initiation à l'argumentation. L'adolescence n'est pas seulement un âge hédoniste, c'est peut-être aussi l'âge où l'on prend plaisir à ne pas se cantonner dans une attitude d'imitation; un âge auquel, aussi, il devient difficile de livrer son Moi intime sur des copies, comme le font avec spontanéité les collégiens qui "racontent leur vacances" ou font "le portrait de leur meilleur ami". En un sens, le Moi de l'élève est tout entier dans une dissertation, puisqu'une dissertation engage son expérience de lecteur, ses propres connaissances ou représentations; bien mieux, une dissertation ne demande pas à l'élève d'exprimer un Moi spontané, qui jaillirait sur la feuille déjà tout armé (ce qui enferme l'élève dans ce qu'il est déjà, sans lui laisser la possibilité d'évoluer), mais lui demande au contraire de prendre acte qu'il lui faut constituer indéfiniment ce Moi, en brisant les préjugés, les conditionnements de toutes sortes.

Par ailleurs, l'écriture d'invention comme exercice formateur est moins satisfaisante que la dissertation, si l'on se rapporte à la finalité spécifique du français au lycée: "L' enseignement du français au lycée s'inscrit dans la continuité de celui du collège, mais ses démarches sont plus réflexives, afin de permettre aux lycéens de devenir des adultes autonomes, aussi bien dans leurs études à venir que dans leur vie personnelle et leur intégration sociale. "(Nouveau Programme de Première, applicable en 2001-2002)

En revanche, il faut reconnaître que la dissertation littéraire n'évalue que secondairement la sensibilité et le style littéraires, et que le lycée laisse actuellement peu de place à l'expression, voire à l'expressivité des élèves, y compris dans les séries littéraires. Comme on l'a rappelé au début, la dissertation, pas plus que l'école, ne fabrique des écrivains. Mais est-ce souhaitable, voire même possible? Là est un autre débat. Par ailleurs, la dissertation, si on ne la considère pas un peu extérieurement, comme nous nous efforçons de le faire ici, si nous cessons de la faire percevoir aux élèves comme un exercice scolaire parmi d'autres, comme un genre, pour la "fétichiser", deviendrait peut-être une source de blocages, la source d'un complexe d'infériorisation pour des élèves qui n'entrent pas dans son état d'esprit. La dissertation serait même parfois un obstacle épistémologique pour les futurs étudiants littéraires: M. Compagnon parle des "méfaits" de la dissertation dans le domaine de la recherche en sciences humaines: les étudiants rodés à la dissertation ont du mal à accepter le fait qu'une thèse ne soit pas une dissertation géante.


Continuer à enseigner la dissertation aujourd'hui: pourquoi, comment ?

      A mes yeux, et pour conclure, il apparaît qu'en français, la dissertation ne fait pas problème en elle-même. On lui fait endosser des problèmes qu'elle ne génère pas, mais qu'elle révèle, ceux qui sont liés à l'échec de la massification de l'enseignement. Son abandon serait une fuite en avant de plus. En effet, la dissertation est doublement adéquate à l'enseignement du français: elle est adaptée aux objectifs du français, ce qui n'est pas le cas des exercices qui sont pour l'instant proposés en alternative. Elle est bel et bien adaptée aux élèves d'aujourd'hui, pour peu qu'on se donne les moyens de les y préparer, et qu'on veuille bien mettre en place un réforme alternative du français, dont voici quelques pistes: au préalable, pour pouvoir préparer correctement les élèves à la formation du jugement critique, il faut impérativement rétablir une progression du collège au lycée (recentrer l'école primaire et le collège sur l'apprentissage de la langue, la fin du collège sur l'apprentissage de la réflexion). Par ailleurs, dès aujourd'hui, avec nos élèves tels qu'ils nous arrivent, il faut ré-équilibrer les 3 sujets de l'Eaf . Le collectif "Sauver les lettres" a déjà proposé une formule nouvelle pour la dissertation au baccalauréat, qui permettrait de lever les blocages face à la dissertation, et de calquer son élaboration sur celle des deux autres sujets. On accompagnerait le sujet de dissertation de deux ou trois questions incitant précisément à élucider et à problématiser le sujet. Enfin et surtout, il faut croire au "plaisir" de la dissertation. Il faut dédramatiser son apprentissage, et au besoin en faire percevoir le caractère scolaire, pour mieux l'assumer, mais aussi pour en retrouver tout le sens. Faire une dissertation avec ses élèves peut être ludique, surtout quand la dissertation s'élabore en classe, sans que le professeur ait préparé à l'avance son corrigé. Qui a dit que réfléchir, organiser ses idées, les mettre en forme, n'était pas une attitude "active"? Il y a bel et bien une supériorité du plaisir "conquis" sur le plaisir "reçu" (distinction faite jadis par Paul Valéry): plaisir d'avoir pris son temps pour élucider méthodiquement un sujet, en peser les termes, en dégager les pré-supposés, les paradoxes, les implications; plaisir de disposer logiquement ses idées, de les éclaircir, de les éprouver, de les nuancer sans cesse; plaisir de rédiger un texte long qui épouse tous les méandres de cette réflexion, en choisissant les mots et les tournures les plus justes; plaisir d'avoir, au final, produit une œuvre, au sens artisanal du terme, œuvre qui combine selon de justes proportions les règles de l'art et la créativité.

Fanny Capel

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