L'autonomie au lycée : l'inégalité en kit.

Article paru dans Rouen – SNES n° 343 du 10 mai 2010


La réforme Chatel du lycée accorde une large part à l’autonomie de l’établissement. A tous les étages de l’organisation du nouveau lycée mise en œuvre à partir de la rentrée prochaine, une part importante de décision est laissée aux choix locaux. Un tel système est lourd de conséquences pour l’égalité des élèves et des chances, la qualité de l’enseignement, et le devenir des établissements.

Tout d’abord, une grande partie de l’horaire du futur lycéen échappe à une définition nationale et à un cadrage unique sur tout le territoire. Sur 28 h 30 de cours, 15 heures, soit 55 %, vont être abandonnées à une organisation et un contenu qui pourront varier notablement d’un établissement à l’autre !

Premier étage de la fusée : les deux heures hebdomadaires obligatoires « d’accompagnement personnalisé » pourront être soit de la méthodologie et de la remédiation, soit la « découverte de milieux professionnels », soit du « perfectionnement ». Ce n’est pas la même chose ! Certains lycéens ne vont-ils pas prendre de l’avance sur les programmes, pendant que leurs camarades colmateront péniblement les brèches de leur savoir ou seront hors les murs pour une « découverte de milieu » ? Une définition aussi floue et polymorphe est la porte ouverte aux groupes de niveau déguisés, à la hiérarchie entre classes, et entre lycées. Cette différence se double d’une difficulté particulière : l’accompagnement ne sera pas forcément effectué en groupes, ni par les professeurs de la classe, ni dans la discipline où l’élève en aurait besoin, mais par ceux qui seront en sous-service… L’organisation de l’accompagnement, entièrement abandonnée à l’établissement, va être un vaste bricolage, plus administratif que pédagogique, où l’autonomie sera le masque de la supercherie : qui peut croire que le lycéen puisse trouver son compte d’aide réelle, dans un système où l’affichage à destination des parents, promettant monts et merveilles, cache un fonctionnement défini par l’ampleur ou la pénurie des moyens du bord ? Comment ne pas penser que certains lycées se joueront « haut de gamme » en faisant du renforcement de connaissances, pendant que les établissements de zones difficiles ne pourront assurer que du soutien ? La « personnalisation » par l’autonomie sera bien plus sûrement voisine du privilège, ou de la pauvreté.

Second étage : dix heures hebdomadaires ( !) par classe de Seconde sont laissées à l’initiative de l’établissement, pour la constitution, confiée au conseil pédagogique, de « groupes à effectif réduit ». Utilisées essentiellement pour des dédoublements, elles vont faire l’objet de choix quasi idéologiques : l’horaire de l’élève, fixé par le BO, ne va pas se dérouler dans les mêmes conditions d’un établissement à l’autre. Par exemple, les 4 heures de français hebdomadaires pourront être dispensées soit en classe complète, soit ventilées entre 3 heures classe complète plus 1 heure de groupe. A moins que les professeurs de sciences demandant à juste titre que leurs heures soient dédoublées pour les travaux pratiques, il ne reste plus d’heures à dédoubler en français, ou en mathématiques… L’autonomie ici devient perverse : instaurant la rivalité entre disciplines également demandeuses, elle fait disparaître les repères disciplinaires nationaux, l’égalité entre les élèves, des conditions d’enseignement équitables et équilibrées. Les arbitrages par le seul chef d’établissement, et non par des textes réglementaires, risquent de se faire sous le poids de pressions ou de personnalités diverses, induisant dans tous les établissements un climat insupportable de tension et de suspicion. Quant à l’égalité entre établissements, elle y sombre corps et biens : dans un lycée favorisé où les familles assurent la culture générale et où les élèves suivent bien, les dix heures d’autonomie seront consacrées non aux dédoublements, mais à la création ou au maintien d’enseignements facultatifs (latin, grec, langues vivantes, arts plastiques, théâtre ou cinéma) qui pourront être poursuivis en Première et jusqu’au baccalauréat. La carte de certains lycées affichera un menu varié et alléchant, tandis que le lycée de ZEP, qui aura choisi, par souci de ses élèves, de dédoubler les enseignements communs et fondamentaux (français, mathématiques, histoire-géo, langues 1 et 2), sera au plat du jour unique. La suite des études en sera marquée définitivement. Tous les choix opérés vont être cornéliens, ou cyniques.

Enfin derniers lieux de choix mouvants : les nouveaux « enseignements d’exploration » de Seconde (deux fois 1 h 30 par semaine) brillent par le flou de leurs définitions et de leurs contenus. Visant à « faire découvrir aux élèves de nouveaux domaines intellectuels et les activités qui y sont associées », ils se déclinent par « thèmes » ou « domaines » dans chaque discipline, les professeurs choisissant d’en développer deux ou trois parmi six proposés. Le brouillard règne en maître dans les intitulés (« sciences et cosmétologie », « des tablettes d’argile aux écrans numériques »…). L’autonomie, laissée ici non à l’administration mais aux professeurs, peut induire les pires différences de contenu, de niveau et d’exigence d’une classe à l’autre, d’un lycée à l’autre, d’autant plus qu’il est précisé pour ces « enseignements d’exploration » que « leur suivi ne conditionne en rien l'accès à un parcours particulier du cycle terminal. »… Entre les établissements qui en feront au contraire un cursus fléché vers telle ou telle série, et d’autres qui les cantonneront à une simple découverte, le fossé sera profond.

L’utilisation à hautes doses de l’autonomie dans la réforme Chatel est ainsi une arme redoutable. Importante par son ampleur horaire, elle détruit l’égalité entre établissements et instaure le lycée à plusieurs vitesses. Pire encore, elle délocalise les instances de décision : c’est sur place, et entre soi, que les décisions vont se prendre. L’administration centrale s’en lave les mains : elle ne sera responsable ni de contre-choix effectués par des instances irresponsables ou incompétentes (le « conseil pédagogique » n’a aucune autorité scientifique pour décider de telle ou telle pratique disciplinaire), ni de politiques locales anti-égalitaires attentant à l’équité républicaine des chances par refus du soutien, par exemple. Laissant l’administration décider, laissant les professeurs se déchirer une enveloppe horaire unique, laissant des programmes inconsistants évacuer toute exigence, elle abandonne à vau-l’eau l’instruction publique. Suprême raffinement, elle bâtit de toutes pièces l’auto-destruction : c’est aux acteurs locaux, aux professeurs, qu’elle délègue le soin de détruire et dissoudre, de l’intérieur et par « petits meurtres entre amis », l’édifice public auquel jusqu’à présent ils avaient cru appartenir.

Agnès JOSTE, Lycée Claude Monet, Le Havre

06/2010