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Bulletin de l'Association des Professeurs de Lettres

Editorial de Henri Guinard, 25 janvier 2000, n°92


La nature ayant bien fait les choses à la fin de l'année dernière, l'opinion publique à l'aube de l'an 2000 se repaît du thème de la violence comme pour exorciser un démon enfanté par la société, coupable, honteuse, et impuissante, et les maîtres de l'opinion (presse et pouvoir politique) profitent de la peur opportunément réveillée pour inhiber toute réflexion sur la nature de la violence, sur la hiérarchie, si l'on peut dire, des dégâts causés par la violence, sur les responsabilités humaines face à toute manifestation de violence. Qu'y a-t-il de plus grave en effet : des milliers de kilomètres carrés de forêts ravagées, des enfants agressés par leurs camarades, des professeurs molestés dans les établissements scolaires, ou... des décisions politiques imposées à l'insu d'un peuple qui n'en peut mais, et tendant à déposséder celui-ci d'un de ses droits vitaux : le droit à l'instruction ? De la violence en général nous ne parlerons pas davantage : il le faudrait pourtant, car la question se fait pressante. Contentons-nous d'un exemple - ne s'agit-il vraiment que d'un cas particulier ? - et dénonçons l'une des grandes manoeuvres du gouvernement qui parachève aujourd'hui la liquidation d'un système éducatif auquel la plupart de ses membres doivent leur promotion sociale : un coup de force qui vaut un parricide !

Le gouvernement liquide les humanités et veut rendre les Français serfs de leurs tyrans intérieurs, sous prétexte de les armer pour affronter les autres, concitoyens et frères européens, dans l'immense jungle mondiale, au sein de la cellule familiale comme au sein d'une communauté internationale américanisée. Procès d'intention ? Plaisanterie de potache attardé ? Eh bien, lisez, chers lecteurs, lisez bien le "Nouveau programme de Français" applicable à la classe de Seconde à compter de la rentrée 2000-2001 (B.O. août 1999), programme en rupture radicale, malgré une discrète protestation de continuité, avec celui de 1987 !

Voici un texte que nous nous devons de connaître, ne serait-ce que par déontologie : nous ne pouvons publier un tel monument dans ce Bulletin, mais au moins nous tâcherons d'en indiquer le mode de lecture, d'en souligner les séductions, pour en dénoncer fermement les implications. Cet éditorial austère, qui se voudrait contribution à la réflexion sur une forme de violence, n'est intelligible que texte de référence en main, d'autant plus que nous éviterons, autant que possible, les citations.

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Programme : mode d'emploi d'abord. il importe que les professeurs de Lettres sachent par qui et comment il a été élaboré, quels sont les textes et autres dispositions récentes, l'intertexte, dont l'éclairage met en relief non seulement l'implicite du document, mais des prescriptions qui feraient déclarer volontiers : "Ça ne mange pas de pain". Répétons-le : l'analyse détaillée du programme de Seconde occuperait un épais livre ; notre souci est ici de mettre en garde.

Il y eut au commencement les programmes pour les Collèges, critiquables, certes (cf. l'article de M. Roy, Bulletin n°88), inquiétants sans doute, mais on se consolait en considérant la Troisième comme la dernière classe du Collège. C'était compter sans la rationalité des initiatives de la rue de Grenelle ; c'était oublier que, logiquement, la première année du Lycée devait s'inscrire dans la continuité, comme la Première et la Terminale continueront la Seconde... Un programme fut donc commandé par le Ministre au Groupe Technique Disciplinaire de Lettres présidé par un universitaire consacré, M. Alain Viala, professeur à Paris 111 et... à Oxford. Cet historien de la littérature, en dépit de ses liens avec la vorace A.F.E.F. (revue : "Le Français aujourd'hui") dont on connaît les affinités idéologiques avec le pouvoir politique, prit soin de consulter. L'A.P.L. prit rendez-vous avec lui (février 1999), examina longuement son avant-projet, exprima ses réserves sous le sceau de la confidentialité, comme on le lui demandait : l'A.P.L. s'était inquiétée (printemps 1999) des multiples ambiguïtés du texte et de sa conformité à la vulgate officielle. Des concessions de forme furent proposées, mais M. Viala se montra irrité (juin 1999) par notre refus de voir relativisé, surtout pour la Seconde, le fait littéraire réduit à un épiphénomène historique, à un phénomène sociologique. De toute façon, M. Viala, le G.T.D. (sans oublier l'A.F.E.F.) proposaient : le Ministre disposerait. A quoi bon s'attarder ? Le texte définitif ressemble fort à l'avantprojet, gomme les mini-concessions généreusement accordées à l'A.P.L., édulcore les formulations dont le caractère pédagogiquement et scientifiquement connoté risquait d'agacer. Le Ministre, renseigné sur l'état des sensibilités, voulait se garder de toute allégeance ostensible à quelque chapelle universitaire que ce fût. Le texte fut survolé par des collègues en septembre, perçu comme anodin dans la plupart des salles des professeurs occupées par le présent immédiat. Des esprits chagrins exprimèrent çà et là leur colère, mais le fatalisme l'emporta.

Seuls les collègues "avertis", c'est-à-dire ceux qui militent ou ceux que leur formation ou leur carrière ont habitués à une réflexion générale sur les contenus d'enseignement, se trouvaient en état de "réagir". La lecture de documents tels les rapports Prost, Legrand, Lesourne, Fauroux, des articles aussi de notre Bulletin sur les systèmes éducatifs européens, eût fait saisir immédiatement la portée liquidatrice du nouveau programme élaboré pour la classe de Seconde. Avec plus d'éloquence encore, les rapports du millésime 1999 donnent à voir l'armature, dans sa froide nudité, du bâtiment dont les fondations furent jetées par les ministres du passé. Lisez donc, en regard des programmes disciplinaires, le rapport Bancel sur le rôle des professeurs et leur encadrement, le rapport Monteil sur leur notation et le rapport Blanchet sur le rôle des chefs d'établissement, et vous comprendrez que le programme de Français ne consiste pas en un simple ajustement réclamé par la rénovation des programmes de Collège, encore moins en un rajeunissement scientifique, mais qu'il a pour fin - il s'agit d'un véritable "saut qualitatif" - la reprise en mains tout à fait insidieuse d'une des disciplines les plus rebelles à tout ordre nouveau. Pour y parvenir, il joue de la séduction, car le Ministre a, depuis un an, choisi la manière douce et la dissimulation pour imposer au corps enseignant, aux parents d'élèves, à la société, le lycée du futur (en ce moment même se prépare la réforme du baccalauréat, laquelle fait une large part au contrôle en cours de formation et dont plusieurs disciplines feront les frais). Il n'y aura pas d'inauguration. Le champagne est sablé depuis longtemps.

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Reconnaissons que le programme de Seconde répond à des demandes : demande des professeurs las de mal vivre l'inertie de leurs élèves si souvent indifférents à l'enseignement du français, et à vrai dire ignorants, demande latente (mais il y avait eu la consultation) des élèves désireux d'exprimer davantage leurs préoccupations et de vivre la classe comme un lieu d'épanouissement, et non de culte et de contrainte. Aussi le programme renvoie-t-il de nombreux échos du slogan équivoque "le lycée, lieu de vie" : il accorde autant de place à l'oral qu'à l'écrit, affirme comme un but constant de l'enseignement du français au Lycée "de faire que tous les élèves trouvent du plaisir à la lecture, à la poésie, au théâtre, au maniement du discours, à toutes les expressions de la langue française." "Plaisir" ainsi va de pair avec "diversité", "diversification", "variété". De plus, toutes les activités prennent leur sens, se justifient par leur finalité ("formation intellectuelle du citoyen" et "compréhension des codes et usages qui régissent les rapports humains"). Le lecteur attentif constatera du reste que le programme s'articule (finalité, objectifs, contenus, démarche, mise en oeuvre et pratiques) selon une logique de l'utile et que l'apprenti -citoyen comprendra que lire un poème l'aidera à mieux agir, d'autant plus qu'un des maîtres-mots du programme est "production" (écrite et orale) : lire pour produire. Bref, le français "sert" enfin !

Par ailleurs le professeur sera soulagé de constater la discrétion des références scientifiques du programme, malgré la préoccupation de "tenir compte de l'évolution de la discipline dans la continuité..." Le vocabulaire de la critique littéraire s'efface ; seul est retenu un inventaire des genres et des registres, au grand dam, entre autres, de la narratologie. L'allègement profite à la grande promue : l'histoire littéraire "qui fait l'objet de nouvelles démarches", mais, rassurons-nous, l'ampleur des savoirs en histoire littéraire et culturelle excédant les possibilités des élèves, la classe de Seconde "accordera la priorité à des phénomènes... français et francophones", à des "connaissances solides sur des phénomènes essentiels", et en liaison avec le programme d'histoire. C'en est donc fait de 1"'empilement" des savoirs et l'élève n'aura plus besoin de sa mallette d'outils (thème et propos, référent et syngtame, dominante référentielle et dominante associative, sans parler des champs lexical et sémantique) pour aborder un texte qu'il ne "sentira" pas. Il se contentera d"'interpréter", autre maître-mot du programme, et d"'opinion", interprétation probablement réduite, du reste, à des "avis" sur le texte, corrigés, dans la mesure du possible, par un effort de relativisation dont les résultats dépendront du bon vouloir et de la compétence du maître. Au moins nous voici "débarrassés" de certaines pratiques d'entomologistes qui tendaient, pensent beaucoup de collègues, à déshumaniser l'enseignement des Lettres. Mais l'entomologie n'est pas morte, et surtout, lisant le mot "Lettres" l'adhérent de l'A.P.L. sursautera et se demandera à juste titre de quelles "Lettres" il s'agit, puisque, à la différence du texte de 1987, celui de 1999 ne parle que d'enseignement du français.

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La critique du programme, nous venons de la laisser lire entre les lignes. Il y manque l'examen de quelques silences ou équivoques. En effet, cette diversité que nous feignions de louer, n'est-elle pas condamnée par les horaires-professeurs rognés par les "modules" et par l'aide personnalisée ? Et si le programme stipule que 20,7o de l'horaire annuel (non compris les "modules"), soit près de deux heures par semaine, seront consacrés à "approfondir certains points, soit à lire des textes complémentaires, soit à réaliser d'autres activités" (sans autre précision !), si la lecture cursive occupe une place prépondérante, où trouvera-t-on le temps de faire le reste ? Ainsi derrière les bonnes intentions du programme se profile le double risque d'un stakhanovisme ("production") dans la superficialité et du cours de Français réduit à un passe-temps frustrant pour le professeur et pour les élèves, encore nombreux à ce jour, désireux d'approfondir ce qu'ils apprennent. En outre l'importance donnée aux séquences entraîne à terme l'éclatement de la discipline dans des savoirs partiels (nous l'avions écrit à M. Viala).

Le papillonnage programmé concorde avec la redéfinition du rôle du professeur de Lettres (pardon ! de "l'enseignant de français") au sein du L.E.G.T. N'en doutons pas, les profils exigés pour l'exercice de la profession sont destinés à changer brutalement : refonte des concours de recrutement, hégémonie du pédagogisme dans les jurys, comme dans les corps d'inspection. Car le programme nous avertit que "discipline carrefour" (Favant-projet disait "cruciale"), le Français développe des compétences discursives indispensables dans toutes les disciplines ; or que veut dire "carrefour", mot qui a été pesé, choisi, si ce n'est lieu de passage et de rencontres où le passant peut changer de direction ? Voici donc le Français attendant la venue de ce qui bouge, à la disposition d'une demande. De quelle demande ? Celle du système à travers l'imbrication de ces poupées gigognes qu'imitent les différents "projets" (projet pédagogique du professeur, projet pédagogique de la classe, projet d'établissement) ; le professeur de Français sera donc le partenaire naturel de l'historien, du professeur d'éducation civique, juridique et sociale, du professeur d'arts plastiques, puis - mais le texte ne le dit pas - de toutes les autres disciplines -, il sera en liaison constante avec le C.D.I. - "lieu devie" !, initiateur de partenariats, tandis que l'idée fait son chemin de le placer sous la tutelle du C.P.E., aux ordres du chef d'établissement. Pour en savoir davantage, attendons les textes d'accompagnement annoncés : leur contenu dépend à la fois, soyons-en certains, des résultats de l'expérimentation en cours et de l'usage que l'on fera des rapports mentionnés ci-dessus. Ceux qui caressaient le rêve d'une liberté pédagogique retrouvée en seront pour leurs frais : la réforme est destinée à tuer la liberté pédagogique sans laquelle aucun enseignement des Lettres, même de français, ne peut être conçu.

S'agit-il bien de liberté pédagogique quand le pouvoir cherche à redéfinir un métier ? L'A.P.L. avait exigé que le programme se donne pour finalité la formation de la personne et pas seulement du citoyen : le mot "personne" a été refusé dans la version définitive. De façon lourdement significative la poésie n'est prise en compte que dans les rubriques "un mouvement littéraire", "le travail de l'écriture", "éloge et blâme" avec les registres correspondants. Pouvait-on signifier mieux la marginalisation de la littérarité, le "fait littéraire" étant par ailleurs systématiquement banalisé parmi les autres "productions" écrites, rabaissées à des documents parmi les autres, en vrac 9 À vrai dire, la promotion de l'histoire littéraire a pour but de pervertir l'approche des textes : le texte d'un auteur sera traité en classe comme une bonne copie d'élève (observation des états successifs du... document : brouillon, rature, surcharges : retour à l'entomologie que l'on avait cru chassée). Nous assistons bel et bien à une subversion de l'enseignement des Lettres par une sociologisation systématique.

En effet, la disparition de la dissertation, exercice de formation du jugement dans le but d'une approche de la vérité n'a pas d'autre sens : on lui substitue des "écrits visant à fixer des connaissances" (prise de notes, résumé, fiches de synthèse), des "écrits visant à convaincre et à persuader" (retour de la sophistique et de la rhétorique naguère rejetées), "à moins que ce ne soient des écrits d'imagination". L'avant-projet remplaçait ouvertement la dissertation par la "délibération", ce dernier mot se faisant plus rare dans la version définitive ; l'objectif essentiel poursuivi n'en reste pas moins de faire que "les élèves soient en mesure de construire leur opinion (autre maître-mot du programme) sur un sujet donné et de la justifier de façon convaincante." La sociologisation fondée sur la trinité ; opinion, délibération, production, confine l'enseignement du français dans un modèle fonctionnel qui débouche sur le dressage des élèves : d'une part l'attention est attirée sur la relativité des comportements - fin assignée à la lecture "historique" des textes littéraires - donc celle des valeurs (au mépris de l'éducation familiale notamment), d'autre part une "finalité" déclarée ; éclairer grâce à l'histoire littéraire "des attitudes de l'homme face à l'existence", laisse un instant le commentateur perplexe. Le commentateur est surpris par la rareté des occurrences du mot "attitudes" dans le programme, contrastant avec leur surabondance dans les productions du pédagogisme européen : discrétion tactique ? En réalité, toute l'activité du cours de Français consiste à observer et à évaluer des "attitudes", à en adopter aussi au sein du groupe, face au groupe (restreint ou élargi à la communauté), à l'écrit comme à l'oral. L'élève sera ainsi formé à peser des rapports de force, et à rechercher les moyens de s'imposer par son aptitude à exprimer et à faire approuver des opinions acceptables dès lors qu'elles sont perçues comme les correctes émanations d'une culture commune, respectueuses d'un patrimoine commun, etc.

Tout entier voué au service du sens commun, qu'il le veuille ou non, le professeur de français devient l'agent d'exécution d'une morale officielle, ayant pour charge de la faire assumer par l'élève en le rendant docile et peut-être content, honnête producteur-consommateur et citoyen. Nous le ressaisissons enfin, le fil d'Ariane de cet éditorial : afin de lutter contre la violence, entre autres fléaux, le pouvoir choisit de dénaturer une discipline et de refuser l'accès à la connaissance au profit de l'opinion, ce qui revient à un viol institutionnel.

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Violence faite à l'adolescence !

Des familles résisteront : celles qui en auront les moyens, l'argent surtout. Le nouveau programme de Français pour la classe de Seconde contribue à l'avènement d'une société duale en séparant les enfants de "ce pays" (la périphrase était chère à Michel Rocard parodiant les anglo-saxons) : les héritiers, qui recevront de quoi prendre leurs distances vis-à-vis de l'opinion, dont les goûts, le sens psychologique, la culture générale et la logique les placeront aux postes de commande de la société, et les autres, ces marins, au mieux internautes, de l'opinion, condamnés à naviguer à vue dans les tempêtes du monde. Le lycée français devient un monstre : sous prétexte de combattre les privilèges socioculturels, il se calque sur un modèle libéral ; pour s'adapter à la construction européenne, il se renie et choisit la pauvreté. L'Europe avait-elle besoin de ce sacrifice ?

A.P.L. Henri Guinard
5, rue Jullien
92170 Vanves


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