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Du latin et du grec ou comment tuer les morts qui parlent encore.

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C'est vrai, je le reconnais humblement, l'étude du latin et du grec n'a pas suffi à empêcher la Seconde Guerre Mondiale . Et les soi-disant " modernes " de citer tel historien spécialiste de l'Antiquité suspecté d'avoir flirté avec le gouvernement de Vichy et l'occupant. Faut-il pour réfuter ces preuves de l'inutilité des langues anciennes faire de la surenchère , établir la liste des résistants qui ont fait leurs humanités et ont su passer du fil de la plume au fil de l'épée pour défendre la liberté, chère aux républicains de l'Antiquité? Peut-on croire que les logiciels éducatifs seront plus efficaces pour lutter contre la barbarie et la volonté de conquête des dictateurs économiques présents et à venir auxquels on ne saura opposer aucun modèle ni aucun Brutus?

C'est vrai, le monde de l'Antiquité est un monde de bruit et de fureur .Comme le nôtre.

C'est vrai, les langues anciennes sont des langues mortes, comme s'il fallait en avoir honte, comme si une fois de plus il fallait noyer la réalité de la mort dans l'euphémisme, dénier à ce qui a été la faculté d'éclairer ce qui sera, refuser aux morts le pouvoir d'enseigner les vivants. La volonté de faire disparaître les langues anciennes pose le problème du rapport de notre société au temps, rapport que je laisse à de plus qualifiés que moi le soin de commenter . Dans cette " néocratie ", le " jeunisme "est devenu la nouvelle profession de foi des bien-pensants les plus datés . Comment rendre à César ce qui lui revient quand il est de bon ton de crier haro sur les plus de cinquante ans , surtout si l'on veut faire oublier qu'on en fait partie. Ceux qui refusent le " don des morts " prétendent détenir la solution de tous les problèmes qu'ils ont largement contribué à créer, au nom d'un rousseauisme sirupeux. Grâce au Ciel, les philosophes ne sont pas rois et Rousseau à qui un père présentait son fils " éduqué " selon les principes de l'Emile avait de lui-même reconnu que le jeune homme était un parfait imbécile. On aimerait que d'aucuns aient la même honnêteté, en guise de bilan à trente ans d'expérimentations pseudo-pédagogiques à grande échelle…

C'est vrai, les langues anciennes ne servent à rien. Entendons par là qu'elles ne permettent pas de décrocher un bac -à peine permettent-elles d'obtenir une mention- d'obtenir un " job " ou de faire démarrer une " bécane ". Les pages sur internet sont plus souvent écrites en anglais qu'en latin et le fait d'avoir étudié Platon ne vous sera d'aucune utilité pour lire une notice écrite en grec moderne, si vraiment vous aimez vous compliquer la vie.

C'est vrai, il y a parmi les enseignants de Lettres Classiques des vieux barbons qui ont pu dégoûter leurs élèves de la matière et des sadiques qui attendent avec une excitation non dissimulée le moment où , pendant l'épreuve orale de latin, ils vont pouvoir coller le candidat sur le génitif de jusjurandum ou la scansion d'un vers difficile. Il y a aussi ceux qui donnent à leurs élèves la pénible image d'une sous-matière où l'on passe l'année à raconter des histoires plus ou moins drôles et plus ou moins graveleuses sur ce sacré Jupiter et cette garce de Pasiphaé avec son taureau, ce qui les amuse un temps mais ne leur donne pas forcément envie de sacrifier trois heures par semaine à ce Paris-Match de l'Antiquité. Mais ne trouve -t-on pas le même pourcentage de ces doux farfelus ou de ces Pères Fouettards dans les autre matières, y compris sous les formes les plus inattendues qui vont du prof " cool " épris de débats d'actualité dont on sort le ventre vide à celle de l'obsédé de l'évaluation qui éprouve un plaisir pervers à faire assumer aux enfants , de grille en grille, leur propre difficulté à progresser et œuvre à les enfermer dans une médiocrité qui s'appuie sur des arguments " scientifiques " [1].

Quant à l'image du vieux barbon, elle est liée à la difficulté de langues qui exigent rigueur et précision , notions obsolètes transpirant " l'élitisme ", au moins autant qu'à la disparition progressive de jeunes recrues devenues inutiles devant l'effondrement des effectifs .En réalité, la plupart des collègues de Lettres Classiques que je connais débordent d'une énergie rare, toutes générations confondues, et les plus jeunes ne sont pas forcément les plus actifs dans la volonté de " faire réussir les élèves ", mot d'ordre qui recouvre trop souvent tout et n'importe quoi. Leur archaïsme naturel n'empêche pas certains de se compromettre à gesticuler sur des rythmes de techno , d'acheter en soupirant des Pokémon à leurs enfants , d'arriver au lycée en jeans et sac au dos, même si dans leurs cartables ils cachent une vieille grammaire qui sent le fagot et ne fait l'objet d'aucun site sur le dieu Internet , censé détenir tout le savoir du monde et rendre les gens meilleurs…Certains même, j'ose à peine l'avouer de peur de n'être plus crédible, surfent sur Internet , envoient des mails ou créent des sites consacrés… à l'Antiquité. Enfin, ils peuvent aussi intéresser leurs élèves et les amuser. Bref, les professeurs de Lettres Classiques sont des gens normaux et des enseignants banals. Ce qui n'est pas banal, c'est qu'ils soient obligés de justifier indéfiniment leurs efforts pour transmettre le patrimoine de l'humanité, en attendant d'être eux-mêmes classés par l'Unesco ….

C'est vrai enfin, pendant longtemps les enfants des élites ont choisi ces langues en option, la plupart du temps parce qu'ils ont été bien conseillés par un professeur passionné par sa matière, ou fortement conseillés par leurs parents eux-mêmes anciens latinistes mais ce genre d'argument, d'ailleurs spécieux, n'est plus de mise depuis au moins dix ans . Il faut de plus en plus souvent convaincre les parents, désireux d'un maximum de rentabilité pour un minimum d'efforts de leurs rejetons, avant de convaincre les enfants. Quant au recrutement, il se fait désormais dans toutes les couches de la population. La véritable inégalité réside dans le fait que désormais seuls les établissements privés et les grands lycées parisiens pourront offrir à leurs élèves de poursuivre sereinement leurs études des langues anciennes. En tout cas, jusqu'à aujourd'hui, un enfant de milieu modeste pouvait espérer, grâce à l'école et uniquement grâce à elle, accéder un jour à ce pan de la culture soi-disant réservé à l'élite : j'en suis la preuve vivante , étant fille et sœur d'ouvriers, petite-fille d'immigrés polonais analphabètes. Sans cette école républicaine en laquelle je crois et que je défends, je n'aurais jamais découvert ces chefs-d'œuvre de la littérature et de la philosophie antiques qui m'ont souvent émue, parfois amusée, toujours éblouie. L' argument est imparable :si les émotions que fait naître l'Antiquité n'ouvriront aucune brèche dans les certitudes de nos penseurs en pédagogie pourtant pétris de bonnes intentions , une origine modeste crée un malaise chez ces défenseurs des plus démunis d'un genre nouveau, Robin des Bois qui prennent aux pauvres pour donner aux riches. Il n'est pas politiquement correct et il serait même grotesque d'accuser une fille d'ouvriers de faire de l'élitisme. N'en déplaise aux psychologues de bazar, en défendant la culture antique, je ne cherche pas à faire oublier d'où je viens mais à montrer que tous ont droit à cette source et cette ressource. Profitons-en pour parler au nom de ceux qui n'ont que le droit de se taire s'ils ne veulent pas être immédiatement accusés de défendre des " privilèges " car c'est justement là que le bât blesse.


Un parcours du combattant

La politique actuelle veut que pour annuler les différences et les inégalités, tous les élèves s'alignent sur leurs condisciples les plus en difficulté. Que tout le monde se noie si certains ne savent pas nager parce qu'on ne leur a pas donné les moyens d'apprendre avant de les jeter à l'eau .Je ne prétends pas que tous les élèves apprennent le latin en sixième, ce qui ne leur ferait pourtant pas de mal et ne pourrait que rendre service aux collègues de français et de langues vivantes souvent désespérés par les lacunes grammaticales de leurs disciples mais qu'on permette au moins à ceux qui le pourraient de suivre cet enseignement formateur à bien des égards. Etudier une langue ancienne relève aujourd'hui du parcours du combattant et s'avère quasiment impossible si l'enfant ne bénéficie pas d'un coup de pouce un peu autoritaire au bon moment. Il faut dire que tout est fait pour le décourager et je m'étonne que les concepteurs de jeux vidéo friands d'épreuves et d'obstacles à surmonter pour leurs héros dans des jeux dont l'idéologie fascisante ne choque personne n'aient pas encore pensé à l'impitoyable sélection qui préside au choix de cette option.

Ne revenons pas sur la suppression du latin dans l'enseignement obligatoire des classes de sixième [2] par souci de " modernité " et au nom du " progrès " sans que l'on ait vraiment défini en quoi consistait cette modernité , ce qu'elle allait apporter ni qui elle ferait progresser. Personnellement, je n'ai toujours pas vu de rapport de causalité entre la soi-disant démocratisation de l'enseignement, qui ne cache qu'une médiocre conception de la massification, et la suppression du latin comme enseignement obligatoire. Il me semble au contraire, dans ma naïveté de citoyenne, qu'une véritable démocratisation de l'enseignement eût consisté dans la volonté de faire accéder le plus grand nombre à cet enseignement réputé difficile. N'était-ce pas mépriser les enfants du " peuple ", comme on disait avant d'user du pudique " milieu modeste " très parlant pour désigner les ambitions que l'on a pour lui, que de les juger indignes de cet apprentissage qui fut dès lors réservé pour l'essentiel à une catégorie socialement et culturellement favorisée ? Comme si le latin était responsable de la " fracture sociale " ! La suppression du latin obligatoire a creusé l'inégalité puisque seuls les initiés l'ont choisi comme option pour leurs enfants. Devant cette évidence, le sang des vertueux garants de l'égalité à tout prix n'a fait qu'un tour : il fallait, de gré ou de force, supprimer complètement le latin, ce symbole de l'oppression sociale.

Cela a donné lieu à toute sortes de stratégies et discours, fondés sur le dénigrement systématique de cet enseignement censé représenter la tradition dans toute son horreur, de l'évocation de la messe en latin des fondamentalistes à des citations détournées de V. Hugo , récemment proférées dans un amphithéâtre de la Sorbonne par l'un de ces " novateurs " : dans ses vers , le poète commet la maladresse d'associer la condamnation des pratiques pédagogiques de son enfance aux "Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues ! " [3] dans un vibrant hommage à la fraîcheur et aux figures de l'Antiquité qui ont nourri sa jeunesse et dont il a su faire son miel. Aurait-il pu imaginer qu'un jour d'aucuns en feraient leurs choux gras et s'en serviraient contre lui-même qui plaçait " …au sommet des études/Les grands livres latins et grecs, ces solitudes/Où l'éclair gronde, où luit la mer, où l'astre rit/Et qu'emplissent les vents immenses de l'esprit. " ? Pour ma part, je retiendrais plus facilement ces vers d'une brûlante actualité : " Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues !/ Car dans votre aplomb grave, infaillible, hébété/ Vous niez l'idéal, la grâce et la beauté…Car, avec l'air profond, vous êtes imbéciles ! /Car vous enseignez tout et vous ignorez tout ! ".Ceux qui se piquent de pédagogie, nos docteurs en sciences de l'éducation et autres expérimentateurs, devraient tirer profit des paroles de ce bourgeois bien-pensant, fût-il écrivain génial, dont ils se réclament.

Ajoutons tous les discours et les sous-entendus sur l'inutilité des langues anciennes à un moment où les problèmes liés à l'emploi hantent tous les esprits et le compte est bon. Dans un entretien paru dans une revue syndicale [4], J. P. Vernant souligne d'ailleurs l'impact de cette manipulation lorsqu'il répond à un conseiller du ministère qui lui oppose la défiance ou le désintérêt de " l'opinion " à l'égard des langues anciennes : " L'opinion publique, c'est vous qui la fabriquez depuis quarante ans ! ", Ne sous-estimons pas l'importance de cette remarque qui révèle, par le souci qu'on a de les faire disparaître, l'enjeu que représentent les langues anciennes.

Ajoutons enfin toutes les tracasseries administratives, liées notamment aux seuils critiques de maintien des classes et auxquelles les enseignants de Lettres Classiques sont régulièrement en butte, jusqu'à devenir " paranos " ; les problèmes d'emplois du temps ; la concurrence avec d'autres options plus faciles et donc plus attrayantes ; les suspicions diverses et variées tenant au petit nombre d'élèves " qui donnent moins de travail "( comme si on refusait les classes de trente) ou à l'orthodoxie politico-idéologique puisque grâce à un habile travail de déstabilisation, on arrive doucement à l'équation : latin = droite catholique extrémiste = vaguement facho ; le fait d'avoir souvent les enfants des notables qui n'arrange rien, comme si on refusait les autres… vous arriverez sans peine à tirer les conclusions qui s'imposent. Certains collègues de Lettres Classiques en viennent à craindre que la seule mention des langues anciennes ne donne un " mauvais genre " aux textes de revendications sur la qualité de l'enseignement et ne nous classe immédiatement parmi les " réacs ", nouvelle étiquette pour désigner ceux qui défendent un enseignement de qualité pour tous. C'est dire.


Vous avez dit égalité ?

Pour donner un exemple concret de la difficulté qu'éprouve le professeur de langues anciennes à professer et l'élève, pourtant " au centre du système "- reste à savoir lequel- à recevoir la manne professorale, prenons le cas d'un élève lambda que par esprit de provocation nous appellerons Achille, ce valeureux guerrier qui préféra mourir dans la gloire que vivre dans la médiocrité. Achille va entrer au collège dans la petite ville de province où se trouve mon établissement, un collège classé en ZEP mais dont le principal n'est pas hostile aux Langues anciennes, dans une Académie dont le recteur se dit favorable à l'enseignement du latin et du grec. Mais une petite ville noyée dans le cocktail connu des problèmes de chômage, des difficultés d'intégration, de violence et d'insécurité croissantes et, surtout, d'un fatalisme atavique dont les Trente glorieuses avaient provisoirement tiré la population avant de la faire retomber brutalement dans sa léthargie désespérée.

Achille, donc, arrive en sixième. Les dés sont déjà pipés puisqu'il a le choix entre la sixième " normale " et la sixième-E.P.S. Pas de sixième-latin, bien sûr. Nous vivons dans une société dont les nouvelles idoles portent des maillots bleus, pas des Gaffiot, même en livre de poche. Désormais , le moindre " exploit " sportif d'un enfant est consacré par une médaille qu'il peut arborer fièrement et qui fait l'orgueil de ses parents. Et il existe tellement de disciplines sportives qu'il est bien rare qu'un enfant ne parvienne pas à briller tôt ou tard dans une épreuve quelconque. Mettons-nous à sa place :s'il travaille bien en classe, il ne sera pas pour cela valorisé et verra tous ses camarades passer en classe supérieure quels que soient leurs résultats. Les prix qui récompensaient jadis les bons résultats et les classements (Mon Dieu, quelle horreur !) ont disparu pour ne pas faire sentir aux enfants les plus en difficulté qu'ils avaient des difficultés. Ce qui n'a pas résolu lesdites difficultés mais ne les a pas non plus encouragés à progresser et a ôté aux autres toute envie de fournir des efforts qui de toute façon n'étaient pas gratifiés. " Car, Socrate, écrivait Xénophon, il me semble que pour de bons ouvriers, il y a de quoi être découragés quand ils voient que ce sont eux qui font le travail et que ceux qui ne consentent ni à se donner de la peine, ni à prendre des risques quand c'est nécessaire obtiennent les même avantages qu'eux. " Pas de sélection dans les études donc mais une sélection impitoyable dans le sport, avec la bénédiction des hommes politiques de gauche et des sponsors de tous poils. Il est vrai qu'il devient de plus en plus difficile de les distinguer.Quand les enfants ont atteint leurs limites physiques, il est trop tard pour revenir en arrière et changer d'option…Peut-être auraient-ils faits d'excellents latinistes…Notons aussi qu'il est possible pour un enfant de pratiquer un sport en dehors des cours mais qu'il est plus rare de le voir traduire un texte latin.

Qu'il soit dans l'une ou l'autre sixième, Achille a droit à une heure d'initiation au latin pour l'année Pas une de plus si son professeur de français n'en a pas envie ou n'a pas fait de latin, ce qui menace à court terme les jeunes enseignants auxquels leur formation permettra de connaître tous les termes du jargon de didactique mais ne donnera pas la moindre idée de l'étymologie de " culture ".Au cours de cette heure d'information, généralement donnée par un professeur de latin de l'établissement, l'enseignant devra manœuvrer entre Charybde et Scylla : donner envie aux élèves d'apprendre le latin sans leur mentir sur la nécessité de travailler. Tel est le dilemme essentiel qui attend le professeur de Langues anciennes à tous les niveaux d'enseignement :s'il insiste trop sur le programme de travail, il risque de dégoûter les élèves, quels que soient les arguments dont il pourra user par ailleurs ; s'il leur laisse croire que la matière est purement ludique et qu'ils vont passer un an à écouter de belles histoires et à lire Astérix, il les expose à de cruelles déconvenues lorsqu'il leur faudra au minimum apprendre vocabulaire et déclinaisons…


L'option de la consommation

La multiplication des options et l'humeur consumériste des élèves et de leurs parents a placé les enseignants dans la dure obligation de surenchérir afin de s'attirer le maximum de " clients ". Pour ma part , j'ai eu parfois la désagréable et surprenante impression de jouer la courtisane, de me tenir devant la porte de ma " loge " couronnée par l'inscription " latin " tandis que dans le même couloir devant d'autres portes susurraient mes collègues de sciences économiques, d'italien, de théâtre… : " Viens, mon mignon, entre, tu n'auras qu'à te laisser faire… Je sais ce que tu aimes… Ne les regarde pas, viens, je suis la plus belle …".Comment résister à ces tentations et sollicitations ? Parfois même j'ai eu honte de devoir jouer aussi mon numéro de charme devant un public plus ou moins intéressé et plus ou moins condescendant, ayant parfaitement intégré la loi de l'offre et de la demande…Une fois que l'option est née et a survécu, parfois dans la douleur, il est difficile de se dire que son poste risque d'être définitivement supprimé :l'enseignant qui aime sa matière essaie forcément de faire partager cet amour au plus grand nombre même si tous les moyens ne sont pas bons. Je reviendrai d'ailleurs sur cet aspect de la question. Dans un ouvrage récemment paru, A. Barrot évoque cette prolifération des options qu'il présente comme une première étape vers la déscolarisation organisée : " l'école d'aujourd'hui est un lieu où il est légitime de tout faire, du sport, des échecs, de l'informatique, du théâtre, du chant, de la danse, tout ce qu'on veut, sauf de s'asseoir derrière une table, et écouter un cours. "

Les parents d'Achille recevront une lettre qui les informera de l'existence de l'option en cinquième et qui prêchera des convaincus ou finira à la poubelle. Quatre ou cinq parents parmi la centaine de familles de la promotion viendront à une séance d'information gracieusement prodiguée par les enseignants concernés. De toute façon, dans la plupart des cas, le choix est déjà fait. On appelle cela de la détermination sociale. L'E.P.S, au moins, on voit à quoi ça sert et les gosses adorent ça. Peut-être auront-ils eux aussi un jour la chance de faire une pub pour Danette ou Volvic. Il serait immoral de briser leur rêve, et celui de certains parents, de s'en mettre un jour " plein les fouilles ". Phénomène de société ou démission des parents désireux d'éviter les conflits à un moindre coût, c'est l'enfant qui choisit. Le latin sur ce point subit le même sort que les différentes activités sportives ou artistiques entre lesquelles flâne l'enfant, butinant à droite et à gauche sans jamais faire de miel, dès lors qu'il abandonne et se tourne vers un autre loisir à la moindre difficulté. S'il n'est pas un peu poussé à dépasser cette difficulté, ce n'est certes pas son inclination à la facilité qui lui permettra de découvrir la satisfaction d'avoir surmonté l'obstacle , d'avoir franchi une nouvelle étape vers la maîtrise de la discipline qu'il a choisie et dans laquelle il pourra réellement briller, comme le souligne inlassablement Jacqueline de Romilly. Quand bien même il n'y brillerait pas, les illusions dans lesquelles l'entretient le monde mercantile qui l'entoure auraient tôt fait de se dissiper et de le laisser enfin face à lui-même pour un nouveau " connais-toi toi-même ".Ce qui est la première marche sur la voie de la sagesse et de l'auto-détermination chère au cœur de nos maîtres pédagogues.

Avant la création de l'option E.P.S., cinquante élèves choisissaient l'option latin. Depuis, les effectifs ont quasiment diminué de moitié tandis que ceux d'E.P.S augmentaient toujours. Signe des temps habilement encouragé. En théorie, les élèves peuvent abandonner l'option E.P.S. pour commencer le latin ; dans les faits, on fait discrètement comprendre aux enfants que s'ils changent d'option, ils risquent de ne plus se retrouver dans la même classe que leurs petits copains ou qu'il serait dommage d'arrêter une option dans laquelle ils se débrouillent pour les marais de la Rome antique où l'on peut s'enliser, voire se noyer… Grâce au système des cycles, les élèves qui ont choisi l'E.P.S. en cinquième devront la garder en quatrième… Cependant le petit Achille est têtu : il décide d'apprendre le latin quand même.


A l'eau tout le monde !

En cinquième, il aura deux heures de latin par semaine dont une heure sera consacrée à la sacro-sainte mythologie ou à la civilisation sans lesquelles nous aurions depuis longtemps mis la clef sous la porte ,et l'autre à la langue. Si la partie " civilisation " est assez bien faite dans les manuels, le professeur devra se débrouiller avec les moyens du bord et surtout sans le manuel pour enseigner les rudiments de la langue. On attendrait plutôt le contraire mais les esprits éclairés n'ont même pas épargné le latin et ont décrété que les enfants devaient être immédiatement plongés dans le texte même. Foin des adaptations pour débutants. A l'eau tout le monde ! C'est au professeur de tendre la main, avec plus ou moins de bonheur, à ceux qui se noient, une fois de plus. Les enfants ont le texte et la traduction en vis-à-vis. Puis ils vont à la pêche. Les questions du manuel leur demandent de repérer quatre formes semblables, ce qui est censé leur permettre d'induire la déclinaison. Apprendre ladite déclinaison serait beaucoup trop simple là où l'on peut faire compliqué et on risquerait alors de se demander à quoi servent tous ces beaux esprits désireux d'imposer une nouvelle méthode qui avait sûrement " très bien marché avec la classe expérimentale " et dont on ne voit que trop bien les résultats. Le vocabulaire est tellement difficile qu'il y a plus de notes que de texte et l'on choisit de préférence les verbes composés. Comme le latin devient amusant et intéressant ainsi présenté ! Au professeur de se casser la tête pour concocter ses propres textes et ses propres exercices…Et malheur au maître trop doux qui a choisi un texte " adapté " pour faire comprendre une règle de grammaire à ses petits un peu perdus , la milice des inspecteurs sera impitoyable : il ne faut étudier que les textes authentiques. Ne serait-il pas plus judicieux d'alterner simplicité (et clarté) et lecture des auteurs dans le texte, en l'état actuel des élèves déjà rebutés par les difficultés de leur propre langue [5] ? N'y a-t-il pas un paradoxe, ou une incohérence, à prétendre plonger un enfant dans les particularités d'une langue qu'il n'entend pas cependant que le programme de français vise au contraire à diminuer l'étude des auteurs classiques au profit de la " littérature de jeunesse " dont la langue est plus facile d'accès ? Le fil d'Ariane eût été impuissant à sortir Thésée du Labyrinthe des esprits qui président aux destinées de nos chères têtes blondes…

Le petit Achille a fini son année scolaire. En théorie, il peut arrêter son option à la fin de sa cinquième mais de nombreux établissements présentent comme obligatoire la poursuite de l'option sur deux ans. J'ai néanmoins le témoignage d'une collègue d'un établissement privé dont la direction s'est vu menacer de voir des enfants retirés du collège par leurs parents s'ils ne pouvaient arrêter le latin…Ils ont probablement dû se rendre compte que la survie de leur rejeton était en jeu pour en arriver à ces extrémités qu'on n'imagine que dans le cadre d'une atteinte à l'intégrité de l'enfant…Qui dira que les parents ne s'occupent pas de l'avenir et des études de leurs enfants ? Peut-être les mêmes seront-ils bientôt représentants d'une association de parents d' élèves…

Pendant cette année, Achille suivra trois heures de latin par semaine selon le principe de l'enseignement décloisonné : entendez par là que l'on glisse incidemment aux élèves une remarque de grammaire, qu'ils oublieront aussitôt , ou une remarque de civilisation qui aurait mérité par ce qu'elle révèle d'une croyance, d'une philosophie ou d'une structure de la société antique un long développement . Un cours de grammaire, magistral, est a priori insupportable à ceux qui haïssent les maîtres…


Toujours moins pour toujours plus

Achille arrive en fin de quatrième. Remise à plat des options. Achille peut choisir entre l'E. P.S., bien sûr, la technologie, le latin ou le grec. Jusqu'à une date récente , il pouvait faire du latin et du grec en troisième. Désormais c'est l'un ou l'autre et le grec bien souvent au détriment du latin puisque ce sont souvent les latinistes qui, informés par leur professeur et initiés au système des déclinaisons, décident de déshabiller Saint-Pierre pour habiller Saint-Paul. La multiplication des options a accentué le goût croissant des élèves nouvelle mouture pour le zapping sans garde-fou. Pourquoi ne pas changer d'option quand la première commence à exiger de sérieux efforts une fois passé le cap de l'initiation ludique ? C'est toujours mieux ailleurs et le succès des émissions de divertissement est l'illustration même de la propension générale à la " culture " facile, à l'argent facile, au jugement facile. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir simplifié et diversifié à l'extrême les exercices qui permettent aux élèves d'avoir facilement de bonnes notes. Il y a longtemps déjà que les élèves de collège ne pratiquent plus la version latine à l'ancienne , " d'après " les grands auteurs classiques. Cet exercice avait pourtant le mérite de révéler à l'élève ses qualités et ses défauts d'analyse et de raisonnement, le mettant en contact direct avec la langue, bien mieux que les textes-supports indéchiffrables de ses manuels. Rien ne peut remplacer la satisfaction d'avoir su traduire tout seul une phrase dont le sens s'éclaire soudain au moment où l'on pensait avoir épuisé toutes les possibilités de la grammaire. Quant aux " forts en thème " si souvent moqués, peut-être en trouve-t-on encore dans la galerie de paléontologie du jardin des Plantes. Ils ont depuis longtemps été éclipsés par les " forts en maths " sans qu'une voix s'élève pour dénoncer cette nouvelle forme d'élitisme scolaire.

Qui veut gagner des millions ? Les jeunes loups des start-up qui sauront vendre du vent à prix d'or, certainement pas celui qui sait traduire Cicéron, assez peu coté en Bourse. Et chacun sait que l'Ecole et la Bourse, maintenant, c'est du pareil au même. En attendant de gagner des millions, Achille veut gagner de bonnes notes, sans trop se fatiguer. S'il n'y parvient pas par manque de travail, il essaiera ailleurs avec le même souci de s'épargner. Beaucoup d'enseignants se plaignent de l'esprit comptable de nos nouveaux Rimbaud qui se jettent sur leur calculette sitôt la copie rendue pour " calculer leur moyenne " sans même jeter un œil à leur travail. Gare à la matière qui peut faire baisser la Moyenne Générale, surtout quand c'est une option modifiable à souhait . C'est la magie des options : on met un foulard dans le chapeau et il en sort un lapin.

Le professeur doit donc rassurer les élèves qui ont de bonnes notes et ont " peur de voir baisser leur moyenne ", nouveau leitmotiv des bons élèves, et les élèves plus moyens qui, autre version, ont " peur de ne pas y arriver ", d'avoir trop de travail, etc. Depuis quelques années déjà a disparu la certitude d' " être dans une bonne classe " si on faisait du latin, ce dont on pourrait se féliciter si c'était là le signe d'une véritable démocratisation de la matière mais qui recouvre en fait la médiocrité généralisée du collège unique. Le dernier argument utilitaire est la nécessité de garder une option que l'on pourra poursuivre en seconde. L'argument noble consiste à jouer sur l'amour-propre des élèves en leur laissant entendre que la pratique des langues anciennes leur donnera une culture supérieure à la moyenne…et les distinguera des autres. La fin, au propre et au figuré, justifie les moyens.

S'il n'a pas peur de finir en prison pour n'avoir pas vérifié la pression des pneus du car ou s'il a des insomnies qui lui laisseront le temps de trouver comment faire un euro avec dix centimes, le professeur peut aussi organiser un voyage en Grèce ou en Italie, ce qui séduira les élèves un an ou deux dans le meilleur des cas. Imagine-t-on le même investissement chez les professeurs de maths ou de français ? Cela explique que les enseignants des autres disciplines regardent parfois avec effroi ces collègues d'une inquiétante activité, qui sans cesse les sollicitent pour une pétition , une fiche, une intervention.. . A l'arrivée en troisième, si tout va bien, on peut espérer garder une quinzaine d'élèves, soit environ la moitié des effectifs de quatrième. Parmi les autres, quelques-uns abandonnent le latin pour commencer le grec ou changent radicalement d'option. Cette même année, j'irai faire du porte-à-porte dans les classes de troisième pour tenter de convaincre Achille, mon charme naturel et l'aura du Bac aidant, qu'il a tout à gagner et rien à perdre à continuer le latin et le grec .Bref, je le prends par les sentiments. En général, ma prestation -gratuite, il va sans dire- permet aux plus hésitants de se décider et rattrape une ou deux ouailles égarées. Il reste néanmoins toujours possible que certains relaps renoncent au dernier moment, le plus crucial, celui de remplir la case adéquate du dossier d'inscription en seconde. Les meilleurs changent d'établissement pour la " section européenne ". Je pense qu'on a dû oublier une syllabe, lisez " sélection ".Je ne sache pas qu'on fasse entrer dans mon lycée sur concours avec épreuve de version latine mais le paravent de l'Europe et des langues vivantes est bien commode pour cacher pudiquement les parties honteuses de l'enseignement public.


Le nouveau marathon

Il y a six ou sept ans, les effectifs de latinistes en seconde dépassaient les quarante élèves et avaient obligé l'établissement à dédoubler la classe. En ce mois de juin 2000, les prévisions étaient de huit latinistes pour quinze hellénistes, provenant de tous les collèges des environs .Que s'est-il passé ? Les enseignants sont les mêmes, les élèves n'ont quand même pas fondamentalement changé en un laps de temps si court. Il faut chercher ailleurs.

Revenons au moment où Achille remplit son dossier d'inscription pour la seconde. Achille a peur. Dieu sait pourtant qu'il n'a aucune raison d'avoir peur quand on voit les résultats du bac…mais Achille est un élève sérieux. Moyen mais sérieux. Il a peur de ne pas réussir à tout mener de front, de voir baisser sa moyenne, de ne pas faire le bon choix. C'est vrai, il aime bien le latin mais " est-ce que ça va lui servir " ? Ses parents lui ont dit de faire comme il voulait, que c'était son avenir qui était en jeu, pas le leur mais qu'ils seraient tellement fiers de voir leur fils devenir un jour médecin. Ou même chirurgien. Ils le voient déjà les mains dans les poches de sa belle blouse blanche immaculée, suivi par une cohorte d'internes admiratifs et d'infirmières pâmées, à mi-chemin entre Harlequin et Urgences. Et Achille ne veut pas décevoir ses parents ,même s'il pressent confusément que ce n'est pas forcément ce dont il a envie. Il sait déjà que si ses résultats le lui permettent, il ira en S, la Voie Royale de la mythologie moderne, et que là, il n'aura pas besoin de latin. Il se dit aussi qu'il aimerait bien changer, qu'il fait du latin depuis trois ans et que le monde est grand. Que les temps sont durs. Que s'il ne réussit pas en maths et en sciences, il faudra bien qu'il se rabatte sur la E.S., la L lui semblant définitivement fermée à cause de ses problèmes en orthographe. Et pour faire une E.S, il pense qu'il serait avantagé d'avoir suivi l'option sciences économiques et sociales en seconde. Il croit même que c'est obligatoire s'il veut plus tard envisager cette filière. Or, s'il est possible à un élève qui n'a pas suivi cette option d'aller en E.S., il est trop tard quand on se retrouve en L pour commencer le latin ou le grec mais cela Arthur l'ignore et ne s'y est pas intéressé, persuadé qu'il est de faire une S comme la majorité de ses copains.

D'un autre côté, le latin, ça peut aider à comprendre le jargon médical et la prof du lycée lui a affirmé qu'il pourrait abandonner l'option l'année suivante, que ça rapportait des points au bac puisque seuls les points au-dessus de la moyenne étaient comptabilisés .Elle a également dit qu'un certain nombre d 'élèves changeaient de voie au cours de leur second cycle et étaient bien contents de retrouver le latin, que d'autres après un bac S entreprenaient des études littéraires…Mais peut-on lui faire confiance ? La sœur d'Achille, Pénélope, n'a eu que 10 en latin au bac. Elle était " dégoûtée " après 6 ans de latin. Bon, c'est vrai, elle n'avait pas revu tous ses textes mais Achille voudrait bien qu'on lui garantisse qu'il aura au moins une mention grâce au latin, quels que soient les efforts fournis. Un forfait pour le sacrifice, quoi ! Ca fait quand même trois heures de plus dans l'emploi du temps et il voudrait bien être récompensé pour avoir supporté pendant tant d'années les moqueries de ses camarades : " Tu fais du latin ? T'es fou, à quoi ça va te servir … ? "

Après mûre réflexion et une dernière discussion pour un rattrapage in extremis avec son professeur de collège, Achille décide de garder plusieurs cordes à son arc. Il ajoute " latin " dans la case " option ". On verra bien et, au fond, il se sent libéré d'un poids : la peur d'avoir à regretter cette matière qu'il aime bien.

Quand il se présente au bureau des inscriptions au lycée, une dame lui dit qu'il y a tellement peu d'inscrits en latin qu'on ne sait pas si l'option sera ouverte cette année. On lui demande ce qu'il veut faire en première. Une S ? Pas besoin de latin. Veut-il maintenir son inscription ? On a déjà dit la même chose à sa sœur. Il insiste. Tant pis pour lui. Le voilà inscrit en latin.

Du temps où les élèves choisissaient deux options, l'ordinateur ne prenait en compte que les premiers vœux, qui étaient rarement le latin ou le grec. Certains élèves n'étaient donc pas inscrits et n'apprenaient que tardivement l'existence de l'option, le temps qu'une indiscrétion d'élèves nous informe qu'un de leur camarade d'une autre classe, pourtant inscrit, n'avait pas de latin dans son emploi du temps. Le temps que l'élève en question se soit déjà habitué à sa classe, ses professeurs, son emploi du temps et ait commencé le programme. Difficile alors de le faire changer de classe pour les beaux yeux un peu froids de Sénèque. Tout cela a donné lieu à un pointage systématique accompli conjointement en début d'année par ma collègue de troisième et moi-même. Ne parlons pas des options qui se chevauchent et obligent l'élève à choisir entre latin et théâtre, option nouvelle et donc attrayante. Ne parlons pas non plus des horaires placés en fin de journée qui obligent parfois les élèves à attendre deux heures en permanence leur heure de latin. Quand on aime, on ne compte pas. C'est d'ailleurs également valable pour le professeur qui doit déjà être bien content qu'on ne lui sucre pas son option et qui verra sa vie durant ses collègues partir à seize heures ou grouper leurs cours sur trois jours. S'il le veut, il n'a qu'à organiser un " atelier " le mercredi après-midi. Au moins, on est sûr qu'il n'y aura plus d'élèves du tout.


Joindre l'utile à l'agréable

Quinze hellénistes, c'est une année faste ! D'habitude, on en compte une petite dizaine, ce qui est déjà exceptionnel pour la région et la matière. Pour tenter tant bien que mal de maintenir l'option, j'accepte depuis toujours des grands débutants dans ma section de seconde, ce qui n'était d'ailleurs pas légal jusqu'à cette année . A chaque époque sa prohibition, l'abus de culture est décrété depuis vingt ans dangereux pour la santé . Ces débutants n'auront droit qu'à trois heures de grec au lieu de cinq pour les débutants de Première, d'ailleurs inexistants. En cela, en revanche, les choses n'ont pas changé. Si j'ai des débutants, il me faudra de nouveau jongler avec les activités, faire en sorte que les initiés n'aient pas l'impression de perdre leur temps et que les débutants ne se sentent pas perdus.

Voilà donc Arthur en seconde. L'ambiance est détendue, comme au collège mais il faut travailler davantage parce que l'année prochaine, les Premières seront groupées avec les Terminales et que le programme est difficile. Pour que la transition se fasse en douceur, j'essaie de conserver à la civilisation et à la mythologie une place importante sous forme d'exposés, qui en plus ont l'avantage de faire monter la moyenne. Je m'étale complaisamment sur les notions philosophiques que nous rencontrons et je leur conte moult anecdotes amusantes sur l'éducation spartiate ou la condition des femmes, qu'ils retiendront plus facilement qu'un cours théorique. Je leur livre à brûle-pourpoint des digests des principales œuvres et en profite pour leur glisser qu'elles existent en traduction au C.D.I. Je leur passe un ou deux péplums dans l'année. Je pique des jeux et des exercices amusants d'étymologie sur internet. Je consacre une heure par semaine à la lecture cursive d'une œuvre traduite dont nous commentons les passages lus. Pour ne pas les décourager, je fais refaire les contrôles ratés, je donne des versions de collège à traduire à la maison, ce qui donne souvent lieu à des devoirs plus ou moins collectifs et des versions sur table ( vieux réflexe condamné par les nouvelles instructions) en demandant aux élèves d'aller à leur rythme et j'établis mon barème en accordant un forfait à chaque phrase traduite.

Reste qu'il faut quand même travailler la langue, apprendre le vocabulaire, reconnaître les différentes formes de la déclinaison, connaître ses conjugaisons, savoir analyser une phrase et que cela n'est pas du tout du goût ni des habitudes des élèves, tellement démunis en grammaire qu'il me faut la plupart du temps revoir les bases en français avant de transposer les notions en grec ou en latin. C'est d'ailleurs l'occasion pour moi de juger de leur formidable capacité à oublier ce qui a été vu l'année précédente, voire la semaine précédente, ce que je ne peux m'empêcher de mettre en rapport avec la friche de leur mémoire jamais ou insuffisamment exercée de la primaire au collège.

Les cours de grammaire, les exercices de grammaire, les leçons à apprendre et les devoirs à faire leur font pousser des soupirs qui me brisent le cœur car ils réduisent à néant mes efforts pour ne leur montrer que l'aspect attrayant de la matière et j'y vois autant de raisons d'abandonner l'option à la fin de l'année. C'est à peine si j'ose une remontrance lorsque le travail n'a pas été fait de peur de lire immédiatement dans leur regard : " De toute façon, l'année prochaine… " . Mon dernier recours sera de faire les versions à leur place pour qu'ils soient sûrs d'avoir une bonne note. Naguère, il allait de soi qu'on ne pouvait apprendre une langue, morte ou vivante, sans un minimum d'investissement personnel. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, c'est-à-dire en l'espace de quatre ou cinq ans. Le constat est simple et se vérifie dans toutes les matières : plus on baisse le niveau d'exigences et de difficultés, moins les élèves sont motivés et plus ils tendent à prendre des vessies pour des lanternes, c'est-à-dire le jeu pour l'essence du cours. La démonstration est forcément plus probante dans les options que dans les matières obligatoires qui ne sont pas tenues à ce genre de contorsions, ce qui leur donne encore un aspect sérieux. Craignons cependant que face à la désaffection des élèves pour la série L, on ne soit bientôt réduit à entrer dans le même cercle vicieux en français : donner à la matière un côté ludique et attrayant qui loin d'attirer les élèves les détournera de tout effort pour les diriger vers des matières nobles où il va de soi que le travail est nécessaire. Suivez mon regard.


Le chant des sirènes

Qui ose encore parler d'élitisme à propos du latin et du grec ?

Achille arrive en fin de seconde : de nouveau il doit choisir. Gardera, gardera pas ? Il a moyennement réussi son année mais ses résultats lui permettent de passer en première S. Il a de la chance, dans l'avant-dernière réforme il ne pouvait prendre qu'une option et la deuxième langue vivante en était une. Autant dire que le latin et le grec ne faisaient pas le poids, et je le comprends, à l'heure où tout est mis à la sauce de l'Europe et où l'on déplore à longueur d'antenne le faible niveau des Français en langues étrangères tout en laissant les réformes successives grignoter les heures par -ci par-là . Désormais, la langue vivante ayant été réintégrée au tronc commun, il peut choisir une option. Pas plus, fût-il un petit génie il lui sera interdit de se fatiguer davantage et de suivre deux options, à la différence de ses aînés. Les cartables sont lourds, même si les élèves viennent de plus en plus en classe sans livre, sans, cahier et sans feuille, un peu comme dans un cinéma où on leur passerait des films en V.O. L'Education nationale est une vraie mère poule.

Achille se dit qu'il est dommage d'arrêter si près du but et décide de continuer le latin.

Ce n'est pas toujours le cas, loin s'en faut. Prenons un exemple concret , la classe que j'avais en grec en seconde cette année, composée de treize élèves. Sur les treize, deux élèves redoublent avec le projet de faire une première S.T.T et arrêtent le grec ; six optent pour une première S et ne prennent aucune option alors que certains sont des élèves brillants partout et ont une moyenne de 17 en grec ; j'ajoute que deux d'entre elles sont des débutantes à qui j'ai consacré un temps que j'aurais pu accorder aux autres ; l'un déménage ;un autre choisit une E. S. et arrête le grec ; trois choisissent une L. Deux d'entre elles sont venues me voir deux jours avant le conseil de classe pour me prévenir qu'elles abandonnaient le grec pour commencer l'italien dont la section grand débutant venait d'ouvrir à seule fin de donner une troisième langue à ceux qui n'avaient pas de langues anciennes, m'a précisé le proviseur. Pourquoi arrêtent-elles ? " Pour voir, pour essayer autre chose, pour changer… ". C'est aussi que les moyennes sont très supérieures en italien - au moins pendant le premier trimestre- sans qu'on ait au début, comme partout, besoin de fournir un travail extraordinaire. Et l'italien est autrement plus " tendance ". Est-il plus utile que le latin ou le grec ? Combien d'entre eux auront l'occasion de le pratiquer ? Quand on a fait du latin, on peut très vite se débrouiller en italien et je ne sache pas qu'ils étudieront Dante dans le texte au lycée. Mais en italien, à la différence du grec ou du latin, on a l'impression de comprendre et de parler très vite. Et puis, en italien, il y a les cassettes audio, les films en V.O., les jolis manuels avec photos couleurs. Avez-vous déjà feuilleté les manuels de langues anciennes de lycée ? Quand ils existent. Si les professeurs de français sont débordés par de nouveaux manuels tous plus médiocres les uns que les autres mais dont j'admire la qualité des images, j'utilise le même manuel de grec démodé depuis 10 ans, d'ailleurs épuisé cette année, et dois, comme mes collègues, piocher à droite et à gauche les textes et documents à partir desquels travailler. Encore heureux si nous ne devons pas traduire des manuscrits ! Les instructions officielles et les inspecteurs exigent que l'on fasse travailler l'élève sur les textes originaux, comme au collège. Il sera donc plongé dans Platon et Euripide cependant que ses camarades lui raconteront comment ils ont appris à dire " Bonjour ! Comment vas-tu ? Tu as une belle maison ! " dans une langue étrangère ou lui réciteront le texte rigolo qu'ils mettent en scène pendant l'heure de théâtre.

L'argument de la francophonie ne tient même pas : les Italiens qui étudient le français, eux, ont du latin obligatoire. La collègue d'italien se plaint cependant que de nombreux élèves abandonnent la langue pour une autre option au bout d'un an…Seulement, elle n'en a pas dix ou douze…


En théorie, on peut tout faire

Un des nombreuses manifestations du mépris où l'Institution tient les langues anciennes est le problème de l'emploi du temps .En première, Achille va devoir choisir entre une matière et une autre, ruser ou négocier pour pouvoir suivre l'une et l'autre. Le temps où l'on voyait des élèves tempêter à la porte du proviseur -adjoint parce qu'ils voulaient faire du latin ou du grec contre vents et marées est depuis peu révolu même si tous les ans des élèves expriment leur regret d'avoir dû abandonner à cause de l'emploi du temps. Pour donner un exemple concret, j'ai eu l'année dernière une classe de latinistes constituée d'un groupement de premières et de terminales. Rares étaient ceux qui pouvaient assister aux trois heures de l'option ! La plupart n'assistaient qu'à deux heures parce qu'ils avaient maths la troisième heure et étaient en S, ou Lettres et étaient en L. Certains venaient le lundi, d'autres le jeudi. Deux terminales n'assistaient qu'à une heure sur les trois ce qui leur permettait de prendre en notes le commentaire d'un texte qu'elles n'avaient pas traduit et dont elles ignoraient jusqu'à la teneur si elles n'avaient pas pris soin d'en lire la traduction chez elles. L'une des Premières a dû arrêter en Terminale parce qu'elle ne pouvait assister à aucune heure de cours ! Une autre a dû être convaincue que " cela ne se reproduirait pas "…Quelles conclusions ont tirées les parents frères, sœurs et autres cousins de cette expérience ?

Cette année, à la suite de mes plaintes seule une élève sur les cinq ratait une heure sur les trois. J'étais presque satisfaite.

On se demande pourquoi je me suis retrouvée avec cinq latinistes, premières et terminales confondues. Sans commentaires. Contentons-nous de couper le son quand notre ministre ronronne ses promesses solennelles devant les caméras et les associations.

L'administration est elle-même prise au piège de ce jeu pervers des options : il faut leur trouver un créneau horaire et elle ne peut quand même pas cracher sur des matières pour lesquelles il y a une forte demande et qui permettent aux candidats d'arrondir les chiffres de réussite de l'établissement. " Donnez-moi trente élèves en grec, je ne vois aucun inconvénient à maintenir l'option ", me répète régulièrement le proviseur, homme charmant au demeurant et qui, à la différence de bien d'autres chefs d'établissement, non seulement ne me met pas de bâtons dans les roues mais y va de son petit discours en faveur des langues anciennes quand il fait le tour des collèges. Mais il est proviseur et donc bien obligé de suivre la politique inhérente à sa fonction. Il doit faire du chiffre et jongler avec la Dotation Horaire. Si les classes de grec et de latin font tiquer les Rectorats quand elles n'atteignent pas le chiffre fatidique de dix élèves(certains en exigent quinze !) fussent-elles composées d'élèves motivés et de futurs étudiants en Lettres, il est politiquement correct et même très bien vu d'accorder des heures de " soutien " à des groupes moins nombreux d'élèves " en difficulté " dont certains ne sont pas toujours, pourquoi ne pas le dire, parmi les plus travailleurs et sécheront l'heure dès qu'ils en auront l'occasion, quel que soit le contenu de ces heures. Ce en quoi ils font preuve d'une certaine lucidité : on ne peut pas rattraper par des exercices ponctuels dix ans de négligence institutionnalisée. Versons de l'huile sur le feu. Si ces élèves avaient fait du latin dès la sixième, ils auraient au moins un vernis de culture, sauraient construire une phrase et écriraient rosa, la rose, et non la rause…

Une autre de ces manifestations du mépris pour les langues anciennes est le programme : on demande à des élèves de première qui ont commencé le grec en troisième et qui se trouvent dans la plupart des cas groupés avec des Terminales de traduire Platon ou Sophocle, raison pour laquelle le professeur de seconde ne peut impunément céder au chant des sirènes qui lui suggèrent de sacrifier la langue au divertissement , un peu pascalien en l'occurrence. Les élèves ont un an de grec en moins mais le programme n'a pas changé. Certains élèves sont découragés dès le début de la première et n'auront eu le temps de connaître à la fin de leur terminale, s'ils n'abandonnent pas avant , que quatre auteurs. Entendons-nous bien : ce qui n'est pas normal n'est pas qu'ils traduisent Platon en première ou Terminale mais qu'ils ne soient pas en état de le faire pour toutes les raisons susdites.

Au baccalauréat, ils passeront s'ils ont fait du latin depuis cinq ou six ans une épreuve de même statut que ceux qui ont derrière eux deux ans de théâtre ou d'italien et encore ne sont -ils pas certains d'avoir de meilleures notes, les moyennes des options étant par principe excellentes toutes matières confondues! De quel simulacre d'épreuve parle-ton s'il s'agit de donner de meilleures notes que le voisin afin de valoriser sa matière et de trouver à l'avenir le maximum de clients ?

Les dernières informations font apparaître que l'épreuve de latin- ou de grec- aurait lieu en Première pour les S. Autant dire qu'il n'y aura plus de section en Terminale : les L seront trop peu nombreux !

En sept ans les effectifs de Terminale en grec ont chuté de moitié et ceux de latin ne s'en sortent guère mieux.


Le nihilisme des options

Mais le fond du problème n'est même pas dans les raisons énoncées ci-dessus valables pour l'italien comme pour le russe ou le corse. Les élèves changent d'option comme les gens frustrés par la grisaille de leur vie quotidienne rêvent d'ailleurs, de ces plages de sable blanc où l'on s'étend pour des siestes interminables au soleil. Les élèves s'ennuient en classe, on le répète assez, comme si les générations précédentes ne s'ennuyaient jamais . Doisneau ne nous montre-t-il pas des petits garçons en blouse noire tournés vers l'horloge ? Qu'eût pensé l'instituteur de ces enfants si on lui avait dit : " Vos élèves s'ennuient quand vous leur apprenez à écrire. Vous ne savez pas faire votre travail. Faites plutôt un débat sur la couleur des blouses qu'ils aimeraient porter. " ? Comme si le professeur ne s'ennuyait pas quand il corrige ses copies ou l'étudiant d'IUFM quand il lit les didacticiens à la mode ! La différence est que le travail fastidieux de l'élève contribuera à sa formation comme les exercices d'assouplissement à celle du sportif ou les gammes à celle du musicien. Nos élèves sont des désabusés qui n'ont pas vécu, soumis au " tout se vaut " depuis leur plus tendre enfance. Je suis surprise par le nombre croissant d'adolescents qui " ne savent pas ", à tous les sens du terme, et je crois que la cause est à chercher dans les discours contradictoires qui président à leurs choix et qui les conduisent à l'indifférence et à la tristesse .

Nos enfants sont des cyniques précoces qu'on aurait nourris de plats raffinés et pour lesquels il faudrait sans cesse inventer des mets susceptibles de réveiller leur palais éteint. N'y a-t-il pas quelque chose d'indécent à offrir du gâteau à ceux qui sont privés de pain et à vouloir faire courir ceux qui ne savent pas marcher ?

Nos enfants s'ennuient non parce que le savoir ne les intéresse plus mais parce qu'on a noyé leur curiosité spontanée dans le prêt-à-penser, parce que le savoir ne fait plus l'objet de la moindre convoitise ni de la moindre reconnaissance publique ou privée, dans les médias, dans les discours de nos politiques ou dans les familles elles-mêmes leurrées par des discours lénifiants qui font croire d'une part à la suprématie du savoir-faire sur le savoir, dénoncé par Hannah Arendt dans La crise de l'éducation et d'autre part à l'inutilité de la discipline et des disciplines, les " jeunes " étant censés se construire seuls .Dans le Lysis, Socrate interroge le jeune homme : " Si tes parents veulent ton bonheur(…) ils te laissent faire ce que tu veux sans te réprimander en rien et ne t'empêchent pas de faire ce que tu désires ? " Devant les dénégations de Lysis, Socrate dresse la liste de toutes les activités interdites au garçon : conduire l'attelage de mulets, jouer avec le métier à tisser, etc., puis de celles qui lui sont permises : lire, écrire, jouer de la lyre. " Quelle peut bien être la raison pour laquelle, dans ce domaine, ils te laissent faire, tandis que dans les cas que nous évoquions tout à l'heure, ils ne te laissent pas faire " demande Socrate. " C'est que, à mon avis ,répond Lysis, dans le premier cas je sais, dans le second je ne sais pas. " Peut-on considérer qu'un enfant sait ce qui est bon pour lui et est apte à se gouverner ? Quel parent responsable laisserait son rejeton se gaver exclusivement de sucreries et de Coca sous prétexte que l'enfant les préfère aux légumes et à l'eau ? La santé de l'esprit est-elle à ce point négligeable ?

A cause de ce désespoir et de ce mal-être dus à la suspicion que l'on fait peser sur le savoir dans l'enseignement, il leur est égal de faire du latin, de l'italien, du chinois ou du macramé. Ils me font penser à des joueurs qui tenteraient leur chance dans un casino à toutes les tables de jeu en attendant que la fortune qu'on leur a promise vienne à eux , et qui changent de casino si elle ne vient pas. M. Lang a beau tenir en grande estime les langues anciennes dans ses discours et souhaiter les " revaloriser ", il a beau répéter à qui veut l'entendre que c'est un enseignement essentiel, les élèves savent bien, eux, que ces langues ne font l'objet d'aucune reconnaissance sociale , comme la littérature, comme la culture, et sont traitées comme la cinquième roue du carrosse au sein même de leur établissement. Que leurs professeurs se mobilisent autant pour leur faire continuer l'option leur paraîtrait presque suspect. N'est-il pas incongru que le même discours du même ministre serve pour le grec et la musique techno, qui a du moins Techno-parade et pignon sur rue. Une future option, peut-être ?A moins qu'il ne faille pour attirer l'attention des médias et donc des politiques organiser des " méga-rassemblements " pour de nouvelles raves où des participants nus sous leur toge déclameraient du Cicéron sur fond de rap …Idée à creuser…


Un gâchis institutionnalisé

Et pourtant les élèves adorent tous ces vieux mythes, sont passionnés par l'histoire des mots, s'émerveillent de comprendre la secrète filiation entre le monde qui les entoure, qu'ils s'imaginent souvent être né d'une génération spontanée, et cette culture dont ils mesurent progressivement l'impact inégalé. La véritable toile de fond de notre civilisation est l'Antiquité,qu'aucun web ne peut prétendre remplacer. On ne surfe pas sur l'Antiquité, on y pénètre et de là on essaie de regarder notre monde de l'intérieur, avec juste assez de distance pour remettre chaque chose à sa place : on dégonfle les baudruches, on se rend compte qu'il n'y a rien de bien neuf dans ce monde qui croit avoir tout inventé, on revient à quelques maximes qui ont fait leurs preuves. On relit Marc-Aurèle quand on ne sait plus à quel saint se vouer, Lucrèce quand on a peur. C'est là ce qui doit faire la force de l'Antiquité. C'est aujourd'hui ce qui fait sa faiblesse face à nos dévorateurs d'images.

Et pourtant, ils ne cachent pas leur contentement lorsqu'ils sont venus à bout d'un passage difficile ou sont capables de décliner ille d'une traite sous les applaudissements de leurs camarades et les miens- que je ne ménage pas.

Et pourtant j'ai vu des élèves médiocres en grec et dans les autre matières faire preuve d'un intérêt et d'une sensibilité littéraire insoupçonnés dès lors qu'il s'agissait de commenter l'Iliade et j'ai vu des visages tristes s'illuminer à la lecture d'un extrait d'Aristophane. J'ai vu des regards humides au moment de la mort d'Argos, le chien d'Ulysse, ou des adieux d'Hector à Andromaque et naître spontanément des débats de fond à propos de l'esclavage et de la définition de l'humanité .Nous sommes loin des réflexions artificiellement imposées sur la " citoyenneté " et des pseudo-débats bien-pensants dont les enfants sont saturés depuis leur plus jeune âge. Quel meilleur moyen de les initier à la philosophie et à la citoyenneté que de leur faire connaître dans quel cadre elles sont nées et ceux qui, les premiers, se sont interrogés sur les questions qu'elles font surgir?

Et pourtant jusqu'à cette lassitude qui étreint désormais professeurs et élèves, avant ce sentiment de prêcher dans le désert, les heures de langue ancienne étaient bien souvent pour les élèves comme pour moi les plus agréables .Si j'ai encore de bons " crus " d'élèves motivés et curieux, ils sont de plus en plus rares et j'avoue hésiter désormais dans certaines classes à dépenser une telle énergie pour un si piètre résultat Tout enseignant sait à quel point la fadeur d'une classe peut être rebutante ou communicative .

Et pourtant il y a peu de temps encore une ancienne élève qui avait commencé cette langue en seconde, aujourd'hui brillante étudiante de médecine, me disait que de toutes les matières celle qu'elle regrettait le plus était le grec !

Et pourtant, j'ai entendu un élève me dire pendant l'année : " Vous savez, M'dame, quand j'étais à l'hôpital, j'ai pensé à ce que Cicéron disait sur la douleur . "

Dépassées, les langues anciennes ?

On est plutôt en droit de se demander, devant tant de haine ou de fausse indifférence, quelle importance mystérieuse a valu à ces langues irremplaçables un tel acharnement depuis tant d'années ? N'est- ce pas leur formidable capacité à faire distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas à la faveur de la confrontation entre l'ancien et le nouveau ? Ou le sens tout à la fois de l'analyse logique et de l'abstraction nécessaires à l'esprit critique ? Ou l'examen de la rhétorique et des sophismes si utiles à nos dirigeants et décideurs de tous horizons ?

On est plutôt en droit de s'étonner qu'elles puissent encore subsister malgré cet acharnement qui n'ose pas dire son nom. M. Allègre, qui a si bien incarné la politique que nous dénonçons aujourd'hui et dont l'opinion publique commence lentement à prendre conscience, était prêt, lui, à faire ce que les autres souhaitaient depuis longtemps sans le dire : supprimer, purement et simplement, les langues anciennes. Je ne puis m'empêcher d'évoquer à propos de ce pauvre homme une petite anecdote savoureuse et révélatrice. A la fin d'une réponse à l'une de ses adversaires, M. Allègre a cru bon d'étaler sa science et de conclure son discours par un " caudam venenum " avant d'ajouter perfidement à l'adresse de sa détractrice : " Mais je crois qu'elle ne comprendra pas… ". Ce détail prouve deux choses : que M. Allègre n'a jamais fait de latin , sinon il se serait rendu compte que sa citation était grammaticalement erronée et ne voulait rien dire, la véritable expression étant " in cauda venenum ", dans la queue le venin ; qu'il veut donner l'impression d'être cultivé et donc d'avoir fait du latin , ce qui est un comble de la part d'un ministre qui n'a pas de mots assez durs pour cet enseignement dit obsolète et inutile. En outre, le commentaire est une illustration par l'exemple du mépris de ceux qui sauront- ou croiront savoir- pour les autres, les incultes, les non-initiés à la culture classique, les exclus du patrimoine culturel et linguistique vrais ou supposés tels : " mais je crois qu'elle ne comprendra pas… ". Qui peut encore être dupe ?

On est en droit de s'étonner aussi du succès remporté par les différentes pétitions que les associations de défense des langues anciennes font inlassablement signer pour dénoncer cette volonté d'effacer ce patrimoine auquel chacun se sent plus ou moins redevable et qui transparaît là où on l'attend le moins, jusques et y compris dans des allusions bientôt incompréhensibles de publicités télévisuelles.

On est en droit de s'étonner du succès remporté par le dernier ouvrage de J. P. Vernant, classé parmi les best-sellers de l'année.

On est en droit de dénoncer les beaux discours et les promesses jamais tenues, les " je ne savais pas " qui ne débouchent sur rien -est-ce un hasard ? mais vont toujours dans le même sens ; le mépris et les mensonges qui sont accordés comme réponses au formidable travail accompli par J. P. Vernant et J. de Romilly dont le seul souci est de promouvoir cette culture que, contrairement à ce qu'ose prétendre un Allègre ubuesque, l'informatique ne pourra jamais égaler car l'informatique n'est pas savoir mais outil. Et à quoi peut servir l'outil sans la matière ? Juste avant de mourir, Socrate demande à un joueur de flûte de lui apprendre l' air qu'il jouait. A l'un de ses compagnons qui lui demande à quoi cela va lui servir, Socrate répond : " A savoir cet air avant de mourir. "

On est en droit de dénoncer les aberrations qui feront que bientôt les enseignants de Lettres n'auront jamais pratiqué de latin ( ni étudié la littérature, d'ailleurs…) ; les réformes des concours des Grandes Ecoles qui permettront à des étudiants de passer l'épreuve sans avoir fait de latin et de se trouver devant des textes du XVI° siècle dont ils ne comprendront même pas la syntaxe, ou un poème de Baudelaire dont ils ne comprendront pas le titre… " Ils ne sont pas latinistes ? Ils devraient l'être " a déclaré péremptoirement et à juste titre un président de jury. Ce n'est pas grave, les enfants de milieu modeste sont de plus en plus rares à intégrer lesdites Ecoles .Et à quoi servirait , il est vrai, aux futurs enseignants d'avoir fait du latin ou du grec quand ils demanderont aux lycéens de demain de faire une apologie des jeux télévisés ?

Comment ne pas voir dans cette disparition des langues anciennes les prémices de la grande Réforme de l'abrutissement qui nous menace aujourd'hui et dont certaine dictée du brevet des collèges vient de nous donner un avant-goût ?La disparition programmée du latin et du grec est l'arbre qui cache la forêt. Personne ne s'émeut de la suppression de l'arbre, surtout quand on la justifie en prétendant que l'arbre, pourri, est condamné. Quand on abat la forêt, il est souvent déjà trop tard. " Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices "écrivait Racine en son temps. Elle prend aussi de nobles prétextes : l'égalité, le bonheur des élèves, la satisfaction des parents, l'Europe, le Monde, l'Avenir. Mais qui sait de quoi demain sera fait ? On ne peut impunément sacrifier la foule des petites gens et les talents à quelques intérêts bien compris ni faire fi du passé pour construire un avenir virtuel qui ne sera qu'un colosse aux pieds d'argile.


Corinne Jésion, professeur de Lettres Classiques
( avec la collaboration de Marie-Hélène Watelle, professeur de Lettres Classiques).

[1] Le Goff : La Barbarie douce
[2] On ne peut pas parler de "la suppression du latin dans l'enseignement obligatoire des classes de sixième" comme d'un fait récent, et lié à la démocratisation, parce que le latin n'a été obligatoire dans cette classe que jusqu'en 1862. A cette date, on a créé une filière dite ensuite "moderne", pour les élèves "plus pauvres" ou destinés à des professions "utilitaires". Je m'appuie, pour les citations qui suivent, sur "Le latin ou l'empire d'un signe" de Françoise Waquet (Albin Michel, 1998) : "La sacralisation du latin se nourrit encore de la mise en place d'un enseignement secondaire qui ne comportait pas de latin. Cet enseignement qui répondait à une demande croissante et visait des enfants destinés à l'agriculture, au commerce et à l'industrie, s'inaugura véritablement en 1863-1865 avec l'enseignement spécial créé par Victor Duruy" (p. 26). "Avec la réforme de 1902, le règne incontesté du latin dans le secondaire prit officiellement fin : dans les deux cycles successifs qui furent instaurés, on créa deux sections sans latin, B (de la sixième à la troisième) et D (seconde et première) ; elles recueillaient l'héritage de l'"enseignement spécial", mais elles étaient pleinement intégrées à l'enseignement secondaire - on parlait d'"unité dans la diversité" - et théoriquement égales aux autres filières"(p. 27). Pendant un an seulement (1923-1924), l'enseignement du latin fut à nouveau obligatoire pour tous dès la sixième, une réforme de 1925 revint sur cette décision. A partir de 1924, les filles, qui jusque là n'avaient eu droit qu'au "moderne" dans l'enseignement public, eurent le droit de faire du latin. "En 1956-57, la moitié environ des enfants qui entrait en sixième choisissait la section moderne"(p. 28). Cela pour le lycée. Mais parallèlement, l'"enseignement spécial" de Duruy a continué dans des établissements différents. Selon leur origine sociale (et c'est pour cela que de toute façon le latin a toujours été le fief d'une élite, au moins sociale), les enfants soit allaient au lycée - payant pour les livres - en sixième (et donc avec latin s'ils le voulaient), soit restaient à l'école primaire en passant le certificat d'études, puis allaient au cours complémentaire, sans latin - entièrement gratuit - ou dans l'enseignement "primaire supérieur" - toujours gratuit, sorte de lycée technique, mais avec aussi une filière générale, sans latin. Un peu plus tard ,deux types d'enseignement survivaient après le CM2 de l'école primaire (pour les élèves qui ne voulaient pas s'arrêter au certificat d'études) : le cours complémentaire (qui deviendra le CEG) sans latin et sans LV2, gratuit (donc socialement déterminé), de la sixième à la troisième, et le lycée, avec latin si on voulait, et payant (le même système que ci-dessus). Le latin, à notre époque, n'a été obligatoire en sixième au lycée que pendant cinq ans (de 1959 à 1964) : tous les entrants en sixième devaient en faire pendant trois mois (le premier trimestre) avant de se décider en janvier à continuer ou non. Et c'est en 1968 que le latin a été supprimé des programmes de sixième, par Edgar Faure, qui invoquait "l'esprit égalitaire" de 68, "déclarant que les études classiques étaient désormais un "frein à la démocratisation".
[3] V. Hugo, Les Contemplations, A propos d'Horace .
[4] US Magazine, février 2000.
[5] Les manuels d'antan pratiquaient une propédeutique soignée (exercices simples- textes " adaptés " - progression lente- exercices de manipulation systématiques) mais avaient cet inconvénient qu'ils soutenaient les efforts des élèves pour les faire accéder au plaisir de la traduction. On courait le risque de leur faire aimer le latin ou le grec !

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