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La fin de l’Histoire

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      Naguère, un petit questionnaire de début d’année permettait au professeur de mesurer les lacunes des élèves en histoire littéraire et quelques perles recensées, une confusion entre Jean-Paul Gaultier et Théophile par exemple, faisaient naître un sourire attendri sur les lèvres du maître. Aujourd’hui même les insoumis ne s’y risqueraient plus, non par seule crainte d’un désaveu de leur inspecteur ( "à quoi bon décourager les élèves en leur faisant mesurer l’étendue de leur ignorance ? ") mais parce que c’est une affaire entendue : les élèves sont incapables de situer le moindre auteur sur l’échelle du temps et n’ont pas la plus petite idée de la succession des mouvements et écoles à travers l’histoire de la littérature. Qui pourrait d’ailleurs le leur reprocher ? Leur ignorance crasse en matière d’histoire littéraire n’est qu’une illustration de celle de nos citoyens en herbe en matière d’Histoire tout court. Qui régnait en 1835 ? " Louis XIV ? ", hasarde l’un d’entre eux pour rompre le silence éloquent de la classe. " Mais non, Louis XVI ", lui rétorque, scandalisé, un de ses camarades. Quel parti défendaient les Vendéens, les Blancs, dans Les Chouans ? " Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie " aurait constaté Pascal en son temps. Amusez-vous à lancer à la cantonade : " 1515 ". De nombreux parents et grands-parents qui n’ont pas dépassé le certif répondront sans même réfléchir : " Marignan ", ce qui leur permet de situer François 1er. Les enfants se demanderont quel nouveau dans la classe peut porter ce nom étrange. Alors situer Balzac ou Rabelais, n’est-ce pas ?

La perte des repères

      Pour eux, l’Histoire se découpe en trois parties : le XXème siècle, appellation qui désigne dans leur coeur les toutes dernières décennies, cet âge d’or qui a vu l’avènement de Bill Gates , la victoire des Bleus à la Coupe du Monde de Football et la parution de " Moi, Christiane F., prostituée, violée, etc. ", héritage dont ils ont tout lieu d’être fiers pour les siècles à venir, le XIXème siècle, celui des ouvriers abrutis d’alcool et de travail dont leurs listes de bac leur rappellent cruellement l’existence pour mieux leur faire savourer la leur, et le reste qui recouvre une sombre période où tandis que certains s’acharnaient à peindre des fresques dans des cavernes, d’autres édifiaient au choix le Parthénon ou Notre-Dame de Paris et se délassaient à lire dans le train à la chandelle le dernier Voltaire avant qu’il ne soit brûlé par Henri IV, très catholique et très fâché. Ces " lacunes ", dirons-nous par euphémisme, ne sont pas l’apanage d’élèves médiocres ou " en difficulté ". La classe dont nous parlons est une bonne classe composée d’élèves intelligents et intéressés, surpris, parfois consternés par la découverte de leur ignorance. Que de temps perdu qui aurait pu être consacré à approfondir leurs connaissances et à aiguiser leur esprit ! Il est vrai qu’ils ont jusqu’à présent essentiellement appris à lire et appris à apprendre…

      Chaque examinateur à l’épreuve anticipée de Français a ainsi pu mesurer l’ampleur des dégâts : bien rares sont les élèves qui sont à même de répondre à la moindre question d’histoire littéraire, y compris quand elle porte sur leur programme parfois et que leur prestation prouve le sérieux de leur travail ou la qualité de leur analyse. Non seulement ils ne savent pas s’orienter dans la chronologie mais leurs réponses font penser à la roulette russe plus qu’à un véritable travail de mémoire.

L’hypocrisie des Instructions officielles

      Pourtant, les Réformateurs n’ont pas ménagé leurs efforts pour donner aux élèves les connaissances indispensables à la poursuite de leurs études et à leur " formation de citoyen ". Jugez plutôt. Les textes officiels font figurer au programme de sixième les textes fondateurs, tels La Bible, Homère ou Les Métamorphoses, à celui de cinquième les grands textes du Moyen-Age et de la Renaissance, à celui de quatrième les auteurs du XVIIème, du XVIIIème et du XIXème siècles et à celui de troisième les auteurs du XIXème et du XXème siècles. Faut-il que nos chères têtes blondes fassent preuve de beaucoup de mauvaise volonté ou soient définitivement gâtées par toutes les substances qu’elles ingurgitent pour sortir de telles études quasiment aussi incultes qu’elles y étaient entrées !

      En fait, les Instructions officielles, qui n’ont de la volonté d’instruire que le nom, sont une habile parade et ont deux avantages : le premier est qu’elles permettent de supprimer l’étude de l’histoire littéraire au lycée, les " repères " donnés aux élèves au collège étant considérés comme définitivement acquis ! Or si ce qui a été vu au collège est définitivement acquis, on se demande vraiment pourquoi il n’en est pas de même pour l’orthographe et la grammaire censées être maîtrisées à la fin de la troisième et d’ailleurs sanctionnées par l’épreuve qu’on sait… Les instructions pour le lycée réaffirment pourtant sans scrupules la nécessité de maîtriser la langue comme un objectif majeur du lycée, sans aller cependant jusqu’à consacrer un temps donné dans l’année au travail sur la langue. Là encore quelques rappels devraient suffire à ceux qui confondent encore l’imparfait, l’infinitif et le participe. Il est vrai que les lacunes d’un élève de 16 ans qui écrit " Elle venée de mètre… " sont plus gênantes et font moins illusion que son ignorance du moindre titre d’un poème de Baudelaire. En outre, le collège ne situe pas réellement l’apprentissage dans une perspective d’histoire littéraire mais donne simplement quelques jalons constitués de dates ou d’événements. Rien n’interdirait donc de reprendre le XVIème et le XVIIème siècles au lycée dans une véritable perspective littéraire, ce que font en cachette de nombreux professeurs, comme on voit des collègues enseigner en cachette l’orthographe et la grammaire à l’ancienne à leurs collégiens!

      Le second avantage des Instructions officielles est qu’elles permettent de détourner les accusations malveillantes des enseignants et des parents qui constatent sur le terrain, eux, la dure réalité : les enfants ne savent rien. Un peu comme si les concepteurs de ces instructions disaient : " Nous avons fait notre travail, faites le vôtre !".

Des flashes

      Et cette loi dit que l’histoire littéraire, c’est démodé, ça ennuie les enfants et ça ne sert à rien : trois arguments rédhibitoires aujourd’hui. Ce qui compte, c’est que les élèves aient compris le texte : entendez par là qu’ils auront relevé toutes les marques de l’énonciation et quelques champs lexicaux. Ils étudieront donc Ronsard sans parler de La Pléiade, Pascal sans parler du jansénisme, le Naturalisme sans parler du Romantisme. Ils se contenteront de quelques flashes, comme en histoire, mais sans la photo à la fin .Les nouveaux manuels donnent une idée des flashes en question, chaque grand auteur, tels Racine ou Balzac, n’ayant droit qu’à une page et n’ayant manifestement écrit qu’une œuvre puisque les autres ne sont même pas nommées. Le Surréalisme est parfois complètement évacué : trop " difficile " ou trop subversif ?

      La Nouvelle Histoire Littéraire, comme la Nouvelle Cuisine, procède par touches : à bas la chronologie, les dates, la logique sous quelque forme qu’elle se présente ! Les nouveaux programmes de français retiennent l’étude du XIXème et du XXème siècles pour les secondes et celle des autres pour les Premières. Outre l’incohérence chronologique - justifiée par le degré de lisibilité des textes, comme si les premières étaient plus aptes à étudier des textes plus anciens - on peut aisément deviner que le XVIème siècle au moins passera à la trappe, comme le Moyen-Age avait disparu du programme de Seconde…

      En outre n’est-il pas révoltant de constater que ceux-là mêmes qui suppriment l’histoire littéraire, qu’ils jugent " trop difficile " ou ennuyeuse pour les élèves, introduisent la socio-critique dans les programmes, c’est-à-dire l’étude de la réception des textes au cours de … l’Histoire, depuis leur publication jusqu'à aujourd’hui ? De qui se moque-t-on ? Au nom de quel dada d’un ou deux " chercheurs " faut-il une fois de plus sacrifier l’essentiel pour le gadget ? Est-ce une simple coïncidence si en l’occurrence M. Alain Viala, président du GTD, est un ardent défenseur de la socio-critique en France ? L'histoire littéraire et culturelle aide, selon les instructions officielles, " à comprendre le présent à la lumière de l'histoire des mentalités, des idéologies et des goûts ". Il est à craindre qu' un enseignement de l'histoire littéraire sous forme de puzzle ne serve un relativisme doctrinaire : à chacun ses goûts.

      Enfin, il est bon de souligner quel mépris des élèves transparaît dans les discours officiels : " La quantité des savoirs en histoire littéraire et culturelle excède les possibilités des élèves " ont décrété les Instructions officielles (dans leur première version). Soit nous sommes placés devant des cas de dégénérescence avancée si les enfants ne peuvent plus faire ce que faisaient leurs parents, auquel cas il faut prendre d’urgence des mesures de salut public, soit les professeurs d’aujourd’hui, mus par quelque but inavouable, se sont secrètement ligués pour rendre fous les enfants qui leur sont confiés en leur faisant ingurgiter les dates de toutes les œuvres du Moyen-Age à nos jours. Que les professeurs voient s’ils se reconnaissent dans cette caricature que l’on fait indirectement d’eux…

Un sujet auto-fondé

      Compte tenu des difficultés du " nouveau public ", souvent dans l’incapacité d’écrire correctement une phrase simple et a fortiori de comprendre globalement un texte du XVIème siècle, on semble avoir trouvé la solution : il suffit d’étudier des textes moins difficiles qui exigent moins de connaissances préalables : la nouvelle tarte à la crème des inspecteurs et des textes officiels est donc la " littérature de jeunesse ", qui englobe le pire et le meilleur mais a l’avantage de comprendre des auteurs tous moins connus les uns que les autres et des œuvres toutes plus " accessibles "  les unes que les autres, entre Oui-Oui et Pennac.

      Les instructions officielles répètent à satiété que l’élève doit se reconnaître dans la littérature, y retrouver ses préoccupations, entendant par là qu’on devra lui fournir non plus des textes littéraires mais des documentaires ou des romans à quatre sous qui lui rappelleront, au cas où il viendrait à les oublier le temps d’un soupir, les problèmes des banlieues, de la drogue, du sida et autres joyeuses perspectives du temps présent qui, n’en déplaise à nos sociologues, ne sont pas forcément tous constamment au cœur de ses interrogations, ce qui n’exclut pas qu’il puisse en être informé.

      La représentation que l’on veut trop souvent donner de l’élève est celle d’un sujet auto-fondé qu’il est inutile d’encombrer de repères dont il n’aurait guère besoin dans sa quête éperdue d’une jouissance immédiate. Le plaisir de la lecture exclut-il une approche globale de la littérature qui passerait par l’étude des grands mouvements des productions antérieures autant que par la découverte de pensées et d’expressions originales ?

      Les " auteurs morts ou en voie de l’être " pour reprendre l’expression méprisante d’une partisane des réformes n’ont-ils donc rien à nous apprendre ? L’expérience montre que si on les aide un peu à résoudre les difficultés de langue, les élèves sont sensibles au comique et à la fantaisie de Rabelais, à la poésie de Ronsard, aux réflexions de Montaigne qui recoupent dans certains textes leurs propres préoccupations ou leurs propres émotions. A l’adolescence, âge des amitiés éternelles , quel plus beau texte leur offrir que celui où Montaigne évoque son poignant regret de l’ami trop tôt disparu ? Qu’importe si l’on n’est pas original et si des générations de potaches avant eux ont été sensibles à ce texte? Au contraire, cette lecture les inscrira dans une filiation avec ceux qui les ont précédés, eux dont les spécialistes, relayés par l’ensemble de la société, déplorent l’absence de repères. Un élève bien accompagné peut accéder à n’importe quel texte de la littérature française. En outre, une bonne maîtrise de l’histoire littéraire facilite un apprentissage autonome car elle donne des pistes pour l’étude d’un texte inconnu que l’élève est capable de situer approximativement et évite surtout des contre-sens majeurs et des anachronismes dont les devoirs de nos catéchumènes nous donnent souvent de désolants témoignages.

La perte du sens

      L’histoire littéraire est ainsi liée à la quête du sens, étouffé sous une technicité qui le fait perdre de vue.

      Italo Calvino écrit ainsi : " L’Ecole et l’Université  devraient servir à faire comprendre qu’aucun livre parlant d’un livre n’en dit plus que le livre en question. Elles font tout cependant pour faire croire le contraire ; et l’on constate un renversement des valeurs tel que l’introduction, l’apparat critique, la bibliographie sont utilisés comme un rideau fumigène qui dissimule ce que le texte a à dire et qu’il ne peut dire qu’à condition qu’on le laisse parler sans un intermédiaire qui prétend en savoir plus que lui. " . La phrase est plus que jamais d’actualité si on l’applique aux grilles d’analyse et à la terminologie en vigueur. Nombre de nos héritiers ne sauront jamais qui est Voltaire mais seront incollables sur la fonction phatique du langage et valorisés si, dans une copie de bac, ils parlent d’ " hypotaxe " et d’ " aposiopèse ". L’évaluation ne dira jamais combien de vocations ont été éteintes sous le jet continu des petits structuralistes que sont devenus tous les professeurs de lettres, pardon, de signes. La mort du personnage a signé la mort de la Première Littéraire.

      Or quand bien même les élèves parviendraient à faire entrer chaque élément du texte dans la catégorie appropriée, ils n’en auraient pas pour cela compris le texte. Il manquerait toujours à leur approche une dimension essentielle : celle qui consiste à mettre en perspective le texte, à lui donner la place qui lui revient dans la littérature et l’évolution de la pensée, à l’inscrire dans une dialectique sans laquelle sa portée sera quasiment nulle. L’histoire littéraire est ce que Françoise et Patrick Demougin appellent " le chaînon manquant " : " Elle est, écrivent-ils, le chaînon manquant entre déchiffrer et interpréter, entre la réception passive d’informations et la construction active d’un savoir. " C’est elle qui fait la différence entre la " maîtrise linguistique " et la " compétence de lecture ". Il est impossible d’accéder au sens d’un texte si l’on est incapable de le rapporter à l’ idéologie, au genre, à l’Histoire dont il se fait l’écho ou l’interprète. Racine apparaît aux élèves comme un plagiaire sans scrupules si personne ne prend le temps de leur parler de la dévotion des Classiques pour l’Antiquité ou de la querelle entre les Anciens et les Modernes. Que pourront-ils comprendre des scandales esthétiques dont notre culture est jalonnée s’ils ignorent dans quel contexte s’inscrit la nouveauté ? Comment comprendre l’enjeu d’Hernani si l’on ne sait rien du Classicisme ou le scandale du Diable au corps si on le détache de son contexte ?

L’idéologie du présent immédiat

      On peut s’interroger sur les raisons et le non-sens qui ont conduit à la suppression d’une progression construite à partir de l’histoire des idées et remplacé le savoir fondé sur la transmission, la filiation, la mémoire par une didactique de la séquence, dernière étape après la lecture méthodique de quinze lignes et consistant à glisser sur les textes, à construire des passerelles entre eux, à papillonner, à cliquer sur des liens, à substituer la culture de l’Internet à la culture de l’héritage, la synchronie à la diachronie. Quelle idéologie sous-tend cette volonté de substituer une conception verticale de la culture à une conception horizontale de la " formation citoyenne " axée sur des bribes d’informations parcellaires ? Laissons les enfant baigner dans les eaux tièdes d’un présent permanent où des gens qualifiés prendront tout en mains, leur épargnant tout effort et toute responsabilité, leur interdisant pour leur bien de regarder derrière eux si d’autres modèles que ceux qu’on veut leur imposer n’ont pas été imaginés ! Ils ne sauront même pas que l’utopie n’est pas forcément un monde où chacun aurait Internet afin de faire ses achats sans sortir de chez lui !

      Quelle curieuse croyance en la fin de l’Histoire pour ces adolescents que l’on installe au cœur d’un nouvel âge d’or, présent perpétuel où tout se vaut et d’où sont écartés tous les conflits, tous les antagonismes, à commencer par ceux que pourrait faire surgir la confrontation avec les œuvres du passé ? Et quelle étrange image de l’ " apprenant " se font nos " instructeurs " qui croient qu’un élève illettré va pouvoir établir des passerelles entre des auteurs, des œuvres, des époques qu’il ne connaît pas. De la même façon on demande aux élèves de faire des travaux de recherche (les fameux T. P. E.) alors que la moitié d’une classe de seconde ne comprend pas la question quand on lui demande de retrouver " le nombre dont le double est 16 "… De la même façon encore on demande aux professeurs d’enseigner sans contenu et de préférence de ne pas enseigner ce qui pourrait intéresser les élèves et qui n’est pas forcément ce que nos Diafoirus croient susceptible de les intéresser.

La crise de la tradition

      Dans La crise de l’éducation, Hannah Arendt rappelle les adultes à leurs devoirs : " C’est bien le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l’intérieur d’un monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d’innover.( …) Le monde dans lequel les enfants sont introduits est un monde ancien, c’est-à-dire un monde préexistant, construit par les vivants et les morts. " Faut-il rappeler ce qui relève du simple bon sens, comme elle le fait remarquer ? Le problème dépasse celui de l’abandon de l’histoire littéraire, de l’Histoire ou des langues anciennes : " La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé ". Or le rôle de l’éducateur, rappelle H. Arendt, est de faire le lien entre l’ancien et le nouveau : " sa profession exige de lui un immense respect du passé ". Elle ajoute un peu plus loin : " le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre. "

      Dans Pourquoi lire les classiques, I. Calvino ne dit pas autre chose : " Les classiques nous servent à comprendre qui nous sommes et où nous en sommes arrivés ". Et il ajoute cette définition du classique : " Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour autant prétendre éteindre cette rumeur. Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond là même où l’actualité qui en est la plus éloignée règne en maître. " M. Jack Lang, lui, demande que les programmes s'ouvrent davantage sur la littérature contemporaine, préparant de la sorte les célébrations festives de demain. Louable exigence, dont on voit malheureusement trop ce qu'elle dissimule…

      Or qu’appelle-t-on généralement " classiques " sinon ces œuvres des " auteurs morts ou en voie de l’être " ?

      Nous sommes loin des témoignages et documents que l’on substitue peu à peu à la littérature en osant ravaler celle-ci à leur niveau, un peu comme si l’on voulait prétendre que l’œuvre de Ver Meer était destinée à décorer les murs et donc équivalente au travail du peintre en bâtiment.

Une histoire littéraire " citoyenne "

      Face à cette auto-célébration contemporaine, face à ce "présentisme" tyrannique, l’histoire littéraire recrée un équilibre. Ne plus étudier l’histoire littéraire contribue à faire ignorer aux élèves que la littérature est aussi révolte contre le pouvoir. Aurait-on d'ailleurs peur de la comparaison entre les œuvres du passé et les productions de nos contemporains ?

      L’étude du XVIIIème siècle les surprend dans ce qu’elle révèle d’accointances avec notre époque, prise en étau entre révolte contre les puissants et morale bourgeoise. Enfin un regard sur leur monde, qu’ils comprennent mieux à la lumière des œuvres de leurs prédécesseurs, qui l’ont fait ce qu’il est. On apprend aux enfants que tout est pour de faux en littérature et on ne leur montre que les ficelles qui permettent au poète de faire surgir un monde que jamais on ne leur laisse découvrir mais on laisse la télévision et les marchands de rêve leur faire croire, eux, que tout est pour de vrai. On ne leur apprend pas qu’il y a eu d’autres temps, d’autres mondes, d’autres systèmes de pensée, d’autres ambitions, d’autres rêves pour l’homme, que tout ne va pas de soi, que ce qui est n’a pas toujours été et ne sera pas toujours, qu’ils sont fondamentalement libres de ne pas entrer dans le jeu.

      Le souci de " formation du citoyen ", ce cheval de bataille qu’enfourchent régulièrement politiques et décideurs de l’Education nationale, est de la poudre aux yeux. Opposons-lui la seule formation, celle qui englobe l’autre, la formation humaine. " Les lectures de jeunesse, écrit I. Calvino, peuvent être formatrices dans la mesure où elles donneront une forme à nos expériences futures, en leur fournissant des modèles, des termes de comparaison, des schémas de classification, des échelles de valeur, des paradigmes de beauté ; toutes choses qui continuent à opérer même lorsqu’il ne nous reste que peu de chose, ou même rien, du livre que nous avons lu dans notre jeunesse. " Cette force est également celle des contes de Perrault, par exemple, raison pour laquelle ils ne figurent plus qu’accidentellement au programme des enfants de primaire.

      Dans Le trésor des savoirs oubliés, Jacqueline de Romilly montre bien comment un apprentissage minimal de quelques repères dès le plus jeune âge permet à l’adulte de retrouver par élimination les jalons qui évitent les énormités, quand bien même il croirait avoir tout oublié de ce qu’il avait appris à l’école. Tout le monde ne vit pas entouré d’ouvrages classés par ordre chronologique, tout le monde n’a pas les moyens culturels ou l’envie de suivre les débats d’historiens, tout le monde ne sait pas ce qu’est une chanson de geste mais dans l’école de la République on estimait que les nouveaux dépositaires du patrimoine national, c’est-à-dire tous les Français, quels que fussent leur origine et leur milieu, étaient dignes de savoir qui était Charlemagne et ce qui était arrivé à Roland à Roncevaux dès la primaire. Là réside aussi l’unité d’une nation. Le savoir peut aussi annuler les différences et faire que chacun se sente " héritier ", non d’un déterminisme social mais d’un patrimoine et d’une civilisation, ce qui ne fait peut-être pas le compte de ceux qui savent bien qu’il vaut mieux diviser pour régner. " La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli ", écrit M. Kundera.

Corinne Jésion
Christophe Le Gall
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01/2001


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