Le français au lycée

par Tzvetan Todorov, directeur de recherches au CNRS, membre du Conseil national des programmes.

Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de L'École des lettres.

L’École des lettres second cycle, 2000-2001, n° 4, 15 octobre 2000, pp.77-81


      La récente polémique autour de l'enseignement du français, qui a pris place notamment dans les pages du Monde (voir les éditions datées des 4, 9, 16, 22, 24 et 31 mars 2000), a attiré l'attention du grand public sur l'évolution actuelle de notre discipline. Elle a eu en même temps un inconvénient prévisible : les positions y étaient durcies et simplifiées, chacun étant poussé vers un « pour » ou « contre » global. Ayant moi-même pris part à cet échange, je voudrais profiter de l'aimable invitation de l’École des lettres pour poursuivre la discussion dans ces pages, en dehors de tout contexte polémique.
      Je me limite dans ce qui suit à la seule question des programmes, car c'est aussi la seule qui relève - jusqu'à un certain point - de mes compétences. Je n'ai en effet aucune lumière à apporter sur bien d'autres problèmes parmi ceux qui ont été soulevés, même s'ils tiennent particulièrement au cœur des professeurs, comme par exemple les horaires, les charges de travail, le budget ou le nombre d'élèves par classe. Ni sur la nature des épreuves en fin de cycle (ainsi le bac), ce qui s'explique par une bizarrerie propre à l'Éducation nationale : ce ne sont pas les mêmes services qui fabriquent les programmes et qui définissent le contenu de ces épreuves... Je m’en tiendrai, pour plus de clarté, aux derniers programmes publiés, ceux de la Seconde [1].
      Je voudrais commencer par souligner quelques points de ce programme que j'approuve sans réserve. C'est d'abord la nécessité même du renouvellement. Notre société change, les qualifications des élèves qui arrivent au lycée aussi, et il est tout à fait normal que l'enseignement scolaire évolue - l'école ne peut se permettre de constituer un monde à part et de fonctionner en vase clos. Il vaudrait mieux du reste cesser d'annoncer à grands frais une nouvelle « réforme » tous les cinq ou dix ans, en l'affublant de plus du nom d'un ministre ; il suffit d'admettre que cet enseignement évolue constamment, au contact des classes et des exigences de la société.
      Plusieurs précisions ou innovations du programme me paraissent également positives. Par exemple, que soit reconnue la nécessité de pratiquer à l'école une « lecture cursive », lecture courante et non analyse des textes : nous savons tous qu'elle mérite d'être encouragée et l'on ne se plaindra pas si les élèves y trouvent du plaisir. Le nombre de « six œuvres au moins par an » à lire me paraît raisonnable. Ou encore, que l'on admette, au lycée aussi, les « écrits d'imagination », même si leur évaluation est plus difficile : ils contribuent, indiscutablement, à l'épanouissement des élèves. La place privilégiée (mais non exclusive) des textes littéraires parmi tous les textes étudiés me semble également justifiée. Je ne reviendrai pas sur la dissertation : personne n'a proposé sa suppression et l'étude de l'argumentation est au contraire renforcée, mais on peut, on doit même réfléchir aux moyens d'améliorer cet exercice, qui est souvent pratiqué d'une manière mécanique et finalement peu enrichissante.
      La première critique que j'adresserai au programme de Seconde est purement formelle : je ne le trouve pas assez lisible. Si je la formule, c'est que le but de ce programme n'est pas, à mes yeux, de fournir à l'enseignant un document purement technique. Les programmes scolaires, tels que les publie le BO, ne peuvent du reste définir la pratique quotidienne du professeur dans sa classe : ils sont beaucoup trop généraux pour cela. Ils doivent plutôt lui donner une idée de l'esprit dans lequel il est censé conduire son enseignement - sa « philosophie », si l'on veut. Et puis, ils ne s'adressent pas aux seuls professeurs : les élèves, les parents d'élèves, les élus, les journalistes, tous ceux qui s'intéressent à l'enseignement devraient pouvoir comprendre, à la lecture des programmes, quels en sont les principes, les objectifs, les grands contenus. En français, cette compréhension risque d'être plus facile à atteindre qu'en mathématiques...
      De ce point de vue, le programme actuel laisse à désirer. Comment comprendre, par exemple, la distinction terminologique entre « finalités », « objectifs » et « compétences », correspondant chacun à une rubrique particulière, si la finalité consiste à chercher, par exemple, l’ «acquisition d'une culture », l'objectif, à « faire connaître et comprendre aux élèves l'héritage culturel dans lequel ils se situent », et la compétence, à connaître l’ « héritage culturel de la communauté française et francophone, européenne et humaine » ? On peut aussi regretter l'utilisation de termes comme « rubrique » ou « registre » de manière aussi éloignée de l'usage commun, alors même qu'ils désignent des notions clés du programme. Par « rubrique » celui-ci entend en fait perspective, point de vue, approche (on s'intéresse dans un texte, nous dit-il, à son genre, à sa place dans l'Histoire, à son mode de production, à sa construction logique : quatre « rubriques »). Par « registre », il se réfère, non à des caractéristiques linguistiques, comme on aurait pu l'imaginer, mais à des « attitudes face à l'existence ».
      On touche ici à la question plus générale de la terminologie employée dans le programme et dans les salles de classe. On se souviendra que, au moment de la consultation nationale sur les lycées (celle qui a abouti à la rédaction du rapport final de la commission Meirieu), lycéens et professeurs s'accordaient pour reprocher à l'enseignement actuel son « caractère trop techniciste qui écarte, tout à la fois, l'apprentissage de la communication écrite et orale, et la réflexion sur le sens des œuvres et sur les questionnements universels dont elles sont porteuses ». Ce reproche mérite, à mes yeux, d'être pris au sérieux. Le programme de Seconde est, à cet égard, en retrait par rapport à celui du collège, qui multipliait les termes de linguistique et de pragmatique. Mais le nouveau programme n'écarte pas, lui non plus, tout jargon inutile (« l'expression orale : elle inclut des pratiques d'oralisation de textes et des pratiques de production orale »). Il faut s'en méfier, car on sait bien que, par un penchant difficile à combattre, la pratique de l'enseignement se trouve entraînée encore bien plus loin dans cette vole - à moins que l'on n'ait explicitement mis en garde contre elle.
      Ces remarques purement formelles révèlent en réalité un problème de fond qui est, tout simplement : que doit-on exactement enseigner en français ? Si la réponse à cette question ne va pas de soi, c'est qu'il n'existe pas de consensus là-dessus, ni parmi les enseignants, du secondaire comme du supérieur, ni en dehors d'eux. Pour une part, bien entendu, l'accord existe : tout le monde veut que les élèves sortent du lycée en maîtrisant mieux la langue et les discours, en parlant et en écrivant mieux, en s'habituant à lire, éventuellement grâce aux œuvres dites « de jeunesse » ; et aussi, qu'ils s'approprient les éléments fondamentaux de ce qu'il est convenu d'appeler la culture française - laquelle ne peut être isolée de la culture européenne, ou des autres civilisations. Mais ce consensus ne suffit pas pour déterminer avec précision l'enseignement du français.
      Une fois constaté l'accord sur les points précédents, on se trouve placé devant un choix que je formulerai ainsi, en simplifiant volontairement pour les besoins de la discussion : nous enseignons ou bien un objet de connaissance, ou bien une discipline. Ou sous la forme d'une question : étudie-t-on, avant tout, des méthodes d'analyse, qu'on illustre à l'aide d’œuvres diverses ? Ou étudie-t-on des œuvres jugées essentielles, dont l'accès passe par les méthodes les plus variées ? Où est le but et où le moyen ? Qu'est-ce qui est obligatoire ? Qu'est-ce qui reste facultatif ?
      Dans les autres matières scolaires, on opère ce choix de manière bien plus claire. On enseigne, d'une part, les mathématiques, la physique, la biologie, c'est-à-dire des disciplines (des sciences), en tenant compte à tout instant de l'évolution de la science en question. On enseigne, d'autre part, l'histoire, et non une méthode d'investigation historique parmi d'autres. Par exemple, en Seconde, on juge qu'il est important de faire revivre, dans l'esprit des élèves, les grands moments de rupture dans l'histoire de l'Europe : la démocratie grecque, la naissance des monothéismes, l'humanisme de la Renaissance, et ainsi de suite. On ne choisit pas d'enseigner l'histoire des mentalités, ou l'histoire économique, ou militaire, ou diplomatique, ou religieuse, même si l'on s'en sert quand on en éprouve le besoin.
      Or le même choix se pose en français ; et les programmes actuels tranchent la question dans le sens « étude de la discipline » (comme en physique), alors qu'on pourrait préférer s'orienter vers l' « étude de l'objet » (comme en histoire).
      En effet, le programme de Seconde - en accord avec le choix sur lequel il repose - exige des élèves de « maîtriser l'essentiel des notions de genre et de registre », comme des « situations d'énonciation » ; autrement dit, il incite à l'étude de la sémiotique et de la pragmatique, de la rhétorique et de la poétique - des disciplines que je ne chercherai pas à dénigrer mais dont je ne suis pas sûr qu'il faille en faire l'objet principal de connaissance à l'école. Dans la perspective différente qu'on pourrait adopter, toutes ces disciplines - et d'autres encore, notamment l'histoire - n'auraient plus qu'un rôle subordonné, celui d'un outil, soumis au but qui n'est pas la connaissance des méthodes mais la connaissance des œuvres. Comme je l'écrivais dans la tribune libre publiée dans le Monde, le but premier de l'étude des textes est de mieux saisir leur sens. Si l'on oublie cette évidence, les œuvres étudiées deviennent la simple illustration des concepts linguistiques nécessaires à leur analyse, ou des documents mis au service de l'étude de l'histoire. Ce sens ne se confond pas avec le jugement purement subjectif de l'élève, mais prend appui sur ses connaissances. Pour y accéder, il peut lui être utile d'acquérir un vocabulaire limité d'analyse ou des informations fournies par l'histoire littéraire. Cependant, en aucun cas l'étude de ces moyens d'accès ne doit se substituer à celle du sens, qui est leur fin. Toutes les « méthodes » sont bonnes, pourvu qu'elles nous aident à mieux comprendre le texte.
      Pourquoi ce deuxième choix me paraît-il préférable ? Pour une raison négative et une raison positive. La première, c'est qu'il n'existe pas de consensus, parmi les enseignants et chercheurs dans le champ littéraire, sur ce qui devrait constituer le noyau de la discipline littéraire. Les rhétoriciens l'emportent aujourd'hui, comme les historiens le faisaient hier, comme les politologues pourraient le faire demain ; il resterait toujours quelque chose d'arbitraire dans un tel choix. Les praticiens des études littéraires ne sont pas tous d'accord sur la liste des principaux « registres » - ni du reste sur la nécessité même d'introduire une telle notion dans leur champ. La seconde raison est que le lecteur non-professionnel, d'aujourd'hui comme d'hier, lit en règle générale les œuvres littéraires ou philosophiques du passé, non pour mieux maîtriser une méthode de lecture, ni pour en tirer des informations sur la société où ces œuvres ont été créées, mais pour y trouver un sens qui lui permette de mieux comprendre l'homme et le inonde, pour y découvrir une beauté qui enrichisse son existence. Et il n'y a aucune raison de mépriser l'attente de ce lecteur-là.
      Si l'on adoptait cette seconde conception de l'enseignement du français, le programme serait tout différent. Plutôt que d'énumérer les genres, les codes et les registres, il identifierait un certain nombre de monuments de la civilisation mondiale, dont la connaissance serait considérée comme utile à tout futur citoyen français. On étudierait, par exemple, une tragédie grecque, une œuvre de tradition orale ; un récit russe du XIXe siècle ; une pièce de Shakespeare ; un roman français « réaliste » ; un maître de la poésie lyrique... La liste est évidemment ouverte, même s'il faudrait qu'elle soit unifiée dans chaque académie ou sur le plan national ; elle serait modifiée au bout de quelques années. Les professeurs choisiraient eux-mêmes les œuvres précises, mais au sein de ces catégories génériques. Ils seraient également libres dans le choix de leurs « méthodes » de lecture, pourvu que celles-ci les aident à faire accéder les élèves au sens.
      Un tel bouleversement des programmes ne peut être décidé par un ministre, ni par une commission d’ « experts » (comment les choisir ?). Idéalement, il faudrait que l'ensemble des personnes intéressées - et non plus seulement les enseignants - puissent participer au débat, pour rendre possible un choix informé. Mais on peut déjà poser la question aux professeurs du secondaire, qui doivent faire passer les programmes dans les faits : qu'en pensent-ils ?


Tzvetan Todorov

[1] BO du 6 août 1999, vol. II, pp. 35-39 ; l'École des lettres, n°7, 1er décembre 1999, " Nouveaux programmes de français ", pp. 133-143.

Texte paru dans L'École des lettres second cycle, 2000-2001, n° 4, 15 octobre 2000, pp.77-81. Rédaction de l'École des Lettres, 11 rue de Sèvres, 75278 Paris Cedex 06.


Lire aussi :
- Intervention de Tzvetan Todorov, "D’où je viens, où je vais", Actes du séminaire national, Perspectives actuelles pour l'enseignement du français, Paris les 23, 24 et 25 octobre 2000. En ligne sur le site d'Eduscol.
- Le Monde du 31/03/2000 : "Education, la mauvaise foi de la contre-réforme", par Tzvetan Todorov.