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Sylviane fait un stage

Texte publié sous le titre "Un rêve de stage, un stage de rêve" dans Le Monde du 24/03/00)

Dans la sacro-sainte salle des professeurs, la nouvelle répartition des heures pour l'année à venir a été placardée, comme un écho des nouveaux programmes de seconde qui se fait plus insistant ! L'esprit de la réforme souffle, et nos coeurs de profs de lettres balancent entre la curiosité et une inquiétude naissante, sans pouvoir parvenir à imaginer la silhouette de ce nouveau bac dont on prétend qu'il est enfin ( !) adapté au public actuel des lycées. C'est troublée par ces promesses encore vagues que je me suis endormie et voilà ce que la Muse " allégrienne " m'a inspirée.

Le décor semble tout ce qu'il y a de plus institutionnel: un lycée de banlieue gris et ordinaire, une assemblée de stagiaires motivés par l'aspect alléchant d'un stage portant sur la mise en œuvre pédagogique des nouveaux programmes de français en seconde, deux responsables venus nous proposer le résultat des tentatives menées dans leurs classes, pour donner corps aux textes du BO. Je fais partie du cercle des heureux sélectionnés, comblée à l'idée de pouvoir désormais saisir le substantifique contenu des réformes, et repartir équipée d'une batterie d'exercices révolutionnaires et de petits trucs d'une efficacité pédagogique redoutable. Très rapidement nous sont soumises des séquences imaginaires, des théoriques fictives, des testées en classe, d'autres sur lesquelles on aura à travailler ultérieurement en petits ateliers... un horizon sans nuage s'ouvre à nous, riche de promesses et d'explorations pédagogiques !

Première grande nouvelle ô combien rassurante : les réformes ne proposent à priori rien de neuf ; elles se contentent d'entériner des méthodes que chacun applique déjà dans sa classe. On lira toujours en classe de seconde ... ,ce que certains trouvent admirable et surtout susceptible de démontrer aux inquiets que les nouveaux programmes ne comportent rien de dangereux.

Deuxième étape, qui confirme l'apparent immobilisme de ces textes pourtant novateurs : il faut pratiquer la continuité avec le collège et donc se soumettre aux règles qu'impose l'irrésistible décloisonnement. Jusque-là, rien ne se perd et tout se récupère.

La révolution va plutôt se cristalliser autour d'un petit mot que nous allons tous brandir désormais comme étendard : le plaisir. Il nous est en effet instamment demandé de développer chez les élèves le plaisir de la lecture ; pourquoi n'y-avons-nous jamais pensé jusqu'à ce jour ?! Toutefois, cet objectif n'est pas aisé et il ne faut pas risquer d'entacher ou de menacer ce plaisir si fragile. Pour ce faire, l'élève ne doit pas être accablé, encore moins dégoûté par un travail trop rude. A partir de là, les solutions fusent ! toutes aussi alléchantes, les unes que les autres. Pour leur faire lire un roman épais et indigeste, il suffit de leur imposer la lecture de dix pages par chapitre, le reste étant réduit à un résumé photocopié sur une feuille et tiré du Profil. Les " pavés " vont enfin revenir à la mode ! Pourquoi n'avoir pas imaginé plus tôt l'élaboration de ces abrégés miraculeux ?

Afin de leur faire maîtriser l'éloge et le blâme, on peut leur demander de mettre en contact un pauvre et un riche et de les faire batailler. La Bruyère n'a qu'à bien se tenir ; l'élève devient alors un concurrent sérieux pour l'écrivain, puisqu'il découvre les subtilités de la littérature à travers sa propre création.

D'aucuns s'inquiètent de la disparition du commentaire composé. Ils ont tort puisque le sujet d'imagination se propose de le remplacer, plein de surprises, totalement narratif (pour ne pas dire régressif), et qui présente une qualité indéniable : celle de ne pas avoir à être corrigé pour cause d'évaluation impossible. Comment noter en effet un travail de vingt lignes dans lequel l'élève s'épanche sans aucun souci de structuration et d'organisation de la pensée, mélangeant clichés et stéréotypes et intuitions personnelles dans une langue spontanée ? Le professeur de lettres va pouvoir aller à la rencontre de l'élève, de ses préoccupations les plus intimes dans une relation des plus authentiques. Ce dernier se sent enfin concerné, il parle de lui et écrit sur lui. L'autobiographie n'en finit pas de revenir à la mode ! Et quelques uns de suggérer avec ravissement : " Pourquoi ne pas leur faire raconter leur première expérience sexuelle, à la manière de Colette dans Le blé en herbe ? " Tout compte fait, nous ne sommes décidément pas très éloignés du livret d'évaluation de seconde où le texte littéraire passé à la trappe est remplacé par un article à la qualité reconnue par tous et traitant de la littérature fantastique, et où l'élève doit rédiger la critique d'un film comme Scream !

Nécessaire corollaire du plaisir permanent que le lycéen doit éprouver, le cours doit multiplier les activités les plus variées et distrayantes afin d'éviter que l'élève ne puisse s'ennuyer. Tout finit par être dans tout, et la séance par ressembler à un florilège de multiples exercices qui effleurent toutes les notions sans en approfondir une seule. La souplesse est désormais de mise ; le discours épidictique débouche sur un débat portant sur la sincérité, le tout s'insèrant dans la problématique de l'émergence du moi... Le ministère a enfin compris qu'il fallait encourager le saupoudrage et l'art du yoyo intellectuels à l'heure du " zapping " universel !

Toute l'assemblée se réjouit devant tant d'initiatives constructives, d'autant plus qu'il nous est annoncé la fin de l'hégémonie du bac de français. De fait, il s'agit de minimiser l'exercice écrit du bac pour permettre aux élèves de développer un rapport authentique avec les textes. Deux commissions bien distinctes ne seront pas de trop pour atteindre cet objectif ; l'une réfléchit sur les nouveaux programmes de première, l'autre sur les sujets du baccalauréat à venir. A saper la cohérence entre l'année et l'examen final, on va nécessairement éveiller et stimuler le plaisir du texte au sein de toute la classe, et sûrement moins travailler ! Dans les années qui viennent, enseigner le français et l'étudier vont devenir des activités palpitantes, confortables et terriblement divertissantes ! Les programmes vont être alignés sur les niveaux des élèves les plus en difficulté (le commentaire composé et la dissertation aux orties ! !), des questions variées vont se substituer aux exigences de composition, et le bac se réussira au hasard de l'intuition et des capacités personnelles. C'est décidé, je ne résiste pas à l'appel d'un enseignement aussi merveilleux, pétri d'égalitarisme et de plaisir ; je demande ma mutation pour l'Académie de Disneyland !

Séverine Charon, professeur de Lettres Modernes au Lycée Martin Luther King, Bussy-Saint-Georges, 77

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