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Ordinateur, TIC (et tics de langage)

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      Les Technologies de l'Information et de la Communication, panacée pour l'Ecole, sont forcément vertueuses. Une cohorte d'experts en "sciences" de l'éducation fourbissent leurs armes pour valider, coûte que coûte, ce nouvel axiome. Les TIC, entend-on, développent la capacité de raisonner, d'apprendre à apprendre, de créer ; elles peuvent contribuer à améliorer l'acquisition de connaissances ; elles séduisent les élèves pour certaines activités d'apprentissage ; elles facilitent leur concentration ; favorisent l'esprit de recherche ; suscitent la collaboration entre élèves ; informent l'enseignant sur de nouvelles ressources didactiques ; facilitent la planification de son travail ; le rapprochent, bien davantage que dans la classe traditionnelle, de ses élèves ; envisagent de moins en moins le savoir comme un ensemble de connaissances à transmettre et de plus en plus comme un processus et une recherche continus dont les enseignants partagent avec les élèves les difficultés et les résultats ; permettent l'évaluation des apprentissages et le diagnostic de difficultés particulières… Un tel concert de louanges et une telle propagande sont bien suspects.

      Les discours sur les nouvelles technologies s'appuient en réalité sur l'ignorance du public auquel ils s'adressent.
      Il ne faut pas perdre de vue que les Français ne sont pas tous des adeptes de l'ordinateur et d'internet, loin s'en faut, notamment dans les milieux les plus défavorisés. C'est ce que l'on a récemment désigné du nom de " fracture numérique ".Nombre de parents n'ont jamais touché à un ordinateur et, pour cette raison d'ailleurs, éprouvent à l'égard de La Machine une crainte révérencieuse qui leur fait facilement prendre des vessies pour des lanternes.
      Plusieurs facteurs entrent alors en ligne de compte.
      D'abord, les parents sont conditionnés par l'omniprésence des références médiatiques -notamment publicitaires- à internet , lui accordant une importance qui est loin d'être fondée dans les faits : on peut très bien vivre sans internet, et même vivre très bien, travailler sans internet et penser sans internet. L'utilisation d'internet est encore très limitée sur le plan professionnel, et pour cause lorsqu'on a besoin de main-d'œuvre. Contacter un plombier sur internet, c'est bien, mais qui le plombier contactera-t-il pour réparer la tuyauterie ? Le monde exclusivement internautique dont on nous brandit constamment le spectre n'est pas pour demain, heureusement pour les relations humaines et les besoins réels, mais il est facile de jouer sur la peur de l'opinion en criant à l'urgence. Ce qui est vrai pour la vache folle l'est plus insidieusement pour les nouvelles technologies parce que la santé relève d'une préoccupation immédiate. On fait croire aux parents que demain il suffira à leurs enfants de cliquer et de pianoter pour avoir en mains tout le bagage indispensable à la réussite sociale et professionnelle, un peu comme on a pu faire croire il y a quelques décennies qu'en l'an 2000 chacun aurait un avion à sa porte et que la vie serait plus simple pour tous. La réalité est loin des prédictions d'alors !
      Ensuite, et à cause de ce conditionnement, les parents croient rendre service à leurs enfants en leur offrant tous ces gadgets qu'ils pensent être des outils indispensables à leur insertion dans le monde de demain dont ils semblent s'inquiéter beaucoup plus que de leur insertion dans le monde d'aujourd'hui, où la maîtrise des savoirs fondamentaux, tels lire, écrire, compter, est encore requise sur tous les plans et dans tous les domaines. Outre que rien ne laisse présager que dans quinze ans tous les métiers, notamment les métiers manuels, devront passer par l'ordinateur et internet, on peut quand même constater qu'une formation tardive, sous forme de stage par exemple, s'est révélée pour l'instant suffisante pour de nombreuses reconversions et qu'il n'est guère besoin de sortir de la cuisse de Jupiter pour exploiter les fonctions de base de l'outil informatique. Pas de technophobie dans notre discours : le recours aux TIC est souhaitable, mais il doit occuper une fonction périphérique et instrumentale par rapport au noyau dur des rapports interactifs maître/élèves qui constituent le cœur de l'action pédagogique. Savoir utiliser cet outil est une bonne chose et internet est une mine d'informations mais il est des priorités : l'apprentissage des savoirs fondamentaux sans lesquels tout apprentissage à venir, y compris l'exploitation intelligente que l'on peut faire d'un outil, est compromis.
      Enfin, les enfants se font les complices de cette illusion en faisant croire à leurs parents -et peut-être y croient-ils eux-mêmes au début - que ces gadgets sont nécessaires à leur formation et à leur réussite, surtout si leurs camarades possèdent déjà les dits gadgets et s'ils les utilisent à l'école. Il leur est facile de jouer sur l'inquiétude et le souci légitime qu'ont leurs parents de leur donner autant de chances qu'aux autres , leurs concurrents présents et à venir dans ce monde de requins, quitte pour certains, à faire de gros sacrifices financiers. De nombreux parents sont prêts à payer trois fois son prix un vêtement de marque pour ne pas marginaliser leurs enfants, ils ne font donc pas de difficulté pour un achat à prétention pédagogique sur la nécessité duquel les autorités les plus compétentes sont unanimes. On achète donc le gros jouet, un peu au hasard. Or, dans les faits, les logiciels éducatifs seront rapidement distancés par les logiciels de jeux et l'achat d'un ordinateur n'a jamais permis de détecter le moindre progrès chez l'enfant. On l'aurait su très vite…Quant à l'adolescent, à quoi lui servira d'avoir fait un copier-coller d'un texte qu'il ânonnera devant ses camarades et auquel il ne comprendra un traître mot ? L'utilisation du traitement de texte, si elle offre l'avantage d'un travail présentable, ne rend pas plus compréhensible une phrase dépourvue de syntaxe ou un texte dépourvu de sens car il y a loin de l'ordinateur à la machine qui pense. Passons sur l'utilisation que ces adolescents font d'internet sacrifiant largement pour la majorité d'entre eux leur culture personnelle aux sites de divertissement, voire aux sites satanistes...Passons également sur le fait que les jeunes Américains, exposés depuis leur prime enfance et de manière soutenue aux TIC, souffrent de troubles comportementaux, de nervosité et d'obésité ou sur les interrogations actuelles des Etats-Unis quant à la réelle efficacité voire à la nocivité des TIC dans la formation des enfants.

De " nouveaux moyens d'accès " à l'ignorance
      Dans ces conditions, comment croire que les logiciels éducatifs dont on nous fait tant la réclame remédieront aux maux actuels de l'Ecole ? De la même façon qu'on fait croire aux parents que la calculette rend superflu l'apprentissage du calcul, on leur répète à satiété que la maîtrise de l'outil informatique est la panacée à toutes les difficultés qu'ils constatent chez leurs enfants. Leurs enfants ne savent pas lire ? Qu'à cela ne tienne, l'ordinateur va résoudre le problème grâce à des logiciels éducatifs. Ils ne savent pas écrire ? Qu'on remplace, comme cela se fait déjà dans certaines écoles primaires, cahiers et crayons par de jolis PC offerts par la mairie à la pointe du progrès. La correction des exercices se fait d'ailleurs à distance, tous les ordinateurs étant reliés à celui de la maîtresse, ou ordinatrice centrale. Apprennent-ils une langue étrangère au primaire, ce sera grâce à des logiciels éducatifs…
      L'automatisation de l'apprentissage de la syntaxe, prévue pour les années à venir dès le cours élémentaire, condamnera l'élève à ânonner passivement sa langue en attendant que la machine obligeante la mette en forme dans un français standard. Une activité fondamentale comme lire, écrire ou compter ne s'apprend pas en utilisant l'outil qui l'automatise et on se leurre en prétendant résoudre les difficultés rencontrées à l'école par le recours massif aux nouvelles technologies. Mais est-ce que l'acquisition de connaissances et la maîtrise de la langue sont bien l'objectif de nos ministres technophiles qui préconisent largement l'usage des ordinateurs et d'Internet à l'école ? Les apprentissages "séquentiels" et "navigationnels " semblent d'une efficacité relative et il n'est guère évident que la navigation dans les hypermédias permette de mémoriser des connaissances (1).
      On est alors en droit de s'interroger sur la politique éducative qui sous-tend les discours officiels et dont les récentes déclarations de M. G. Pouzard, Inspecteur Général de l'Education Nationale, nous donnent un aperçu (2). Il déclare : "Il ne peut pas s'agir uniquement de mettre des ordinateurs dans une classe en gardant les seules approches des méthodes pédagogiques classiques. Celles-ci considèrent en effet la classe comme une somme d´élèves qu´il faut éduquer individuellement et pour lesquels communiquer en classe constitue, dans bien des cas encore aujourd´hui, une faute punissable. A l´époque d´Internet, un tel modèle sera rapidement anachronique." Il ajoute : " La succession des cours traditionnels, donnés par des professeurs n´enseignant qu´une seule matière, serait remplacée par une organisation de l´emploi du temps bâtie à partir d´une série de projets. Chacun de ces projets mobiliserait une équipe pédagogique restreinte ou élargie, suivant les cas, associée à un ou plusieurs groupes d´élèves. En début d´année, une évaluation permettrait de définir l´ensemble des projets éducatifs de l´établissement dont les sujets seraient plutôt orientés vers les sciences pour certains élèves, plutôt vers les lettres pour d'autres, etc. Un tel système exige une souplesse beaucoup plus grande qu´aujourd´hui dans la conception du travail scolaire."
      Qu'entend-il par là sinon qu'il s'agit d' introduire la pédagogie par projets (en particulier sur support TIC) pour mieux casser l'unité-classe ? En effet grâce aux TIC, il sera désormais possible de travailler par groupes sans les contraintes par trop étatistes et désuètes de la classe traditionnelle ! Les TIC deviennent le prétexte à tous les bouleversements et à toutes les désorganisations sous couvert de modernité. Elles permettent notamment de favoriser l'autonomie et la liberté pédagogique des établissements, qui sont le préalable à toute réforme libérale massive de l'Education Nationale. Il faut fixer, déclare M. Pouzard, " des objectifs à atteindre qui laisseraient aux établissements la possibilité d´organiser eux-mêmes leurs enseignements, leur emploi du temps, le travail interdisciplinaire, leur politique documentaire et les attributions du CDI. " C'est le discours même de certains hommes politiques farouches défenseurs du libéralisme économique et du libéralisme éducatif. Liberté, liberté ! Liberté pour les élèves de choisir leurs sources d'informations, voire leurs informations, liberté pour les parents de choisir leur établissement, liberté pour les établissements de choisir leur mode de fonctionnement, qui induirait probablement le choix des parents…
      Les TIC servent à casser les schémas d'organisation de l'établissement en introduisant la fameuse " souplesse " (euphémisme libéral pour flexibilité et économies d'échelle). La pédagogie par projets (créer des pages web, communiquer dans des listes de diffusion avec des élèves de l'autre bout du monde, etc.) dissout les savoirs (antienne de nous désormais bien connue) mais aussi met fin aux cadres nationaux des programmes, ce que confirme M. Pouzard : " L´organisation pédagogique actuelle reste encore trop fondée, dans l´esprit de beaucoup, sur l´application au pied de la lettre de programmes très précis, même si ces derniers ont déjà passablement évolué.". Entendons par là qu'il y a encore trop d'école dans l'école, trop de savoir dans les cours, trop de littérature dans les livres, trop d'exercices dans les nouveaux manuels pourtant déjà passablement expurgés de toute dimension réflexive. Heureusement, les TIC sont arrivées au moment où l'on commençait à désespérer de pouvoir un jour faire passer la suppression complète des " pédagogies traditionnelles " sans faire trop de bruit et au nom du bien des élèves, de leur " savoir-faire " et de leur " savoir-être ". Les TIC sont le cheval de Troie qui entre sous les vivats de la foule dans la citadelle. On sait ce qu'il advint de la même foule quand elle se fut endormie… Quant à l'enseignant, " le grand changement, c´est qu´il cessera d´être la seule source d´information des élèves " pour devenir " le créateur " et l' " organisateur des savoirs des élèves " dont on se demande bien où et comment ils auront pu les acquérir. Outre la part de verbiage démagogique et d'effets de manche, il est assez consternant de constater qu'un Inspecteur Général en soit encore à confondre information et savoir, prêtant à l'enseignant cette seule capacité d' " information " à laquelle se réduira le " savoir " de l'élève (3).
      A moins, comme c'est plus probable, que cette confusion des mots et des concepts n'ait pour objet de noyer une fois de plus le véritable enjeu de ces " pédagogies innovantes ".

L'enjeu économique
      Ce n'est pas un hasard si les litanies sur la remédiation à l'échec scolaire par l'informatique et le chantage à l'avenir correspondent à une époque où l'enfant est devenu la cible préférée des marchands de toutes sortes. Car il ne faut pas se leurrer : derrière tous ces discours menteurs se cachent de formidables intérêts commerciaux dont les parents ni leurs enfants ne seront les bénéficiaires mais dont ils sont les vaches à lait. D'ores et déjà des sites spécialisés, aux services payants, font de l'œil aux adolescents pour leur offrir du soutien scolaire ou leur fournir clé en mains des dissertations rédigées. Internet multiplie les risques de fraude, ce qui est un grave problème pour les examens en contrôle continu (Travaux Personnels Encadrés au lycée ou maîtrise à l'université).
      Le marché éducatif se chiffre en milliards et c'est là tout ce qui préoccupe nos bonnes âmes, si soucieuses soudainement des progrès des enfants (4). La Table Ronde des Industriels Européens souligne en effet que " le marché des logiciels éducatifs offre un potentiel significatif de croissance économique " et prescrit qu'il " faudra que tous les individus qui apprennent s'équipent d'outils pédagogiques de base, comme ils ont acquis une télévision " (5). Cette recommandation est à mettre en parallèle avec cet extrait des documents d'accompagnement des nouveaux programmes de troisième : " si les élèves écrivent un texte pour le diffuser, ils seront attentifs à l'orthographe et découvriront avec intérêt le traitement de texte et le correcteur orthographique ", et cette précision des dernières instructions officielles du lycée selon lesquelles les différentes pratiques d'écriture impliquent " le recours au traitement de texte et aux autres ressources des technologies de l'information ". Alors que "la maîtrise de la langue" figure parmi les trois finalités de l'enseignement du français dans le "Préambule" des instructions officielles, l'orthographe n'est jamais citée dans les textes des nouveaux programmes des lycées. La seule allusion se trouve à la fin du "Document d'accompagnement du programme de Seconde", fiche 20 : il est conseillé, s'agissant des TICE, d'"utiliser les ressources du traitement de texte, des dictionnaires et des correcteurs". C'est à une démission que l'on assiste, la maîtrise étant en pratique déléguée à l'instrument. L'économie de l'opération mentale permet le développement d'un secteur économique : la vente de logiciels-prothèses. En faisant ainsi de l'école une propédeutique à l'entreprise et au marché, on dénature sa vocation qui consiste à former des citoyens maîtres de leur langue et conscients de leur culture, de futurs adultes capables de gouverner et d'être gouvernés et on s'achemine vers une école qui formate des consommateurs hébétés par la communication et la technique, des citoyens maintenus dans un narcissisme enfantin parce qu'on leur a fait croire qu'ils pouvaient être " au centre du système éducatif " en orchestrant eux-mêmes leur apprentissage devant un écran d'ordinateur. L'autonomie que l'on souhaite donner à l'élève se renverse en son contraire : l'aliénation aux TIC.
      L'achat récent de " education.com " par le groupe Vivendi , premier éditeur de logiciels éducatifs, en est un témoignage des plus significatifs. L'éducation devient une propriété privée, soumise à des droits mais dépourvue de toute déontologie. L'enfant qui se connecte sur le site de Vivendi devra subir la loi Vivendi, la pub Vivendi, le conditionnement Vivendi. L'éducation n'est pas neutre .On a souvent reproché à l'enseignement d'être un système oppressif de reproduction des élites mais cet âge était d'or à côté de l'âge d'Argent qui attend les " apprenants " de demain, soumis à une idéologie de la consommation qui les moulera, les formatera pour les conduire où l'on veut les mener : acheter les produits de la firme, vivre dans un divertissement permanent. Le reste, exercices, apprentissages, programmes, éducation n'est que littérature à l'usage des parents et des détracteurs un peu naïfs.
      Mais quel est le rôle d'un marchand sinon de vendre ? Au Salon de l'éducation, d'ailleurs exclusivement consacré aux nouvelles technologies, M. Lang a répondu à ceux qui lui reprochaient une marchandisation de l'école qu'ils " se trompaient de cible ". Quelle est alors la cible ? Pas le marchand certes, le politique !
      Le gouvernement a transformé la politique éducative en économie de l'éducation. Il a inféodé l'école et l'usage qu'elle pouvait faire des nouvelles technologies aux marchands. Les fournisseurs d'accès à Internet rivalisent d'offres alléchantes à destination des établissements scolaires, offrant des logiciels qui n'offriront d'accès qu'à leurs propres sites, avec tout le conditionnement idéologique que cela suppose . Microsoft a mis l'Education Nationale en coupe réglée avec la bénédiction des instances dirigeantes .On n'utilise que le système Microsoft, les produits Microsoft, on forme à Word, à Excel, sous prétexte que les milieux professionnels sont eux-mêmes soumis à ce monopole. On entre ainsi dans le cercle vicieux qui consiste à rendre toujours plus fort celui qui peut déjà tout. On préfère payer des droits exorbitants à Microsoft pour utiliser ses produits que de payer des informaticiens susceptibles de créer des logiciels libres d'exploitation- la reproduction d'un logiciel coûte une misère- et du personnel compétent pour former à des systèmes d'exploitation libres, tels Linux, qu'on n'achète d'ailleurs pas.
      D'autres menaces se profilent, telle la remise en question de la convention de Munich qui prescrit la non brevetabilité des logiciels et des méthodes intellectuelles. Désormais, la moindre invention pourrait être brevetée, y compris si elle existe déjà mais ne fait pas l'objet d'un brevet, et l'exploitation de ladite invention, tel le stockage des coordonnées d'un utilisateur, soumise à des droits. C'est signer la mort des logiciels libres mais plus grave encore la privatisation de toutes les connaissances présentes et à venir, dès lors qu'elles sont classées parmi les " méthodes intellectuelles ". Il est grand temps de supprimer la dissertation : procéder avec introduction, développement et conclusion pourrait bientôt coûter une fortune à l'Education Nationale !
      Tout cela est bien grave et les discours qui prétendent permettre l'accès de tous au savoir ne semblent pas mesurer les conséquences réelles de leur cupidité ni imaginer le monde qu'ils construisent et qui ne sera pas seulement virtuel. On veut supprimer les maîtres au nom du libre accès au savoir ? On prétend, dans des élans de technophilie tout aussi hypocrite qu'obscurantiste, que " bientôt les enfants des favelas apprendront à lire avec des professeurs virtuels " ? De qui se moque-t-on ? Les marchands se préoccupent-ils tant des conditions de vie des enfants des favelas ? Qu'ont-ils à faire de leur éducation ! De la poudre aux yeux, pour amuser le bon peuple !
      Quant aux enfants d'ici, on peut se dire que s'ils ne parviennent pas à lire avec un vrai maître, la cause en est ailleurs que dans la réalité humaine du maître . Ne croyons pas que la machine réussira là où l'homme a échoué mais cherchons plutôt pourquoi l'homme a échoué…Sinon de graves dangers nous menacent : si l'enfant peut travailler sur internet sous le contrôle du maître à l'école, lui demander de travailler seul chez lui revient à l'exposer à toutes les influences : ainsi, un enfant qui travaille sur le statut des Juifs sous l'Occupation peut être amené à tomber sur des sites négationnistes. Qui croira-t-il s'il n'a pas les bases nécessaires à une distance critique et si personne ne lui apprend à éviter les erreurs commises par les générations précédentes ? Saura-t-il prendre du recul par rapport à des sources, qui, dès lors qu'elles viennent d'Internet, passent pour vraies et objectives aux yeux des élèves ? On imagine aisément ce que serait un monde où chacun se ferait sa petite idée des événements les plus graves en puisant ses informations sur le site qui correspond le mieux à son tempérament, à son humeur ou à l'idéologie dominante. Relativisme ou nihilisme ? En tout cas ignorance et désinformation. Le monde des nouvelles technologies si on l'abandonne aux marchands risque de nous préparer un monde dont la barbarie, elle, ne sera pas nouvelle…

      Pour terminer, s'il n'y a pas un danger dans l'utilisation de logiciels pour l'apprentissage de processus qui demandent un travail répétitif de la part de l'élève, avec par exemple un logiciel d'apprentissage des conjugaisons ou des tables de multiplication, si la machine peut servir de répétiteur, le problème, c'est le glissement opéré, sous la pression du marché et des Diafoirus qui en sont les relais objectifs, vers une autre utilisation. Le danger est en effet de deux types. D'une part remplacer cet apprentissage par la prothèse (cf les calculettes, le correcteur orthographique). Ici la machine ne remplace pas le répétiteur, elle évite le travail de répétition, et donc la maîtrise des savoirs fondamentaux. D'autre part modifier le contenu même de la discipline pour le rendre plus modélisable, plus accessible à "l'intelligence artificielle" qui est d'une bêtise effarante.
      Sur ce dernier point, l'évolution de notre enseignement vers plus de formalisme, de "scientificité" est-il le résultat de l'influence des "sciences" de l'éducation ou du marché ? A force de formaliser l'enseignement, de le dépouiller d'opérations mentales complexes qui permettent et manifestent la libre expression d'un sujet autonome, on le rend plus accessible au travail machinal, on permet à une industrie de se développer. Comme si était choisi parmi les types de pédagogie possibles, ou parmi les théories linguistiques, ce qui convient le mieux au développement du moteur de la nouvelle économie : l'industrie informatique. Rappelons dans les années 70 le "succès" dans notre discipline de la grammaire générative, qui fournit la base algorithmique des logiciels de traduction ou d'écriture automatique. La volonté d'automatiser un certain nombre de tâches (des pressions s'exercent actuellement au ministère de l'Education Nationale pour introduire des QCM aux examens) procède d'un désir de les rendre moins coûteuses en termes de "gestion des ressources humaines". En outre, dès lors que certains savoirs auront été automatisés, leur enseignement et leur évaluation pourront être produits en série. Marchands et gouvernement n'auront plus qu'à se réjouir : là où le second fait des économies les premiers s'enrichissent. L'Ecole aura réussi sa massification. Mais à quel prix ?

Christophe Billon et Corinne Jésion

1. Cf une étude menée à l'ENS des sciences de l'information et des bibliothèques, disponible sur http://www.enssib.fr/bibliotheque/documents/travaux/kolmayer/kolm-navig2.html
2. Le Monde, 31 octobre 2000.
3. Sur la confusion entre information et savoir, lire Philippe Breton, L'Utopie de la communication, La Découverte, 1997, et Lucien Sfez, Information, savoir et communication, Centre Galilée, Paris, 1994.
4. Lire Cahiers d'Europe, n°3, " L'Education n'est pas à vendre ", Editions du Félin, Paris, hiver 2000 ; N. Hirtt, Les Nouveaux maîtres de l'éducation, EPO, Bruxelles, 2000.
5. Cité par G. de Sélys et N. Hirtt, Tableau Noir, Résister à la privatisation de l'enseignement, EPO, Bruxelles, 1998.

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