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LE MAÎTRE ET LE MONITEUR


Pour comprendre les clameurs qu' ont pu pousser contre leur ministre tant de professeurs - si nombreux qu'on ne saurait, sauf a priori poujadiste, les considérer tous comme défenseurs de leurs seuls intérêts corporatifs mais si bien réduits au silence par les médias, les syndicats d'enseignants et l'air du temps que leur protestation a paru dès l'origine être vouée aux oubliettes de l'Histoire -, il convient de resituer les projets ministériels qui ont soulevé leur ire dans un cadre plus vaste, celui d'une évolution du rapport à l'autorité, à la langue, et donc à la culture où un médiologue prendra plaisir à voir jouer l'influence des modes de communication dominants, où l'historien des formes lira l'unité de style d'une époque, où enfin le phénoménologue, mettant en évidence l'analogie de fonctionnement entre médias et mentalités, pointerait volontiers une tendance voire une intentionnalité propres à cette fin de siècle. Quel que soit le système d'interprétation adopté - technicien, esthétique ou symbolique-, reste une certitude: rien n'advenant par hasard, "les principaux facteurs de changement sont liés et il est possible d'en comprendre les relations mutuelles".[1]

On s'accorde désormais à reconnaître que nous sommes, et fort rapidement, passés de l'âge des structures fermes à l'ère des réseaux mouvants et des nœuds interconnectés. En d'autres termes, d'une société pyramidale où le pouvoir, issu d'une transcendance ou se réclamant de principes supérieurs, pouvait imposer ses ordres tout au long d'une hiérarchie (quitte à provoquer des révolutions mais elles-mêmes confiantes en la solidité d'un projet inspiré de valeurs) à une société de sondages et de rhizomes. La norme y supplantant la loi, l'autorité n'a même plus à être contestée puisqu'elle n'a pas droit à seulement être et se trouve remplacée par un consensus horizontal sur le respect dû à des différences qui toutes ont droit à leur expression sans qu'aucun sens puisse prétendre à la globalité : l'idée même de vérité passe désormais pour "ringarde" ou fasciste ; c'est là le nouveau terrorisme anti-intellectuel que voyait poindre Alain Finkielkraut lorsqu'il parlait de "défaite de la pensée". Disons : entropie culturelle.

JULES FERRY ET LE LIVRE

C'est dire aussi que l'âge du livre est révolu comme source et dépôt du savoir, lieu d'élaboration de la langue et de son apprentissage, et avec lui le temps d'un discours linéaire , organisé par une patience et inspirant le respect. C'était l'époque dont certains sont nostalgiques où le maître (on le nommait ainsi) parlait comme un livre parce qu'il parlait au nom des livres. Tel un notable détenteur d'un patrimoine, il avait pour mission (le mot était à l'honneur) de le transmettre à des élèves le plus souvent préformés à désirer le recevoir pour s'élever (comme le voulait le nom qu'on leur donnait) ou pour être ces "héritiers" qu'a tant dénoncés Bourdieu.

Si républicaine qu'elle fût, l'Ecole héritait des traditions cléricales et, parce qu'elle était républicaine , elle visait à enrégimenter. Ce monde de tradition conditionnait donc par la répétition et la restitution mécanique. Au " bourrage de crâne " de la propagande et aux slogans des réclames correspondaient leçons de morale et mémorisation de résumés. Le monde du langage se disposait en deux colonnes : " on ne dit pas " et " on dit ". Les brimades rituelles du bizutage maintenaient le sens des hiérarchies et l'esprit de corps ; ainsi les nouveaux étaient-ils " incorporés ". Comme en 14, on faisait son ou ses " devoirs" et des "épreuves" sanctionnaient les études; le terme de "discipline" en délimitait les champs en même temps qu'il régissait les comportements. Que le système vécût des limites qu'il imposait n'empêchait pas de rire , fort et souvent, et de retourner contre lui ses armes. Car telle est la vertu de la lecture qu'elle active l'esprit de méthode et la faculté critique . Rien d'étonnant alors que les trois types de réponse apportées au système aient reposé sur la réflexion et l'organisation . Soigneusement concerté et réservé à une élite de complices farceurs, le canular mimait pour le miner le sérieux de la culture officielle et par là attestait que ses codes avaient dûment été intégrés. Le chahut, quant à lui, agressait l'autorité lorsque celle-ci se montrait défaillante en même temps qu'injuste . C'était là, le plus souvent, une façon paradoxale de demander au pouvoir d'être digne de lui-même, de le rappeler à son propre ordre . S'il s'agissait de le détruire en déclenchant comme à la fin de "Zéro de Conduite" une mutinerie surréaliste contre les autorités constituées ou en menant une révolte forcenée et meurtrière contre l'Ecole, la Famille et l'Armée à la façon des élèves guerilleros d' "If"(1968, bien entendu), c'était pour lui opposer imaginairement un autre sens ou en constituant soi-même un ordre aussi discipliné que celui qu'on voulait abattre. Régis Debray parlait d'expérience quand il relevait que l'imprimé permit les "mots d'ordre" et que les presses ont accompagné le militantisme. Ainsi l'on apprenait et se mobilisait aussi bien pour s'intégrer dans l'ordre social adulte que, passée la révolte adolescente, pour faire la révolution. Telle fut l'école des bourgeois et des minorités agissantes, telle fut aussi l'époque du devoir et du sacrifice .


LA TÉLÉ ET LA RÉFORME HABY (1975)

Vint l'ère intermédiaire de la Télé. Au nouveau medium de masse qui ne nécessitait guère d'apprentissage correspondit la massification d'un enseignement aux contraintes assouplies. Généralisée à la fin des années soixante, supplantant la presse et une radio dont on vit en Juin 68 les derniers effets politiques, la télévision désidéologisa un bon peuple mis à la masse et pris par la consommation des signes chère à Baudrillard. Lorsque le matraquage systématique de la " réclame " fut détrôné par les techniques de séduction propres à la publicité, le personnel politique devint un vedettariat médiatique épris d'image de marque et se conformant aux attentes supposées des spectateurs, cette majorité silencieuse dont l'arme suprême depuis le fond de ses canapés devait être la télécommande. Que demande alors le peuple? D'être diverti et d'être doté des biens qui assurent un prestige social standard . Il accepte en contrepartie de faire son travail pourvu que celui-ci lui soit assuré et il l'est encore. Par malchance le professeur ne distrait pas, il ne fonctionne ni à 25 images par seconde ni par "clips" aussi scintillants qu'irreliés, en un mot il ennuie. Le service public étant désormais conçu comme service du public, les ex-élèves devenus usagers répondent à la situation en bon consuméristes . C'est d'abord la défense passive et l'inertie plus ou moins ostentatoire : grève du zèle , bouderie de la consommation imposée et ricanements divers, à la manière des badauds petits-bourgeois devant une œuvre d'art contemporaine . C'est aussi, à la façon du téléspectateur, en "zappant" en quête de toute autre distraction possible, quitte à revenir spasmodiquement vérifier si le programme unique ronronne toujours. Enfin (et cette dernière attitude qui passe pour la plus ardente n'est pas la moins grégaire), c'est en se faisant séduire par l'image d'un batteur d'estrade pédagogique qui, jouant à la vedette et racolant des "fans" , leur vante les attraits d'un "carpe diem" détourné de son sens . C'est l'époque -1989, comme par hasard - où paraît le film-culte de P. Weir et le cercle inexorablement se referme sur les profs disparus .

Ceux-ci, en effet, ayant perdu tout prestige et recrutés en masse pour faire face au flot des nouveaux venus, sont devenus des "enseignants", simples fonctionnaires chargés de remplir la fonction que leur assigne la demande parentale: permettre au plus grand nombre et si possible à tous d'obtenir le diplôme, seul objectif de la scolarité. Il n'y a plus à investir de sens dans ce qui est enseigné, seuls comptent la rentabilité du système, l'automatisme de l'avancement et l'octroi d'une peau d'âne, pur signe vidé de contenu formateur. Au devoir a succédé le . Si d'aventure l'école s'avère, en dépit d'efforts méritoires, incapable de garantir l'accès à ce diplôme dévalué, on jugera qu'elle est coupable et on la réformera en désignant à la vindicte publique ces enseignants qui tiennent encore à passer pour des professeurs, ces fonctionnaires crispés sur leurs avantages, ces budgétivores qu'il importe de "dégraisser". Et si, par la même occasion, de quasi-analphabètes diplômés vont à l'échec dans les études supérieures, on n'avouera pas qu'on leur a menti, on réformera plutôt le Supérieur. Dans le sens du moins pour un plus grand nombre: moins de savoirs mais plus de "compétences", moins d'intervention de l'institution et plus d'autonomie pour ses "agents", moins d'Ecole et plus d'Internet.


L'HYPERMEDIA ALLÈGRE (1999)

Nous en sommes là. A l'ère du réseau. Et la réforme Allègre-Attali tisse sa toile. Quel rapport? Pour l'apercevoir, il suffit de mettre en relation cet ado ou pédocentrisme, hérité de 68 et alimenté par la société de consommation, qui fait fureur dans les milieux pédagogiques et l'usage qui se répand (ou que le nouveau système économique met en place et à la mode) de l'ordinateur personnel et d'Internet. Si le lycéen est désormais censé "être placé au centre du système éducatif" (et du coup le lycée appartenir aux lycéens), c'est qu'il est tenu pour capable avec de tels outils de fabriquer son propre apprentissage, en toute autonomie et sous le signe d'une communication généralisée, aussi conviviale qu'interactive. Idéologie fort prégnante de la responsabilité et de l'autonomie qui, comme les "psy" commencent à s'en rendre compte, entraîne à sa suite de nouvelles formes de névrose. Au temps de Freud et du Livre où une autorité guidait l'élève en lui imposant une loi, prédominaient les problèmes de culpabilité; ceux-ci ne touchent plus guère que ce qui reste de professeurs :trop pris encore par l'idée de l'autorité de l'Etat qu'ils pensent incarner pour ne pas être sensibles à l'idée de devoir, ils succombent aisément aux reproches et accusations dont le pouvoir, médiatique ou ministériel -c'est tout un-, les accable. En revanche, à l'époque des choix multiples et de l'infini apparent des possibles, apparaissent chez les collégiens et lycéens ces crises d'impuissance propres à l'individu livré à lui-même, responsabilisé à mort par son " projet individuel de vie " et ces dépressions en cascade que tente de camoufler (en même temps qu'elle les traduit) l'auto-dérision "cool" sur laquelle le cinéma d'un Woody Allen toujours en quête d'identité a bâti son succès . Après le rire contestataire et le ricanement incompréhensif, voici donc l'humour inquiet. Le " stress " est d'autant plus fort qu'à des individus lâchés en pleine jungle concurrentielle et qu'il s'agit , dit-on, d' " autonomiser ", on ne demande plus de régurgiter des savoirs préétablis, mais de les découvrir par eux-mêmes, de prouver qu'ils comprennent des fonctionnements et qu'ils savent adapter des " savoir-faire " à des situations inédites . Et le premier pas dans ce sens, c'est bien d'avoir, pour rédiger, à se jeter en pianotant dans l'écran blanc sans pouvoir se rassurer par un brouillon manuscrit.

Ainsi livrés au désarroi mais exaltés comme modèles de comportement, ceux à qui l'on fait répéter " we are the world " , sont les jeunes. Etablis sur leur planète, ils n'ont plus droit à des missionnaires de la culture et de la République, même plus à des fonctionnaires au service d'un public, mais , en tant que P.A.O. (Population Assistée par Ordinateur), à des moniteurs, c'est-à-dire des emplois eux-mêmes jeunes, ou des "grands frères " -tel l'instit que mit récemment en scène Bertrand Tavernier - et, pour le reste, des machines à information. De fait, "ça commence aujourd'hui", en 1999 [2]. Du coup, plus question d'apprendre une théorie qu'il conviendrait d'appliquer pratiquement, plus besoin même de modes d'emploi à l'usage des usagers. Observation des résultats et débrouillardise empirique suffisent: procéder par tâtonnements, échecs et autocorrections, c'est ce que recommandent les instructions officielles [3]. Ainsi va la "logique du labyrinthe" dont Jacques Attali s'est fait le prophète [4]. Qu'est-ce que ça donne quand j'appuie ici? Sur quel site débarqué-je si je clique là?

Hélas, comme le montre une étude menée à l'E.N.S. des sciences de l'information et des bibliothèques [5] , la navigation dans les hypermédias ne permet guère de mémoriser des connaissances: comme on pouvait s'y attendre, en "surfant "on découvre quantité de vagues, mais il n'en reste que l'écume. Si on acquiert des réflexes de repérage , Mnémosyne y perd car , plus s'enfle le stock de données disponibles, plus s'inactive la capacité à se souvenir; tout est censé être archivé quelque part et joignable en temps réel, nul besoin donc de s'en encombrer l'esprit. Ainsi s'accomplit la prophétie du dieu Toth: la mémoire vive se décharge quand s'alourdissent les mémoires mortes. Comme, dans ces conditions, paraît pénible, "stressant" et superflu cet accès subit de mémorisation qu'est le bachotage! Tout lui sera préféré, à commencer par les programmes bio-allégés et l'évaluation continue. Les premiers déterminés avec l'accord des sondés et la seconde soumise aux pressions et revendications: non au Bac, vive le forum d'échange! L'école civile prend ainsi le pas sur l'école civique, l'instruction civique elle-même ne donnant plus lieu à des cours - cet archaïsme insupportable au temps de l'interactif-, mais à des débats reconnus au Bac par une conversation.

Il y eut longtemps l'étude disciplinée de disciplines compartimentées, ainsi le voulait une logique linéaire et analytique qui s'exerçait, au nom du livre et de Descartes, à l'intérieur de systèmes clos. Avec les émissions de télé advint la présentation de "sujets" et "thèmes" par "spots", coups de sonde et enquêtes cursives. Voici venue la mode de l'interdisciplinaire où, glissant ad libitum de "liens" en renvois et confondant allègrement les domaines au nom de la "complexité" chère à Edgar Morin, on lisse l'hétérogénéité du savoir sans qu'en puisse émerger aucune vision intégrante. De même, remplaçant un résumé jugé aliénant ou servile, l'exercice dit de synthèse ne semble pas envahir examens, concours et disciplines pour inciter à exhausser un sens nouveau englobant les divers documents proposés mais pour finalement en neutraliser les enjeux et banaliser les points de vue les uns par ou dans les autres. Confusion mais aussi atomisation. C'est que, investis de responsabilités et habitués qu'ils sont à être sondés pour décider moins d'un programme que d'un menu , les jeunes optent pour la carte. Dans la logique non hiérarchique d'un réseau qui relie des champs hétérogènes, chacun élit les sites qui lui conviennent et qui ont été conçus pour lui plaire: segmentation des publics, déréglementation des programmes, autonomie des établissements dotés chacun de son "projet" particulier , pédagogie et évaluation décidées en accord avec les instances lycéennes découlent de cette logique.

Dans son évolution, l'enseignement marche assurément du même pas que l'économie et les médias, une économie dont le fonctionnement et l'idéologie accompagnent, s'ils ne se calquent pas sur elles, les formes de communication. Ainsi, avec l'autorité dont les investissaient grands auteurs et classiques, les professeurs d'antan édictaient aux classes ce qu'il fallait admirer et savoir: leur offre qui n'avait même pas besoin d'être une demande de demande s'imposait . Quand la pression du marché et de l'audimat s'exerça sur les enseignants, ceux-ci se soumirent et répondirent tant bien que mal à la demande : peu importèrent les contenus pourvu qu'on eût l'ivresse de la promotion sociale tous ensemble et qu'on fût séduit. En nos temps de dérégulation, animateurs et disquettes se contentent de proposer des activités en libre-accès: les pixels humains participent ainsi au flux général de services et d'informations mais chacun, dans la niche de ses réseaux et selon ses connexions, ne retrouve guère à la sortie de ces nouvelles auberges espagnoles que son propre "in put". Se sont de la sorte succédées loi impérative et unifiante de l'offre, norme niveleuse d'un marché fondé sur la demande et règles atomisantes du jeu libéral.

Si par malencontre leur "lieu de vie" et d'animation ne sert pas aux lycéens une "culture jeune" dont, depuis Jack Lang, on a découvert au nom du "tout culturel" qu'elle était aussi digne d'estime (on dit "valable") que Shakespeare, Mozart ou Cézanne , quelles réactions suscite-t-on ? Elles sont, là encore, de trois ordres. Ce sont d'abord chez les plus récalcitrants, le temps d'un simulacre de fête et de révolution, des accès instantanés de "haine" anomique qui tentent de reconstituer une loi, mais c'est celle du clan. Pour les intégrés, la forme plus " cool " de la manif festive n'aura plus besoin d'afficher pour toute idéologie sa jeunesse ("68 c'est bien, 86 c'est mieux") mais , comme en 98, de faire valoir son mal-être en une "School Pride" [6] : pain béni pour les allégeurs de cervelles et les projets ministériels qui n'eurent qu'à y voir leur justification . Finie la rébellion, vive la collusion des désirs ! Fini aussi le chahut ou le monome organisé par des meneurs, voici le temps des "coordinations" sans tête dont le surgissement sporadique fait événement ponctuel. Jouant quant à elle sur la dissuasion, l'intimidation des élèves ancienne manière, jugés complices du savoir et donc interdits d'antenne, relève de ce terrorisme anti-élitiste qu'institutionnalise la réforme Allègre. C'est enfin, à l'image des sites improvisés sur Internet, le débat incessant: accords laborieux sur un contrat préliminaire, justifications à donner sur tout sujet (nulle autorité ne faisant plus autorité), contestations des devoirs et de l'idée de sanction , ils s'expriment .

Ils s'expriment dans une langue qui, réclamant tous ses droits, exclut celle d' écrivains du passé réputés aussi inutiles qu' inintelligibles. Les langues, toutes les langues, sont désormais des produits hors-sol, délestés de la culture qui les façonne et curieusement déterritorialisés [7]. Tout se passe comme si elles n'avaient jamais été qu'un moyen de communication et d'expression . Comme dans le téléphone tapuscrit qu'est le courrier électronique, l'écrit sera oralisé ou ne sera pas - à présent "scripta volant"- et le discours remplacé par une conversation faite de complicités et de codes particuliers où prédominent la fonction phatique de "branchement" et les appréciations binaires: " nul ", "débile" ou bien "cool", "trop bon" [8]. La dialectique, connais pas, "c'est clair!". Quand le texte, désacralisé et objet de "traitements", s'obtient par du "coupé-collé"(combien de vidéo-textes passent désormais pour des livres!) et que l'orthographe , perdant ses accents sur les claviers internationaux, est livrée à un correcteur automatique qui ignore la grammaire c'est-à-dire le sens, la culture ne peut, dans la foulée, qu'être assimilée par les instructions officielles soit à de "l'information" (comme si elle n'était pas donation de sens à des savoirs) soit, par une double réduction, à "une maîtrise de savoirs" elle-même définie comme l'acquisition de "fondamentaux": savoir déchiffrer et bidouiller de la communication. La Terminale est de la sorte ravalée au niveau du Primaire . Il suffit, n'est-ce pas, "d'apprendre à apprendre" et de pouvoir se recycler au gré des besoins: foin des connaissances puisque les "données" changent et prennent à tout instant un coup de jeune . Par la grâce de la juvénilité, tout le système rentre dans la flexibilité . Sous couvert de pédagogie triomphe la démagogie . Au nom de la démocratie on sort de la République et sous l'empire de l'idéologie informatique notre société abandonne ce qui fondait sa conception de la civilisation .


Science-fiction? Non, ça commence aujourd'hui car telle est la nécessité du temps, tel le nouveau sens de l'Histoire , telle la logique Bill Gatsienne du plan Allègre.

Comme le remarquait fort justement Lucien Sfez [9] , c'en serait donc fini de la dialectique d'un discours structuré visant à travers l'espace public l'universel. En lieu et place, et au lieu décisif d'une Ecole qu'on prétend encore publique, fait plus que s'annoncer la mentalité communautaire qui balkanise la société en groupes d'affinités, cultivant leur différence ou tentant de la répandre et n'ayant plus comme "culture commune" que le langage basique de leurs connexions. Au différé de la relation intellectuelle qui permettait l'ancrage dans l'histoire succède l'instantanéité d'un nouveau lien tribal. Nouveau puisqu'à géométrie variable et établi entre des "particules élémentaires" qui s'imaginent autonomes et ouvertes au vaste monde au moment où elles sont uniformisées par le SMIC de compétences nécessaires à leur téléprésence au réel. Contradiction contemporaine : des individus certes et schizophrénisés de surcroît, mais chacun " on line " et aligné.

Seuls ceux qui auront été élevés de façon structurée -mais dans quelles familles, dans quels établissements?- seront encore capables de maîtriser les relations induites par les réseaux , de jouer à leurs langages sans y être asservis et de faire des informations cueillies une connaissance véritable. Pour les autres, tous les autres, la régression culturelle sera de rigueur et ils n'auront même pas les moyens de s'en douter. Heureuse ignorance!

Comment alors ne pas se poser de questions ? Et si l'informatisation de l'éducation était le virus fatal au service public d'enseignement? Et si le plan Allègre pour le lycée du XXI° siècle était le bogue de l'an 2000 pour la culture?

Pierre Murat, professeur au lycée Jean Perrin, Marseille
Texte publié dans Les Temps Modernes, n°606 Nov/Déc 1999
Pour télécharger ce texte : murmoni.rtf

[1] Manuel Castells, "La société en réseaux - L'ère de l'information" Fayard 1998.
[2] Pierre Legendre note , dans un registre analogue, que la substitution des travailleurs sociaux aux magistrats va "dans le sens de l'aplatissement normatif (l'enjeu de Raison) conformément aux propagandes anti-tabous qui promeuvent le Sujet-Roi, sujet fondateur de lui-même". ("Sur la question dogmatique en Occident", Fayard 1999).
[3] Par exemple en Physique dont l'approche théorique est prohibée avant la Terminale.
[4] Depuis "Lignes d'horizon"(1990) jusqu'à "Chemins de sagesse" (1996).
[5] Etude de D. Roger, J. Lavandier et E. Kolmayer sur l'efficacité relative des apprentissages "séquentiels" et "navigationnels" (http://www.enssib.fr.)
[6] Cette dénomination revient à Philippe Muray, analyste de la post-modernité festive et optimisante dans " Après l'Histoire " (Les Belles Lettres, 1999).
[7] L'épreuve de Culture et civilisation a ainsi disparu des concours de CAPES de Langues.
[8] Quel qu'en soit le destinataire, simple copain ou sommité reconnue, la correspondance par courrier électronique établit inévitablement un ton de convivialité et de complicité , le message essentiel ou de fond (comme on dit "le bruit de fond") étant celui de la reconnaissance d'une appartenance au même réseau ; s'y ajoute sans doute le sentiment diffus de devoir "faire branché" en compensant dans la forme, par un surcroît de chaleur communicationnelle ou communicative, la froideur inhérente au medium utilisé (clavier sec et écran vidéo). A cet égard, le "mail" est aux antipodes de la lettre manuscrite où la graphie du scripteur assurait suffisamment de sa chaleur et de sa présence physiques pour le dispenser d'en rajouter des signes dans le message lui-même.
[9] " Le Monde Diplomatique ", Mars 1999.

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