La guerre contre la grammaire

Compte rendu d'un article de David Mulroy, maître de conférences en lettres classiques à l'université de Wisconsin-Milwaukee : "The war against grammar", paru dans Wisconsin Interest, Fall/Winter 1999, volume 8, number 2, pp. 11-16, puis sur le site " PRESS " (Parents Raising Educational Standards in Schools).

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- Mulroy attacks "war on grammar".


"J'exerce une profession moribonde", affirme David Mulroy, professeur de Latin et Grec ancien, à l'université de Wisconsin-Milwaukee. La situation des lettres classiques dans cette université est, selon lui, typique de l'enseignement des humanités aux Etats-Unis: aucun recrutement depuis les années soixante-dix, les professeurs non remplacés à leur départ à la retraite, nombre d'étudiants en baisse constante (chute de 30% des diplômes de lettres classiques entre 1971 et 1991, 600 BA [licences] de lettres classiques décernés en 1995 sur un total de plus d'un million).

L'apprentissage des langues grecques et latines est au cœur de l'enseignement de lettres classiques. Or on constate un abandon avant la fin de première année de la majeure partie des latinistes et hellénistes grands débutants pourtant motivés à l'origine (une vingtaine de latinistes, contre une dizaine d'hellénistes en herbe à l'université Wisconsin-Milwaukee). La cause profonde de cet échec? L'absence de bases en grammaire anglaise requises pour aborder l'étude, non seulement du latin et du grec, mais également de nombre de langues étrangères elles aussi en perte de vitesse. C'est pourquoi les professeurs de langues vivantes étrangères se voient contraints à baser leur enseignement sur une approche communicationnelle plutôt que grammaticale. La tendance dominante dans les universités et lycées consiste à plonger les élèves dans un environnement censé leur permettre d'assimiler la langue sans effort, notamment, en reproduisant les comportements des locuteurs de la langue cible. Ainsi on apprend l'origami en cours de Japonais grand débutant. De même, un article du New York Times sur le soi-disant renouveau du latin, cite l'exemple d'une classe ayant "reconstitué les enfers de Virgile en neige carbonique"… David Mulroy se souvient du cours de français où son fils qui reçoit désormais un enseignement à domicile, avait eu en "devoir" à préparer des mangues frites, mets très apprécié en Afrique francophone.

Revenant sur sa propre formation, David Mulroy considère que la maîtrise rigoureuse de l'analyse grammaticale, enseignée dès le 'fourth grade' (CM1) par les sœurs de l'école catholique où il était scolarisé, s'est révélée être le fondement même de sa formation intellectuelle. Force est de constater que cette compétence qui devrait être acquise dès l'école primaire (ironiquement 'grammar school' aux Etats-Unis) fait défaut aux étudiants, ceux-ci ne sachant pas identifier le sujet grammatical d'une phrase ou distinguer un nom d'un verbe, de sorte que les " révisions " de grammaire anglaise en préambule à tout cours de langues anciennes ne suffisent plus à sauver des étudiants en perdition.

David Mulroy évoque sa participation en 1996 au groupe de travail du département de l'instruction publique du Wisconsin chargé de la refonte des programmes de l'école primaire, après avoir été alerté par l'absence d'objectifs grammaticaux. Il décrit le monde orwellien des concepteurs de programmes qui, en habiles manipulateurs du langage, ont dévoyé le sens même du terme " exigence " (" standards "). Ainsi, ils distinguent trois types d'exigences, " les exigences de contenu " (" content standards "), c'est-à-dire les matières considérées, " les exigences de performance " (" performance standards "), c'est-à-dire les devoirs ou activités et les " exigences de compétence " (" proficiency standards "). Parmi ces " exigences ", seules les deux premières, qui n'engagent aucune notion de niveau à atteindre, sont définies par le DPI (Department of Public instruction). L' exigence de compétence , qui mesure le degré d'acquisition d'aptitudes ou de connaissances spécifiques, est laissée à l'appréciation des conseils d'établissement locaux. La supercherie est énorme mais comment douter de la bonne foi de slogans tels que "Ici on élève le niveau d'exigences'? Il va sans dire que les efforts de David Mulroy pour faire entrer dans les programmes la capacité à identifier la nature et la fonction des mots et analyser les phrases selon des schémas grammaticaux (" to identify parts of speech and diagram sentences ") ont échoué. Il cite des morceaux choisis des conclusions du Conseil National des Professeurs d'Anglais (National Council of Teachers of English, NCTE), relevées sur leur site internet:

DONNEES SUR L'ENSEIGNEMENT DE LA GRAMMAIRE
"Les recherches menées au cours des 90 dernières années ont systématiquement montré que l'enseignement de la grammaire à l'école a peu ou pas d'effet sur les élèves." (George Hillocks and Michael Smith, 1991)

De mémoire de professeur, on demandait encore il y a quelques années à des élèves de sixième de commenter des extraits non remaniés des pièces de Shakespeare. Depuis, les scores à l'épreuve d'anglais des examens nationaux (SAT) ont chuté et les universités imposent à un nombre croissant d'étudiants des cours de remise à niveau en anglais hors cursus, dans lesquels ils apprennent à construire des phrases et des paragraphes. En 1998, le DPI projette de soumettre aux élèves de Terminale du Wisconsin, pour leur examen de fin d'études, la question suivante:
" Que peut-on conclure sur l'entretien à apporter à un vêtement portant l'étiquette suivante? : '100% coton / Fabriqué aux USA / Lavage en machine: froid / Sèche-linge: basse température / Taille unique' "
Réponse: " D. Ce vêtement ne doit pas être lavé à haute température ". Mais depuis, on a renoncé à donner ce sujet: trop dur.

Comment expliquer, alors, que la plus puissante organisation d'enseignants soit farouchement opposée à l'enseignement de la grammaire? Si des études montrent que l'ajout de cours de grammaire n'entraîne pas de progrès immédiats en rédaction ou en langues étrangères, cela ne signifie pas que l'enseignement de la grammaire soit inutile C'est ce que démontrent les bons résultats des élèves ayant suivi ce type d'enseignement pendant tout le primaire dans les rares écoles qui, comme la Brooklyn Academy, s'opposent à la guerre anti-grammaire.

Dans sa Critique du Jugement, Kant distingue entre jugements " déterminants " et jugements " réfléchissants ". Un jugement déterminant repose sur une série de règles ou concepts appliqués à une situation particulière. Par exemple, un météorologue exerce un jugement déterminant quand il reconnaît dans un nuage un cumulo-nimbus ou un cirrus. Le jugement réfléchissant, au contraire, prend pour point de départ l'expérience, comme lorsque l'on dit d'un nuage qu'il est beau ou menaçant.

Depuis des années, les pédagogues progressistes ont tout fait pour réduire la part des jugements déterminants dans l'enseignement. La bataille qu'ils mènent contre la grammaire n'est qu'un de leurs succès en la matière. L'argument récurrent contre l'exercice du jugement déterminant est qu'il est contraignant et difficile. Mais c'est là une faculté essentielle pour le développement intellectuel de l'élève et sa future compétence professionnelle. On consulte un médecin, un avocat ou un mécanicien, pour leur diagnostic déterminant, non pour avoir leurs impressions réfléchissantes subjectives.

Actuellement, hormis l'aptitude à lire, tout l'enseignement primaire repose sur le jugement réfléchissant des élèves. Ainsi on leur demande de justifier le choix d'un mode d'expression, de leurs lectures préférées etc. Ce type de programme suscite l'ennui chez les élèves toujours renvoyés à leur propre subjectivité. David Mulroy ne recommande pas un rejet total de ce type d'activités, mais préconise un rééquilibrage de l'enseignement, dans lequel un enseignement systématique de la grammaire doit trouver sa place.

Compte rendu réalisé par Sophie. Télécharger ce texte : mulroy.rtf