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Liliane Lurçat
La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs
François-Xavier de Guibert, 1998.

Première partie, chapitre 1, pp.47-65. Enseigner les éléments.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur.

[Quatrième de couverture]

Depuis une vingtaine d'années, des formes nouvelles et tout à fait spécifiques sont apparues dans l'échec scolaire. L'auteur, qui a fait de longues études sur l'écriture et le langage écrit de l'enfant, démontre qu'à ces échecs de plus en plus nombreux, correspondent des raisons précises qui tiennent au système nouveau des apprentissages fondamentaux: lecture, écriture, calcul.

Elle démonte les mécanismes idéologiques totalement irresponsables à travers lesquels un certain nombre de penseurs, à la fin des années 60, ont entrepris la destruction systématique des grandes bases de l'enseignement élémentaire.

Rien de théorique dans sa démonstration. Beaucoup d'exemples concrets grâce auxquels le lecteur, parent d'élève ou, tout simplement, homme de bon sens, découvrira avec stupéfaction une « machination » extravagante contre l'intelligence et le bon sens.

Au terme de cette analyse, le plus grand sujet d'étonnement et d'émerveillement que l'auteur nous fait partager, c'est que, malgré tout, tant d'enfants aient pu réussir à s'en sortir.

Enseignante et chercheur au CNRS, Liliane Lurçat est docteur en psychologie et docteur ès Lettres. Elle a mené des recherches dans des écoles maternelles et primaires de Paris et de la banlieue, durant toute sa carrière.


PREMIERE PARTIE. ÉCRIRE, LIRE ET COMPRENDRE : L'ENSEIGNEMENT ÉLÉMENTAIRE

Chapitre 1. Enseigner les éléments
      L'écriture-lecture, méthode de l'Ecole de la République
      L'apprentissage de l'écriture et ses liens avec la lecture
      Le rôle des sens dans la connaissance
      Qu'est-ce que savoir lire et écrire aujourd'hui aux différents niveaux de l'école primaire?
      L'acquisition des compétences
      Le développement des compétences: culture d'usage et culture de transmission
      L'effort de la pensée: la lecture à voix haute et l'accès au sens
      Les rapports entre la ponctuation et la pensée: ponctuation mélodique et ponctuation sémantique

Chapitre 1 : ENSEIGNER LES ELEMENTS

L'écriture-lecture , méthode de l'Ecole de la République

      La généralisation de l'enseignement primaire n'est pas séparable du projet d'instruire le peuple, il s'agissait de rendre la lecture accessible au plus grand nombre. En suivant le perfectionnement des méthodes qui associent l'enseignement de la lecture à celui de l'écriture, on s'aperçoit qu'il existe un double mouvement dans l'alphabétisation du plus grand nombre. On découvre d'abord que l'enseignement de l'écriture doit être le support de celui de la lecture, ensuite, qu'il est nécessaire de lier le sens au signe dès le début de l'apprentissage, par l'emploi de mots connus des enfants. Je donnerai quelques exemples illustrant ces idées, clairement exprimées par les pédagogues de la Rénovation pédagogique.
      L'importance de l'écriture pour la maîtrise et la conservation de la lecture a d'abord été constatée par des pédagogues expérimentés. Ainsi, en 1741, Py Poulain Delaunay conseille aux parents de " leur mettre la plume à la main dès qu'ils commencent la lecture et de les faire écrire quelque jeunes qu'ils puissent être" (1). C'est en 1793 que Dupont de Nemours propose à la Convention de renverser l'ancien usage, et de faire commencer l'instruction littéraire par l'apprentissage de l'écriture.
      Pierre Giolitto (2) décrit comment l'école primaire est devenue une réalité pédagogique entre 1815 et 188O, sous l'impulsion de Gréard et de Jules Ferry. Octave Gréard est avec Jules Ferry le créateur de l'école primaire. Il est un des principaux promoteurs du mouvement de Rénovation pédagogique. Ce mouvement a permis l'élaboration d'un système pédagogique qui a caractérisé l'école de la République. Depuis, l'école a subi de nombreuses transformations, notamment au cours des dernières décennies, dont les effets ont été mal analysés, voire même escamotés, et qui ont abouti à la destruction de l'idée même d'enseignement élémentaire.
      Octave Gréard s'insurge contre la méthode alors officielle, consistant à introduire les connaissances l'une après l'autre, la première année d'école étant exclusivement consacrée à la lecture. L'entraînement à la seule lecture l'isole des connaissances et la rend par là-même rebutante. Gréard veut adapter les méthodes de l'enseignement secondaire à l'enseignement primaire. Son projet qui date de 1868 , organise l'école en trois cours , les cours élémentaire, moyen et supérieur. Chaque cours doit embrasser un cycle complet d'études, de manière à permettre aux enfants de posséder un ensemble de connaissances à la fin de leur scolarité.
      En ce qui concerne la lecture, le projet de Rénovation pédagogique (Instruction du 15 novembre 1856) , affirme qu'il est indispensable d'accéder précocement à la compréhension: " faire contracter aux élèves l'habitude de ne rien lire sans le comprendre". Les pédagogues s'élèvent contre la lecture mécanique, on ne doit déchiffrer que des mots signifiants pour l'enfant.
      Dans les écoles mutuelles fondées sur le monitorat d'enfants plus avancés, on employait la méthode d'écriture-lecture, car les pédagogues de l'enseignement mutuel se sont inspirés du sensualisme. Selon les conceptions dont Condillac est à l'origine, on apprend plus facilement à lire aux enfants en activant plusieurs sens simultanément. A partir de 185O, on assiste au développement des méthodes d'écriture-lecture, la leçon de lecture suivant généralement celle d'écriture.
      Dans son article sur la lecture (3), Ferdinand Buisson décrit les différentes étapes qui mèneront à l'enseignement simultané de l'écriture et de la lecture, systématisé sous la Révolution. Dupont de Nemours, cité par Buisson, écrit: "la lecture n'est rien, l'écriture est tout. Historiquement et logiquement, l'écriture précède la lecture. Celui qui sait écrire, sait lire. (...) On ne doit s'embarrasser aucunement de la lecture dont on n'aura plus besoin de faire l'étude, si l'écriture est bien enseignée."
      E. Cuissart, directeur d'école, a élaboré une méthode très populaire (4), à la suite du rapport de Ferdinand Buisson à Vienne. L'écriture vient au secours de la mémoire, écrit-il, l'enfant retiendra mieux la forme d'une lettre quand il l'aura écrite.
      Pauline Kergomard, l'une des créatrices de l'école maternelle, écrit en 1886 (5): "un des procédés les plus rationnels, c'est celui de la lecture et de l'écriture simultanées". Elle dit aussi, parlant de l'écolier: " qu'il n'apprenne à lire que des mots qu'il peut comprendre, que des mots qu'il peut prononcer". Ainsi, l'écriture-lecture est associée au sens, elle est associée au langage oral dès le départ. L'écriture tient une place privilégiée, car " écrire fait découvrir la lecture au lieu de l'imposer". L'article 17 du Règlement des écoles maternelles du 2 août 1881 est ainsi rédigé: "La lecture et l'écriture seront, autant que possible, enseignées simultanément".
      Les travaux de Maria Montessori (6) s'inscrivent également dans la tradition sensualiste. Pour enseigner les enfants arriérés, elle s'initie aux méthodes d'Itard et de Seguin. Le matériel de Montessori , ainsi que sa démarche, reprennent la méthode de Seguin: "Conduire l'enfant de l'éducation du système musculaire à celle du système nerveux et des sens (...) de l'éducation des sens aux notions, des notions aux idées, des idées à la morale". Maria Montessori applique cette méthode à l'apprentissage de l'écriture et de la lecture des jeunes enfants de l' âge de l'école maternelle: "L'expérience m'a menée à faire une distinction bien nette entre l'écriture et la lecture. Les deux acquisitions ne sont pas simultanées, l'écriture précède la lecture (...). Notre méthode pour l'écriture prépare la lecture de façon à en rendre les difficultés presqu'insensibles". Dans un premier temps, les sensations visuelles et tactilo-musculaires sont associées au son alphabétique. On fait toucher à l'enfant, dès l' âge de quatre à cinq ans, des lettres calligraphiées, recouvertes de toile émeri, dans le sens de l'écriture. Il a plaisir à répéter ce geste, les yeux fermés.
      Quand la maîtresse fait voir et toucher la lettre de l'alphabet, les sensations visuelles, tactiles et musculaires , interviennent simultanément , l'image du signe graphique se fixe alors en un temps bien plus bref que la seule image visuelle par les méthodes ordinaires. La mémoire musculaire est plus tenace chez le petit enfant, écrit encore Maria Montessori. Ces images sont associées aux sensations auditives de l'alphabet. L'enfant devra savoir comparer et reconnaître les figures en entendant les sons qui y correspondent. Il devra savoir prononcer le son correspondant aux signes graphiques. "La lecture et l'écriture sont mêlées embryonnairement, écrit encore Maria Montessori. Quand on présente la lettre en émettant le son, l'enfant en fixe l'image avec son sens visuel et en même temps, avec son sens tactile et musculaire".
      En s'inscrivant dans la tradition sensualiste, Maria Montessori est amenée à décrire les liaisons qui s'établissent au cours de l'apprentissage. L'aspect individuel de sa pédagogie la raccorde, sans référence de sa part, à la conception républicaine de l'institution des enfants. En effet, l'enseignement élémentaire s'adresse à des individus, il suppose l'individualisation de la pédagogie, et s'inscrit ainsi dans le projet républicain (7): "Par l'instruction, écrivait Marie Jean de Condorcet, la raison de chacun s'éduque et fait apparaître la conscience du bien commun, la citoyenneté devient le développement, et non la négation de l'individualité". Condorcet écrivait encore : "l'instruction s'adresse à chacun dans l'école et non à des groupes ". Là s'arrête la ressemblance avec Maria Montessori. Jean Louis Poirier (8), parlant de la IIIe République, écrit à propos de l'enseignement élémentaire: "L'école est le lieu où l'on s'élève à l'abstraction et où le savoir s'acquiert à partir de ses éléments selon l'ordre des raisons".
      Mais c'est Louis François Antoine Arbogast (9) qui a le plus clairement exprimé l'importance des éléments dans l'enseignement primaire. Ce qui est élémentaire n'est pas une simplification arbitraire ou caricaturale , ce sont les meilleurs savants de chaque discipline qui doivent dégager les éléments. Louis François Antoine Arbogast, collègue de Condorcet au Comité d'Instruction publique, est à l'origine du décret sur la composition des livres élémentaires (octobre 1792). Il s'agit, par les savoirs élémentaires, d'apprendre à penser par soi-même. Il écrit, dans son "Rapport et projet du décret sur la composition des livres élémentaires destinés au grand public": " Je dis les premiers savants, car il n'y a que les hommes supérieurs dans une science, dans un art, ceux qui en ont sondé toutes les profondeurs, ceux qui en ont reculé les bornes, qui soient capables de faire des éléments où il n'y a plus rien à désirer". C'est par l'analyse que sont dégagés les éléments : "L'analyse est aux sciences, elle est à l'enseignement, ce que la liberté est aux constitutions politiques; l'une et l'autre font sentir à l'homme sa dignité et contribuent à sa perfection".

L'apprentissage de l'écriture et ses liens avec la lecture

      Beaucoup de livres destinés aux enseignants paraissent sur la lecture, mais bien peu sur l'écriture. Le plus souvent, l'écriture est réduite à l'aspect technique, sans lien avec le langage écrit. Les rapports de l'écriture avec la lecture ne sont pour ainsi dire jamais étudiés, comme si ces apprentissages ne devaient rien l'un à l'autre.
      Il n'en a pas toujours été ainsi. Le lien de l'écriture avec la lecture a marqué les progrès de la scolarisation des enfants. L'écriture-lecture a été la méthode de l'Ecole de la République. Mal appliquée, elle est à présent rejetée par les théoriciens de la lecture qui préconisent l'usage exclusif de méthodes globales (10). Dans leur conception, l'écriture ne contribue pas à l'apprentissage de la lecture, qui devient une pure performance visuelle. Elle doit même lui succéder, on doit apprendre à écrire après avoir appris à lire, ce qui nous ramène à une époque antérieure à l'Ecole de Jules Ferry.
      Si on parle beaucoup d'échec dans les apprentissages, il n'y a pas de réel débat sur la lecture. Ce débat est en réalité confisqué par les tenants des méthodes globales qui le monopolisent. Ils prétendent d'ailleurs que la " querelle des méthodes est dépassée", pour masquer leur préférence, et ne pas qualifier de globale la méthode qu'ils préconisent, car elle a mauvaise réputation chez les parents d'élèves. Cette mauvaise réputation a pour origine des expériences qui ont eu des effets désastreusement durables dans les années 195O. C'est pourtant à eux qu'on s'adresse pour les bilans, la rédaction des rapports officiels, la formation des maîtres et des inspecteurs. Si bien qu'il devient impossible de faire connaître d'autres explications de l'échec, et des difficultés actuelles à faire apprendre à écrire et à faire lire les enfants.
      Car deux phénomènes se conjuguent et contribuent à rendre les apprentissages plus difficiles. D'une part, des facteurs internes à l'école, liés aux modes pédagogiques et à leur retentissement sur la formation des maîtres. D'autre part, des facteurs liés à une autre économie du temps des enfants où le divertissement tient une grande place. Le temps libre consacré à la lecture ne suffit pas pour en faire une activité réellement automatisée. Il faut en effet mettre en place les automatismes de base et ensuite automatiser la lecture courante pour savoir lire de façon définitive.
      La lecture, l'écriture, le calcul, constituent des automatismes acquis. Leur automatisation en fait des outils indispensables à l'acquisition de la plupart des disciplines scolaires et à l'exercice de nombreuses activités professionnelles. Pourquoi parler d'automatismes acquis? Parce qu'il est nécessaire, par exemple pour l'écriture, d'avoir automatisé le mouvement, la forme des lettres, la trajectoire des mots, l'orthographe, la vitesse, pour que puisse s'exercer sans entrave la fonction d'élaboration du sens. La rédaction d'un texte et sa ponctuation constituent le contenu sémantique de l'acte d'écrire, ce sont les seuls aspects qui doivent rester conscients, tandis que tout le reste doit être entièrement automatisé. Il en va de même pour la lecture et le calcul, activités qui comportent des aspects entièrement automatisés et d'autres qui demeurent conscients et qui concernent la compréhension du sens dans le lecture et le but des opérations à exécuter dans le calcul.
      Trois familles de méthodes de lecture sont décrites par Ferdinand Buisson (11). Les méthodes synthétiques fondées sur la combinaison des lettres et des syllabes. Les méthodes analytiques qui partent des mots entiers. Les méthodes d'écriture-lecture fondées sur l'enseignement simultané de la lecture et de l'écriture ou sur l'enseignement de l'écriture substitué à celui de la lecture. Ferdinand Buisson présente un bilan de ces méthodes, élaboré à partir du témoignage d'enseignants expérimentés: "Les méthodes à marche analytique sont beaucoup moins nombreuses et n'ont pas reçu du public enseignant un accueil très favorable (...). Avec la méthode analytique-synthétique d'écriture-lecture, combinée avec les leçons de choses et de langue nous sommes arrivés au dernier stade de perfectionnement réalisé par la pédagogie moderne".

Le rôle des sens dans la connaissance

      C'est de façon très spéculative qu'on s'est d'abord interrogé sur le rôle des sens dans la connaissance. Leur action est-elle spécifique, peut-elle être globale, et comment s'opère alors leur liaison dans la connaissance de l'objet et de l'espace?
      Le problème de Molyneux porte sur les rapports de la vue et du tact. On fait l'hypothèse qu'un aveugle de naissance recouvre la vue. Avant cela, on lui a appris à distinguer par le toucher un cube et un globe du même métal et sensiblement de la même taille. Pourra-t-il les identifier seulement par la vue? (12) Une des questions soulevées par ce problème concerne les rôles respectifs du tact et de la vue, et aussi la possibilité pour la vue de se suffire à elle-même, sans l'intervention des autres sens. Pour Locke, l'aveugle-né n'a pas la combinaison du tact et de la vue, ce qui l'empêche de distinguer le globe du cube. Pour Condillac, l'aveugle-né distinguera le globe du cube parce qu'il reconnaîtra les idées qu'il s'en était faites par le toucher. Le point de vue de Berkeley est déjà intégrationniste quand il dit : "Nous pouvons exercer ces deux sens à la fois et par là former des liaisons entre les perceptions et les idées introduites par la vue et par le toucher; mais les perceptions qui nous viennent immédiatement de ces deux sens n'en demeurent pas moins distinctes et dissemblables(...). Elles peuvent s'associer, s'unir; mais cette union quelque étroite qu'elle soit, ne les fait point changer de nature".

      Les commentaires de Mérian sur "l'origine de la confusion habituelle des objets de la vue avec ceux du toucher" méritent d'être rapportés : "Dès notre naissance nous avons joui de tous nos sens : leurs impressions se sont introduites en foule par les cinq portes par lesquelles nous communiquons au monde matériel et à force de se répéter leurs images se sont gravées dans la mémoire. De là, il a du naître des mélanges de perceptions et d'idées. De tous nos sens, il n'en est point d'aussi confondus ensemble que le sont le toucher et la vue. La raison en est simple : c'est qu'il n'en est point que nous ayons plus d'occasion d'exercer et d'exercer en même temps. Par cet exercice continuel et simultané, certaines qualités visuelles et certaines qualités de tact sont devenues comme inséparables; et malgré leur hétérogénéité, leur association constante nous a engagés à leur donner les mêmes noms". On doit relever la place essentielle accordée au toucher : "Il n'y a point de sens qui nous intéresse autant que le toucher, puisque de lui dépendent le salut ou la destruction de notre corps (...) le tact nous a permis de voir à distance, c'est lui seul qui peut nous l'apprendre".
      Mérian rappelle dans son septième mémoire, que George Berkeley est à l'origine de l'idée reprise ensuite par Etienne de Condillac selon laquelle le toucher veille à l'instruction de chaque sens. Etienne de Condillac (13) veut montrer que par leur union, les sens nous donnent toutes les connaissances nécessaires à notre conservation :" C'est donc des sensations que naît tout le système de l'homme, système complet dont toutes les parties sont liées, et se soutiennent mutuellement ". Condillac s'interroge sur l'apport spécifique de chacun des sens à la connaissance que nous avons du monde extérieur. La place privilégiée que tient le toucher dans son système a peut-être inspiré les méthodes d'écriture-lecture: "Nous avons prouvé qu'avec les sensations de l'odorat, de l'ouïe, du goût et de la vue , l'homme se croirait odeur, son, saveur, couleur et qu'il ne prendrait aucune connaissance des objets extérieurs". C'est en effet le toucher qui permet à l'oeil de juger des grandeurs, des figures, des situations, des distances.
      Mais le toucher ne devient efficace que dans le mouvement, il faut que la main, principal organe du tact, explore l'environnement , le corps propre et les objets.

Qu'est-ce que savoir lire et écrire aujourd'hui aux différents niveaux de l'école primaire

      Les compétences que doivent acquérir les enfants au cours de leur scolarité primaire demeurent fondamentalement les mêmes, puisqu'il s'agit de maîtriser le langage écrit dans ses différents usages.
      Il paraît nécessaire de le redire aujourd'hui, car une idée domine la pensée des transformateurs de l'école: on ne lirait plus de la même manière à présent. Cela, parce que la lecture ne serait plus l'exclusivité d'une élite savante et cultivée. Aujourd'hui , on doit lire et apprendre à lire de manière fonctionnelle , des écrits eux-mêmes fonctionnels, dont le support principal n'est plus le livre. Cette conception "politiquement correcte" de la lecture est diffusée dans les lieux de formation des maîtres et dans les associations pédagogiques.
      Revenons aux compétences. Leur acquisition demeure singulière: chaque enfant doit y parvenir selon des cheminements qui lui sont propres et qui débouchent sur un savoir commun. Mais pour cela, l'école doit créer et conserver les conditions permettant la maîtrise des habiletés qui sous-tendent la mise en place des différents facteurs du langage écrit. Ces conditions présentent un caractère artisanal qui, s'il est négligé, débouche sur des troubles d'apprentissage.
      Il existe des différences entre les enfants qui se manifestent au cours de l'apprentissage. Leur origine est diverse : personnelle, familiale et sociale, pédagogique. L'école doit pouvoir assurer des conditions pédagogiques telles que chacun puisse écrire et lire correctement dans les diverses situations scolaires et extra-scolaires qui impliquent, suivant les cas , un usage obligatoire ou volontaire de ces activités. Pour cela, elle doit viser l'efficacité dans ses démarches pédagogiques, en prenant en compte le fait qu'elle scolarise des enfants téléspectateurs, dont le temps consacré à la lecture volontaire est réduit, parfois même il est nul.
      L'impuissance actuelle à maîtriser la lecture et à la conserver a de multiples raisons, scolaires et extra-scolaires. Les raisons extra-scolaires sont liées dans certains cas à l'absence ou à l'insuffisance de la lecture volontaire. Les raisons scolaires proviennent parfois de démarches qui, limitant trop souvent l'apprentissage au seul entraînement visuel , séparent la lecture de l'écriture et réduisent cette dernière à sa seule dimension technique.

L'acquisition des compétences

      Toute méthode qui prétend enseigner la lecture sans enseigner simultanément l'écriture rend plus difficile l'acquisition du langage écrit et plus précaire sa conservation. L'apprentissage de l'écriture comporte en effet des aspects communs avec celui de la lecture et des aspects spécifiques.
      Les aspects spécifiques concernent la technique de l'écriture. L'enfant doit apprendre à tenir l'instrument scripteur. A adopter une position permettant un libre déploiement du geste , sans bloquage, sans fatigue, et laissant constamment visible ce qu'il est en train d'écrire. A respecter la forme et la trajectoire usuelle des lettres et des mots. A calligraphier une écriture liée, qui ainsi pourra demeurer lisible quand elle se schématisera, lors du passage à l'écriture rapide , à la fin de la scolarité primaire. A automatiser les postures (différentes pour les gauchers) et l'écriture liée, pour en faire un outil conceptuel au service de l'expression écrite.
      Les aspects communs concernent l'apprentissage du langage écrit. L'écriture est la jonction de deux procédés d'expression, oral et graphique, et la substitution à la parole d'un signe visuel. C'est le substitut graphique du langage. Apprendre à écrire, c'est donc apprendre à restituer la continuité du langage à l'aide des éléments discontinus que sont les lettres et les mots. Les différentes situations scolaires d'apprentissage de l'écriture (copie, dictée, rédaction) impliquent l'acquisition simultanée de la lecture et de l'écriture. La lecture à voix haute et la dictée permettent l'apprentissage de la ponctuation qui se greffe sur les pauses de la voix. Il convient donc de ne supprimer aucun de ces exercices scolaires classiques , indispensables à la réussite de l'apprentissage du langage écrit, et à sa conservation. La conservation des compétences est liée à leur automatisation. Sans automatisation, les acquisitions demeurent fragiles, et l'on voit se multiplier les cas de perte progressive de la lecture au cours de la scolarité primaire.

Le développement des compétences: culture d'usage et culture de transmission

      Les compétences dans le domaine du langage écrit se développent et s'enrichissent par l'entraînement à lire et à écrire dans des circonstances variées , permettant le passage de l'activité obligatoire à l'activité volontaire.
      Toutes les situations scolaires impliquent, à des degrés divers, l'usage de l'écriture et de la lecture qui, de but des apprentissages, deviennent ainsi un moyen d'accéder aux connaissances, mais pas seulement. L'appropriation du langage écrit rend possibles des usages variés et personnels, favorisant l'information et l'échange. Elle est aussi la source de satisfactions de nature ludique , esthétique et culturelle. Elle permet l'accès à la littérature , à la poésie et à l'histoire, qui ouvriront l'enfant aux meilleurs aspects des créations humaines. Il pourra ainsi passer d'une culture d'usage actuellement privilégiée par l'école, à la culture de transmission qui façonnera sa sensibilité et son imagination, et qui lui permettra de s'ouvrir au monde non immédiatement matériel.
      Si l'école parvient à initier les enfants à la diversité des fonctions du langage écrit, sans mettre délibérément de côté la culture de transmission, chacun pourra trouver ce qui lui convient. L'école contribuera ainsi à la création du désir puis de l'habitude de lire d'écrire, et de penser. Devenue une activité volontaire, la lecture s'entretiendra et se développera d'elle-même, par le plaisir de lire et par la recherche de livres nouveaux , hors du cadre scolaire (14) (15) (16) (17).

L'effort de la pensée: la lecture à voix haute et l'accès au sens

      En travaillant sur le langage écrit de l'enfant, j'ai été amenée à étudier l'évolution de la ponctuation spontanée au cours des cinq années d'école primaire (18). La ponctuation spontanée de l'enfant a été étudiée dans une épreuve de rédaction. Je reprendrai ici quelques extraits de ce travail, afin de montrer l'importance de la lecture à voix haute au cours de l'apprentissage. La lecture à voix haute a été mise en cause par les tenants des idées mises actuellement en application dans l'apprentissage de la lecture , afin de justifier un modèle théorique du bon lecteur. Or lire à voix haute permet de montrer qu'on sait lire, mais pas seulement. En lisant à haute voix on apprend aussi à décrypter le sens. Ce décryptage nécessite en effet l'entraînement de l'enfant à pénétrer dans un texte grâce aux signes de la ponctuation, qui constituent un guide et aussi un moyen de maîtriser le sens.
      "Il semble difficile de dissocier de l'organisation progressive du langage écrit de l'enfant, la ponctuation, qui constitue un support à la mise en ordre des idées. La ponctuation résulte d'un apprentissage. C'est par la dictée et par la lecture que l'enfant est initié à la ponctuation. On peut distinguer deux niveaux de la lecture à voix haute. Au premier niveau, il s'agit de transformer le langage écrit en langage oral. La ponctuation donne des indications sur la hauteur de la voix et sur les silences: le point fait baisser, le point d'exclamation fait monter, les virgules, les points virgules et les points indiquent les silences. Le découpage du texte correspond à deux nécessités: une nécessité physiologique- reprendre le souffle; une nécessité intellectuelle- le découpage du texte est en rapport avec l'enchaînement des idées.
      "Au second niveau correspond l'accès à la compréhension du texte, ce qui s'exprime dans l'intonation donnée à la voix : l'expression se manifeste dans l'intonation, l'expression vient du sens du texte. L'enfant peut respecter la ponctuation dans la lecture, c'est-à-dire moduler sa voix, sans comprendre le texte. Cependant, la ponctuation constitue un guide à la compréhension. La modulation de la voix, guidée par la ponctuation , constitue un facteur perceptif de la compréhension du texte; l'expression liée à l'intonation, est en rapport avec le sens , elle est de nature plus intellectuelle. En permettant la transformation du langage écrit en langage oral, la ponctuation dans la lecture permet d'atteindre la signification du texte par le biais d'une concrétisation dont la manifestation est la modulation de la voix.
      "Par contre dans la rédaction, il s'agit d'élaborer le langage écrit. La ponctuation dans la rédaction est fonction de la structure logique, l'enfant doit maîtriser sa pensée, c'est-à-dire donner des repères. En canalisant l'oral dans l'écrit, l'enfant doit codifier la modulation de son propre discours pour le transformer en langage écrit compréhensible. Il ne s'agit plus d'une concrétisation mais d'un phénomène inverse, d'une abstraction. Ce que doit permettre la ponctuation, c'est un découpage de la continuité orale en fragments.
      "Cette opposition entre la signification de la ponctuation dans la lecture et dans la rédaction montre d'abord qu'il ne peut pas y avoir de transfert direct de l'une dans l'autre. Elle met en relief également la difficulté particulière que présente l'usage de la ponctuation dans l'écriture qui d'emblée, se présente comme une abstraction : il s'agit de découper son propre discours en fragments et d'indiquer des relations entre ces fragments. La juxtaposition (. , ;) , le second fragment explique le premier (:). Dans d'autres cas ( ? !) , on donne à un fragment unique une certaine valeur, question, exclamation. Au découpage correct correspond un niveau évolué de la pensée avec installation de repères dans le temps et dans l'espace. En ce sens, suivre les étapes d'acquisition de la ponctuation, c'est suivre également celles de la mise en ordre des idées. Il s'ensuit qu'on ne peut atteindre les étapes importantes de l'acquisition de la ponctuation dans la présence des différents signes. Pour dégager des éléments évolutifs qui manifestent l'intégration de la ponctuation au langage écrit, il faut étudier parallèlement l'évolution du contenu du langage , c'est-à-dire les idées exprimées, et leur mise en ordre par la ponctuation.

Les rapports entre la ponctuation et la pensée : ponctuation mélodique et ponctuation sémantique

      "L'analyse des documents montre qu'il n'y a pas une évolution de la ponctuation qui va suivre de façon rigide celle du langage écrit. A chaque étape du langage écrit correspondent différents niveaux de la ponctuation. Cependant les progrès, s'ils ne sont pas linéaires, dépendent malgré tout du développement de la pensée de l'enfant. Grosso modo, on peut distinguer trois niveaux d'usage de la ponctuation. A un premier niveau , il est formel et correspond à un usage purement formel, visuel ou ludique des signes. A un second niveau , il est mélodique et respecte les pauses de la voix , le signe se greffe ou se substitue au mot de liaison de nature orale. A un troisième niveau, il est sémantique et devient un support de l'expression du langage écrit.
      "A quoi correspond cette évolution de la ponctuation? A l'évolution du langage écrit, lui-même dépendant de l'évolution de la pensée (...). Il y a, en gros, trois plans de la pensée qui se dégagent de l'analyse du matériel : le plan subjectif, le plan spatio-temporel, le plan objectif. L'évolution se fait par une intégration progressive des formes primitives dans des formes plus complexes. C'est le système conceptuel qui est basé sur l'intégration, la pensée multiplie ses supports et ses références dans l'évolution du langage écrit.
      "A cette évolution de la pensée correspond une évolution de la ponctuation qui ne la suit pas de façon mécanique. L'absence de ponctuation ou l'usage formel de la ponctuation peut apparaître aux différents plans. Cependant, la ponctuation mélodique, c'est-à-dire greffée sur les pauses respiratoires apparaît dès l'énumération. Dans la description, la spécificité du rôle du point et de la virgule se manifeste, elle correspond à l'apparition des premiers repères abstraits. Avec le perfectionnement des repères temporels elle peut devenir grammaticale, c'est-à-dire non plus se moduler sur le langage oral, mais sur un type de langage écrit conventionnel, le langage écrit scolaire. Quand les repères se multiplient , on observe une régression de la ponctuation qui se raréfie. La modulation est partielle, se limitant aux séquences globales , sans nuancer le détail des arguments: manifestation d'un conflit entre l'usage grammatical et l'usage sémantique.
      "En somme, la difficulté essentielle dans l'usage de la ponctuation réside dans le passage du niveau mélodique au niveau sémantique, ce passage correspond à l'apparition du plan objectif dans l'évolution de la pensée de l'enfant.
      L'enfant qui débute dans la lecture s'initie d'abord à l'usage mélodique de la ponctuation, pour parvenir progressivement au niveau sémantique, à l'aide de textes qui lui sont accessibles. La maîtrise du sens dépend des compétences lexiques et conceptuelles de l'enfant.Il semble évident que l'élimination de la lecture à voix haute peut compliquer l'apprentissage de la lecture. Cette élimination procède d'une conception selon laquelle l'écrit ne doit rien à l'oral. Cette conception mise en oeuvre dans la pédagogie actuelle, restreint les possibilités d'accéder au sens dès le début de l'apprentissage. On peut ainsi fausser de manière durable les automatismes de base en créant des obstacles non nécessaires, au nom d'une orthodoxie scientiste. Car le modèle impérieux du bon lecteur est celui d'un enfant qui serait capable de comprendre un texte sans jamais l'oraliser, au risque de ne jamais savoir lire.

Références

(1) Jean de la Viguerie, L'institution des enfants. L'éducation en France, 16e-18e siècle, Calmann-Lévy, 1978.
(2) P. Giolitto, Histoire de l'enseignement primaire au XIXe siècle. T.I L'organisation pédagogique et T.II Les méthodes d''enseignement, Nathan, 1983.
(3) Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, Hachette, 1911.
(4) Méthode Cuissart, Enseignement pratique et simultané de la lecture de l'écriture, de l'orthographe et du dessin, Paris, Librairie Picard et Kaan, 8Oe éd.
(5) Pauline Kergomard, L'éducation maternelle à l'école, Hachette, 1974.
(6) Maria Montessori, Pédagogie scientifique, Desclée de Brouwer, 1952.
(7) La République et l'école. Une anthologie, Presse Pocket,1991 Textes choisis par Charles Coutel. Voir le chapitre premier :"La République institutrice du peuple".
(8) La République et l'école, op. cit. voir p.68.
(9) La République et l'école, op. cit. voir le Chap. 3 :"La République enseignante et les savoirs élémentaires".
(10) F. Lurçat et L. Lurçat, Le désastre de la lecture, Esprit, février 1989. Ce texte est repris dans : F. Lurçat, L'autorité de la science, Paris, Cerf, 1995.
(11) F. Buisson , Dictionnaire pédagogique, Paris, Hachette, 1911 (première éd. 1882).
(12) J. B. Mérian, Sur le problème de Molyneux, Paris, Flammarion, 1984.
(13) Condillac, Traité des sensations. Traité des animaux , Paris, Fayard,1985.
(14) L. Lurçat , Etudes de l'acte graphique, Mouton, 1974.
(15) L. Lurçat, L'activité graphique à l'école maternelle, ESF, 4e éd. 1988.
(16) L. Lurçat , L' écriture et le langage écrit de l'enfant, ESF,1985.
(17) L. Lurçat, L'exploration des facteurs non linguistiques de l'écriture, Cahiers des CMPP, 5, 1988.
(18) L. Lurçat , L'écriture et le langage écrit de l'enfant. Voir chapitre 8 : L'acquisition de la ponctuation , op. cit.


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