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Lettre au Recteur

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Monsieur le Recteur,

      J’ai l’honneur de vous écrire pour vous dire combien un professeur de lettres qui a consacré une grande partie de sa vie à son métier, dont les compétences ont été reconnues par des concours, par des rapports d’inspection élogieux tout au long de sa carrière, se trouve désorienté devant les nouveaux textes officiels.

      On me demande d’enseigner l’inverse de ce que j’ai enseigné jusqu’à présent. Si mes méthodes pédagogiques sont la cause de l’échec scolaire grandissant, comment se fait-il que toute ma hiérarchie s’en soit toujours montré satisfaite ? Mes supérieurs se trompaient-ils sur mes compétences ? Les élèves de milieux défavorisés à qui j’ai permis, grâce à un enseignement exigeant, de poursuivre des études supérieures difficiles, auraient-ils été victimes d’une aliénation regrettable ?

      J’ai toujours pensé qu’un professeur ne pouvait élever ses élèves que s’il leur donnait le sens de l’effort, de l’obstacle à surmonter. N’est-ce pas en effet la première condition pour " apprendre à apprendre " ? On me demande maintenant de gommer, dans mon enseignement, toute situation de ce type. C’est paraît-il un traumatisme qui nuit à l’épanouissement de l’enfant. Je ne devrais donc plus persévérer lorsqu’un exercice n’est pas assimilé, mais en changer aussitôt. Je devrais ainsi initier les élèves à une douzaine d’exercices écrits différents. En un an, cela implique qu’il n’est pas possible de revenir sur un exercice pour que l’élève puisse s’améliorer. En quoi, alors, puis-je encore être utile à mes classes ?

      J’ai toujours voulu former mes élèves à l’observation et à l’analyse rigoureuse. Cela exige une propédeutique de la concentration et de la lenteur, de l’acceptation du temps qui passe. On me demande maintenant un zapping effréné, plus proche du rythme de vie des jeunes. Il faudra, à l’intérieur de chaque séquence, mélanger sans cesse apprentissage de la grammaire, de l’expression, de l’analyse, et de la littérature. Qu’importe la confusion mentale, pourvu que l’enfant échappe à l’ennui… Je n’ai jamais pensé que mon autorité auprès de mes élèves relevait de mes dons de bateleur.

      J’ai toujours pensé que je les rendrai plus libres en les formant à l’esprit critique. On me demande maintenant d’abandonner cette exigence en privilégiant, par des exercices d’invention comparables à ceux du collège, la profération sur l’opinion, sur le doute, et sur la démonstration. Comment pourrais-je à la fois les conforter dans l’idée que toute opinion est juste, du moment qu’elle est personnelle, et en faire des citoyens attentifs à l’opinion d’autrui, et capables, sans outils d’analyse critique, de résister à la force des aliénations séduisantes – politiques, sociales ou mercantiles – qui les assaillent ?

      L’École devait former des citoyens qui avaient conscience d’appartenir à la même cité ; qu’il fallait pour cela transmettre aux élèves un patrimoine et une culture commune, une mémoire seule garante d’identité et de liberté. On me demande maintenant d’en faire des Immémoriaux en gommant de mon enseignement toute exigence de culture littéraire solide. Au lieu d’être appuyé sur les grands auteurs, sur une progression de l’histoire littéraire qui leur permet de juger et de comparer le présent à la lumière d’un passé qui l’a engendré, on réduit mon enseignement à celui de la communication : il ne s’agit plus, à travers l’étude " des genres et des registres ", que de réduire l’extraordinaire richesse de notre patrimoine littéraire à quelques comportements psychologiques primaires : " les grandes catégories d’émotion et de sensibilité " (documents d’accompagnement des programmes de français). Qu’auront en commun les générations futures, si Rabelais et Montaigne, Molière et Racine, Voltaire et Rousseau, Stendhal et Hugo, ne constituent plus un lieu commun à tous, un patrimoine partagé ?

      Enfin, Monsieur le Recteur, j’ai toujours pensé que plus j’étais exigeant sur le contenu de ce que j’enseignais, plus je donnais aux élèves des milieux défavorisés une chance de les arracher à leur milieu. On me demande maintenant, par des contenus allégés, et des épreuves de baccalauréat qui se rapprochent de celles du collège, d’abandonner ces ambitions, et ces enfants à leur sort. Car tout ce que je ne leur donne pas, seuls le milieu, la sollicitude familiale… ou l’enseignement privé et payant pourront désormais le leur offrir.

      Et ce n’est pas pour une telle école que j’ai choisi ce métier.

      Je vous prie d’agréer, Monsieur le Recteur, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

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