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En haine du savoir

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Avertissement : A l'heure où la dégradation des conditions d'enseignement apparaît à tous comme une évidence, mais où le gouvernement de Lionel Jospin achève d'accomplir les réformes voulues par Claude Allègre, il nous semble temps de souligner une certaine complaisance idéologique de gauche envers la déscolarisation de l'école, ce soupçon par exemple porté sur l'enseignant en particulier et sur l'Etat en général, comme porteurs d'autorité, et à ce titre a priori suspects ? Quel que soit l'adjectif dont on l'affuble, post-moderne, libertaire ou autre, cette complaisance renforce, démultiplie la tendance néolibérale. C'est pour enrayer cette dérive, pour poser les premières pierre, d'abord par le refus, d'une alternative, que nous vous soumettons ce texte. Puissiez-vous être nombreux à le signer !


      L’école d’aujourd’hui amplifie bien davantage les inégalités sociales qu’il y a trente ans, toutes les études le montrent : non seulement la gauche au pouvoir n’a rien fait contre, mais elle a aggravé la situation dans des proportions tragiques. Au lieu d’en tirer les conséquences, chaque réforme poursuit la même politique dévastatrice, s’acharnant à stigmatiser de façon plus ou moins ouverte le conservatisme des professeurs et à déscolariser de fait l’enseignement tout entier. Nous ne voulons plus être les complices de la démolition d’une institution dont les lycées sont encore enviés à l’étranger, mais à laquelle on ne cesse d’opposer le modèle anglo-saxon, dont les ravages sont pourtant connus.

      Sachons donc rappeler quelques principes aujourd’hui méprisés, et quelques constats de bon sens : les réformes actuelles subordonnent l'école à des exigences économiques ou sociales dans une perspective strictement utilitariste ou, pire, la soumettent à la loi du marché, avec pour seule conséquence de la dénaturer complètement. La finalité de l'école, c'est pourtant la transmission du savoir : l'école doit transmettre le savoir pour former l’homme à la liberté, une liberté pleine et entière qui ne soit pas cette douteuse " employabilité " de la Commission européenne, cette " autonomie " qui n’a d’autonomie que le nom. Les autres objectifs, par exemple développer la personnalité, accéder au marché du travail ou former le citoyen, en découlent directement, mais ne sauraient être placés avant sans danger. C’est cet ordre dans les priorités qui donne à l’institution toute sa légitimité.

      L’école doit permettre à un esprit de déterminer la pertinence d’un raisonnement, élaborer la façon dont se recherche la vérité, pour que l’individu puisse ensuite se déterminer en conscience : tout le monde est d’accord là-dessus. Mais si l'école ne remplit plus cette mission aujourd’hui, ce n’est pas parce que le " public " a changé ou que les professeurs ne veulent pas s’adapter, c’est qu’elle ne s’en donne plus les moyens, tout simplement, et notamment par relativisation des connaissances. A écouter les concepteurs des programmes, tout est opinion. A force d’étendre ainsi le soupçon sur les différents savoirs, à force de systématiser le doute, on a fini par accuser d’arbitraire le champ tout entier du savoir. Suivant en cela une certaine pensée de mai 68, on a refusé l’héritage, on a cru dangereux de transmettre la culture que les générations précédentes nous avaient laissée. Les réformateurs ne se sont pas rendus compte que cette politique était pire encore, que pour contester une loi, il fallait la connaître, que la richesse d’une certaine culture dite bourgeoise, celle des Lumières par exemple, est de permettre sa propre critique, son dépassement, et qu’en ne dispensant aucune culture, on offre pieds et poings liés les élèves à la dictature d’un éternel présent, à la société du spectacle et aux lois du marché.

      Il faut donc en finir avec cette vision absurde de la liberté qui consiste à penser qu’il ne faut rien imposer aux élèves. La préférence donnée aux textes fonctionnels, aux exercices d’application et à la paraphrase, au détriment des grandes œuvres littéraires ou de la démonstration par exemple, en même temps qu’elle assèche l’enseignement, qu’elle le mécanise, coupe l’enfant des ressources de l'imaginaire et de la théorie, seules capables de lui donner accès à une liberté pleine et entière et d’inventer l’avenir. On a fait triompher à l'école une véritable révolution culturelle, anti-intellectuelle, au prétexte que la culture est nécessairement conservatrice. Ce faisant, on a favorisé une politique encore plus réactionnaire : on a récusé pour les élèves le droit à l'apprentissage et à la connaissance. On a abandonné la transmission du savoir au nom d’un égalitarisme de façade, on a voulu faire du passé table rase, favorisant ainsi les enfants des catégories sociales les plus élevées, qui seules peuvent s’en sortir. La gauche au pouvoir a réussi cette monstruosité : une école qui casse l'égalité des chances, qui empêche l’ascension sociale.

      Avant toute nouvelle réforme, il convient donc de recréer les conditions de l’enseignement et de l’apprentissage. Le passage systématique dans la classe supérieure par exemple encourage les élèves à ne pas fournir les efforts requis. Il faut donc restaurer de toute urgence les valeurs de l’effort et du mérite, permettre les redoublements, et varier les propositions d’orientation – en multipliant les passerelles évidemment, pour qu’elle ne soit pas définitive. Il faut casser le mythe égalitariste, le discours sur la " démocratisation " notamment, qui dissimule la dégradation des exigences, à tous les niveaux, dont les épreuves du bac et du brevet sont les plus beaux exemples, sous des taux de réussite faramineux : résultat de manipulations honteuses, ce système est le creuset des inégalités et des dérives de toutes sortes. Quand l'école refuse de pratiquer une sélection pendant la scolarité obligatoire et impose un cursus unique, la sélection ultérieure n'en est que plus féroce, et sur des critères autrement plus arbitraires.

      Nous voulons attirer l’attention sur la tragédie de ces élèves en situation d'échec scolaire dès l'école élémentaire, sur la violence qu’ils subissent, tirés comme des boulets jusqu'à la fin du collège voire du lycée. C'est une machine à exclure qui a été mise en place, alors qu'il est possible de respecter les rythmes d’apprentissage, les rapports à la scolarité de chacun, dans une égale dignité, en proposant des cursus variés. Tout le monde perd à conserver le système actuel, à le renforcer : les bons élèves comme les mauvais, les premiers parce qu’ils font l'objet de la vindicte de leurs camarades et ne peuvent plus s'épanouir, les seconds parce qu’ils intériorisent année après année leur échec, parce qu’ils finissent par en faire une identité, et tous de devenir aigris, blessés, révoltés contre une injustice dont ils ne comprennent pas les causes.

      Sachons rompre avec ces fausses bonnes idées et vrais slogans que sont " l’élève au centre du système ", ou la " démocratisation du savoir ", qui ont imposé ce système éminemment pervers, tout sauf démocratique. Il est urgent de réhabiliter les valeurs fondatrices du travail, du savoir, du mérite. C'est parfaitement réalisable si l’on cesse de casser le baccalauréat, si l'on revient sur le mythe du collège unique et sur certaines méthodes de l'école élémentaire. La volonté de nier la spécificité humaine, de faire avancer tous les élèves au même pas, quels que soient leurs parcours, leurs aspirations ou leurs difficultés réelles, a été trop occultée. Le mépris qu’elle révèle produit de la violence lui aussi, que la complaisance idéologique et médiatique renforce, et légitime parfois. Dès lors qu'un élève peut aller de la sixième à la terminale sans les résultats qui le justifient, dès lors que l‘on interdit aux enseignants de transmettre eux-mêmes un savoir, c’est l'autorité des maîtres qui se trouve sapée dans son fondement – et au passage, insidieusement, le fondement de la société tout entière. Comment un professeur peut-il ensuite imposer son autorité, lorsqu'il n'a plus aucun pouvoir en matière d'orientation, lorsque sa pédagogie ou les modalités de son évaluation sont contestées sans arrêt, lorsque la hiérarchie occulte tous les phénomènes de violence et lui impute la responsabilité des conflits ? Si l'école offrait de nouveau de réelles possibilités de promotion sociale et cessait de se transformer en ce pur miroir aux alouettes de la démocratie, les élèves en feraient-ils un lieu de révolte ?

      Il convient donc d’en finir avec la politique démagogique de " l’élève au centre du système éducatif ", dont ne veulent ni les enseignants, ni les parents, ni les intéressés eux-mêmes, et qui n’a jamais été promue que pour contester le rôle du professeur. Il convient de rappeler cette évidence, d’exiger qu’elle soit enfin entendue et respectée, que l’école n’existe et n’a jamais existé que parce qu’elle place le savoir au cœur de son ambition. C’est là sa seule légitimité, c’est le droit fondamental dont on veut priver les élèves, et c’est ce que nous défendrons jusqu’à ses dernières conséquences.

      Pour que soit encore possible une école digne de ce nom, nous demandons en conséquence que les instances dirigeantes de l’Education nationale et de l’Etat se désolidarisent de la façon la plus nette avec cette politique suicidaire pour la démocratie, et réaffirment au plus haut niveau l'urgence d'une école du savoir, du mérite, en commençant par proposer dès le primaire des programmes à la fois réalistes et exigeants ; qu’elles tirent ensuite publiquement le bilan du collège unique (réforme Haby, 1975), de la création des cycles (loi Jospin, 1989), mais aussi des fourchettes horaires (Nouveau contrat pour l’école, Bayrou, 1995), des " activités transversales " et autres TPE (Ministères Bayrou, 1995, et Allègre, 2000), et plus généralement de la diminution des horaires consacrés aux disciplines fondamentales (entre autres réformes, celles de 1969 et 1995, bientôt aggravées par M. Lang, réduisant par exemple l’enseignement du français au CP de 15 heures à 9 heures hebdomadaires), dont l’effet général fut de diluer les apprentissages et de maintenir artificiellement tous les élèves dans une scolarité en apparence classique ; qu’elles restaurent enfin l'autorité du professeur – qui lui vient de son savoir, de son expérience, autorité légitime sans laquelle les élèves les plus en difficulté ne peuvent percevoir longtemps l'intérêt d'apprendre – en reconnaissant sa liberté pédagogique et en rétablissant le droit du conseil de classe à décider du redoublement et de l’orientation.

      On l’aura compris, ce ne sont pas là des recettes miracles, mais de simples mesures de première urgence. Si l’autorité du savoir n’est pas respectée par l’institution elle-même, ce sont les pires dérives, présentes et à venir, qui se trouvent légitimées, encouragées. C’est pourquoi tout le monde doit se saisir de ces questions : l’école est en danger, et à travers elle la démocratie.

 

Premiers signataires : Pedro Cordoba, co-directeur du département de langues romanes de l'université de Reims, pour l'association Reconstruire l'École ; Francesca Ferré, pour l'association Réflexion sur l'Enseignement de la Philosophie ; Jean-Baptiste Renault, pour le collectif Sauver les Lettres ; Isabelle Voltaire, du collectif Sauver les Maths ; Alain Chovet, professeur d'Electronique et de Physique des dispositifs microélectroniques à l'Ecole Nationale Supérieure d'Electronique et de Radioélectricité de Grenoble ; Alain Demouzon, écrivain ; Michel Fichant, professeur de Philosophie à l'université de Paris IV-Sorbonne ; Michel Liégeois, pour le site Antinomies ; Jean-François Mattéi, membre de l'Institut universitaire de France, professeur de Philosophie à l'université de Nice-Sophia Antipolis, auteur de La barbarie intérieure.


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05/2001


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