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La disparition programmée du latin...


La disparition programmée du latin comme référence culturelle majeure de notre enseignement général est à la fois absurde et injuste : elle va au rebours d'un véritable aggiornamento des études littéraires.

Des voix autorisées se sont exprimées à plusieurs reprises sur ce sujet et bien des arguments défensifs ont été avancés qui ont leur force et leur utilité, et ne sauraient être simplement mis au compte de la nostalgie et du conservatisme, sinon par le mauvais dessein de ceux qui veulent s'assurer une complicité involontaire dans la place assiégée. Mais comment ne pas s'étonner de voir le latin réduit à se défendre sur son précarré institutionnel quand tant de disciplines "barbares" et conquérantes campent sur son territoire, vivent plus que jamais de son apport, trouvent en lui le gage permanent de la validité historique et scientifique de leur démarche ? Comme si tout un chacun n'attendait que la mort officielle du latin et l'extinction de l'antique race des enseignants du trivium classique pour s'ébattre enfin - simpliciter et libere - dans le champ neuf et ouvert de la latinité... Car s'il s'était produit un changement de paradigme dans les études littéraires - pour parler le langage à la mode de l'universitaire débarrassé de son fardeau gréco-latin... -, on l'observerait dans le contenu des programmes, dans les sujets des concours ou des thèses, dans la terminologie des outils critiques de l'analyse textuelle ; mais par une de ces bizarreries imputables aux caprices ou aux défaillances de cette " chimie de l'intellect " qu'évoquait naguère Valéry, tout se passe comme si on voulait Jean-Pierre Vernant sans le grec, Georges Duby sans le latin, OEdipe sans Sophocle, Florence Dupont sans Sénèque, et encore R. Barthes, M. Foucault, le structuralisme, la linguistique générale, la nouvelle critique et l'ancienne rhétorique sans le passage obligé par les travaux et les apports des grands comparatistes des langues anciennes, Saussure, Meillet, Dumezil, Benveniste, Martinet etc, qui ont été les véritables inspirateurs des études littéraires contemporaines. Jamais nos manuels et nos cours n'ont été autant remplis de mots latins et grecs, sans la traduction bien sûr, qui altérerait la pureté des notions - et puis à quoi servirait d'être savant - que depuis cette résignation à la disparition effective des langues anciennes dans notre enseignement. Qu'on nous autorise un exemple caricatural, mais réel : lors d'une récente rencontre entre le jury de Français à l'E.N.S de Fontenay et les professeurs préparateurs des khâgnes, un collègue s'interrogeait honnêtement sur la capacité des candidats non latinistes à traiter les innombrables citations et références latines des Essais et des Mémoires d'outre-tombe ; le président du jury leur a répondu : " Ils devraient l'être - latinistes - ". Cette même école de Fontenay a fait diffuser au Journal Officiel une note où il était précisé que le latin n'était pas exigé à son concours d'entrée, pas même dans le cursus lettres modernes, note que les chefs d'établissement se sont empressés de communiquer aux professeurs et élèves concernés, et que nos collègues " modernistes " ne cessent de rappeler pour prendre acte de la désaffection du latin dans nos classes. Un autre exemple - il faudrait les multiplier et qu'un véritable débat s'installe sur ces malentendus et " curiosités " très significatives - : depuis l'introduction dans certaines classes de Lettres Supérieures d'une préparation spécifique aux Instituts d'Etudes politiques, cet enseignement par le jeu des options s'est retrouvé en concurrence contre nature avec le latin, parfois même avec ses horaires ; il suffit pourtant d'ouvrir le premier ouvrage venu de philosophie politique, a fortiori un manuel, pour s'apercevoir que le latin est pratiquement devenu une sorte de langue officielle de ces Instituts, les auteurs ne prenant pas même la peine, ou plutôt le risque - bien compréhensible - de traduire les notions fondamentales de la vie politique romaine ! " Ils ne sont pas latinistes ? Ils devraient l'être... "

La littérature moderne de Montaigne à Valéry est dans une large mesure une littérature latine ; la " latinité " de Baudelaire n'est pas une découverte de khâgneux précieux ou désuets ; plus près de nous des écrivains comme Marguerite Yourcenar, Claude Simon, ou de façon plus ludique Pascal Quignard se réclament du champ littéraire ouvert par l'humanisme, c'est-à-dire par l'identité latine de la langue française et l'on sait que la latinisation de notre langue s'est poursuivie jusqu'à l'époque contemporaine. Songeons seulement à l'extraordinaire matrice qu'a constituée les Métamorphoses d'Ovide pour la poésie moderne. Car le latin, et ce point nous paraît essentiel, n'est pas une langue ancienne parmi d'autres ; le latin est pour le français la langue ancienne : pour notre langue, l'étymologie même n'est pas seulement une archéologie ; le latin si insistant dans notre langue - et paradoxalement moins dans son origine que dans son développement et son expansion la plus moderne - nous entraîne toujours en amont des mots mais toujours au plus actuel des mots : l'" etumon " n'est pas le secret ni le caché ou l'oubli des mots ; il en est le visible et le perçu du sens ; ce qu'atteste l'enseignement des philosophes de Platon à Merleau-Ponty : " Parler, c'est se souvenir ".

Il est possible que nos collègues des langues germaniques qui ne sont pas en première ligne - ce n'est pas leur faire injure que de le dire - dans le combat pour la sauvegarde du latin puissent mener une réflexion particulière en constatant dans leur domaine propre l'hétérogénéité de la langue et de la littérature qu'ils enseignent et soient tentés par une sorte d'intégrisme disciplinaire. Quelle est la " langue ancienne " pour qui étudie Lessing ou Shakespeare ? Shakespeare écrit en anglais des tragédies romaines, ce qui n'est pas exactement le cas de Racine. Il ne faut pas trop solliciter les dogmes, d'ailleurs bien essoufflés, de la linguistique générale et de l'approche synchronique des langues. Le latin est la langue de culture de Shakespeare et probablement, comme, pour Montaigne, sa première langue. Imagine-t-on sérieusement un professeur non latiniste commentant Coriolan devant des élèves non latinistes ? Quel est l'intrus ? Et Racine, et Hugo ? Ils n'ont pas disparu des programmes du secondaire et du supérieur. Imagine-t-on le français enseigné comme une troisième langue vivante ? Pourquoi vivante ? Et jusqu'à quand ?

Les deux mesures conservatoires annoncées pour ne pas renoncer brutalement aux langues anciennes, l'optionnalisation du latin ou l'étude des textes latins en traduction nous paraissent inappropriées et illusoires. La mise en option. du latin ? Quels critères doivent raisonnablement décider de la mise en option d'une branche du savoir ? La nouveauté de ce savoir qui n'a pas trouvé sa place dans une discipline existante ? Mais qui qualifiera, sans humour, le latin de savoir nouveau ou non intégrable? L'équivalence constatée dans un. paradigme de disciplines, celui des langues par exemple ? Or, c'est une évidence le latin n'est commutable avec aucune autre langue, et certainement pas avec le grec ; l'alternative souvent envisagée et déjà proposée : latin ou grec, n'est justifiée ni par la tradition, ni par l'usage, ni par le bon sens. Le grec n'est pas pour le français la langue ancienne. La seule question qui pourrait, devrait continuer à se poser pour certaines disciplines, la philosophie, l'histoire ancienne par exemple, est celle de leur incontournable complémentarité ; il en va sans doute aussi, dans l'enseignement de la critique littéraire en particulier, de ce que parler veut dire. Il est d'ores et déjà cocasse de voir certains manier avec frénésie les notions genettiennes - dont chacun reconnaît la fécondité - de prolepse, analepse, paralipse - se scandaliser que les étudiants ne les identifient pas avec allégresse dans les textes, et rester douloureusement cois quand la curiosité raisonnablement aiguisée de ces mêmes étudiants exige, au-delà de la signification lourdement glosée de ces notions, une explication étymologique qui s'avère, de fait, immédiatement éclairante... Une autre solution avancée est celle de l'utilisation de textes traduits ; mais une chose est de traduire Sénèque ou Plaute pour les adapter à la scène et au public contemporain, autre chose de fonder une démarche rigoureuse et scientifique de linguiste, de littéraire ou d'historien. Celle-ci a besoin avec le sens des mots, de restituer la mémoire et l'itinéraire d'une langue ; c'est l'expérience que font les étudiants et les chercheurs en sciences humaines, inévitablement, à tel ou tel moment de leurs études. L'étudiant d'un institut d'études politiques, qui se verra proposer par son professeur (encore latiniste) une recherche sur le concept de " candidat " par exemple, se rendra bien vite compte que la pratique romaine, qu'il ne manquera pas d'évoquer, n'aura pas le même statut dans sa recherche que s'il se fût agi de quelque pratique symbolique de la Chine du Nord : le mot candidat le lie autant que l'idée et l'histoire. Le philosophe débutant, qui rencontrera dans le texte d'un penseur chrétien de l'antiquité le mot " conscience " ne pourra éviter de s'interroger sur son étymologie et son usage dans la littérature classique d'un Cicéron ou d'un Salluste; le mot ici témoigne, dans son évolution sémantique, de la grande fracture de la pensée occidentale ; et le linguiste, l'amoureux des langues, le glossophile pour parler grec avec Claude Hagège, pourra-t-il nier l'apport heuristique et méthodologique de l'apprentissage d'une langue qu'il n'est pas tenu de parler ?

Notre fin de siècle, si soucieuse de mémoire et d'archive, serait-elle devenue brusquement indifférente à ce qu'il y a de définitivement monumental dans notre langue ? C'est une apparence. En réalité l'engouement pour des oeuvres comme celles d'Umberto Eco, de Pascal Quignard, jusque dans les adaptations cinématographiques pour le grand public, le succès d'un chroniqueur de radio linguiste, comme Alain Rey, dont l'érudition latine dialogue chaque matin avec les thèmes sociaux et politiques les plus actuels, les réflexions d'Harald Weinrich ou de George Steiner sur la mémoire et l'oubli ou le devoir des langues, témoignent que l'obstacle n'est pas d'ordre idéologique - qui pourrait prétendre sans mauvaise foi ou inconséquence que nous défendons un héritage élitiste, quand notre institution scolaire a trouvé des modes de sélection infiniment plus redoutables et sophistiqués que la version latine, quand les élèves latinistes, aussi bien du secondaire que du supérieur, pleinement conscients que cette langue les installe au coeur de la modernité, prennent connaissance avec une stupéfaction scandalisée des propos de certains qui, faute d'arguments plus probants, se réfugient dans la vieille antienne : le latin : un appendice harmonieux ou délicat d'une formation générale rétrograde, une rareté de spécialiste, une trace fossilisée de nos vieilles humanités... -, encore moins épistémologique ; cet obstacle est essentiellement - mauvaise foi mise à part - d'ordre institutionnel et pédagogique, de nature matérielle et pratique, ce qui rend d'autant plus douloureux et scandaleux le consentement passif et irréfléchi à l'abandon du latin. Il tient à :

- la formation des maîtres : cette curiosité de notre institution qu'est l'existence d'un double cursus classique et moderne des enseignants de français.

- l'appétit - officiellement encouragé, il faut le reconnaître - des langues vivantes qui.. sans plus de conviction doctrinale, voient dans l'enseignement du latin un frein et une concurrence.

- le silence étonnant des historiens sur la place et le rôle du latin dans leur discipline : sont-ils à ce point convaincus de l'infériorité de la génération des Duby, Le Goff, Braudel, génération " accablée " de latin, par rapport à celle d'aujourd'hui... ? Et que dire des philosophes dont la discipline ne survivra pas longtemps à l'abandon des langues anciennes ?

- le repli frileux, le complexe obsidional des enseignants de lettres classiques - trop souvent impuissants à imaginer une nouvelle pédagogie, de nouvelles méthodes, des nouveaux manuels capables d'assurer l'indispensable ouverture oecuménique du latin à l'ensemble des disciplines littéraires.
- des emplois du temps saturés qui ne laissent souvent entrevoir de disponibilités horaires que dans un grignotage des langues anciennes, sans autre justification.
- finalement beaucoup de lassitude de l'Institution, de réflexes défensifs, de " patriotisme " disciplinaire, de routines pédagogiques, d'obstacles matériels, et nul débat de fond.

Il suffirait pourtant qu'un consensus se fasse sur la présence indispensable du latin à tous les moments de la formation et de toutes les disciplines de la mémoire et du langage pour que des solutions nouvelles apparaissent :

- dans la mobilisation des ressources. existantes : l'armée des professeurs de langues anciennes, l'existence des classes préparatoires - dénaturées et indéfendables sans le latin - les instituts de formation des maîtres qui voient passer de plus en plus de futurs enseignants, les concours de recrutement : les trois agrégations de lettres pouvant fusionner, chacune apportant ce qu'elle a de meilleur.

- dans l'invention de nouvelles pratiques pédagogiques et des finalités précisées de l'enseignement du latin, capables d'en faire ce grand savoir fondamental au service de toutes les disciplines littéraires.

C'est de toute façon dans une refonte désormais inévitable des disciplines et des savoirs que le latin peut et doit trouver une place aussi sereine qu'incontournable : il ne saurait être question de solder ou mettre en option la mémoire d'une langue et d'une littérature; le latin n'est- pas une langue optionnelle parce qu'on ne choisit pas le latin, ou plutôt on n'a pas le choix; c'est le latin qui s'impose, qui nous saisit, comme on dit, avec l'efficacité que chacun sait dans le langage du droit (autre héritage!) que "le mort saisit le vif". Il est présent dans la langue, dans la littérature, l'histoire, les institutions, la culture. Il est constitutif de notre savoir, "institutif", dira-t-on, pour continuer à le parler. Sa raison d'être est fondamentale et doctrinale.

Le scandale, l'imposture intellectuelle ne seraient-ils pas, au nom d'une étrange vision de la démocratisation de l'institution scolaire, d'interdire aux jeunes élèves l'accès à cette mémoire de leur langue ou de la langue dans laquelle se fera de toute façon leur formation, quelle qu'elle soit ? Ce n'est nullement un paradoxe, tout au plus faire un part bien modeste à cette indispensable utopie sans laquelle il ne vaudrait même pas la peine de réfléchir à un quelconque statut de l'Ecole, que de plaider pour le droit au latin, c'est-à-dire son enseignement obligatoire, pour ceux que leur cursus scolaire amènera à se spécialiser dans telle ou telle branche d'un enseignement scientifique ou technique. La vraie barbarie serait peut-être demain l'existence d'une génération de scientifiques, techniciens, linguistes frappés d'amnésie quant à cette conscience de la langue dont l'oubli comme le rappelait peu de temps avant sa mort le poète Jean Tardieu, constitue un des graves dangers qui menacent notre modernité.

Songeons enfin que l'Europe communautaire qui se forme aujourd'hui comprend en son sein des populations de langue latine dont l'influence sera à la mesure des échanges culturels qu'elles maintiendront entre elles, et qu'il faut plus que jamais méditer l'idée de cette "voie romaine"(Rémi Brague ) et de cet "Homme latin", héritier de la grande figure de Dante, "né pour tous et de tous s'accroissant" qu'évoque Saint-John Perse, poète, diplomate , à l'écoute de la science.

Parce qu'il est consubstantiellement lié à l'humanisme, parce que l'humanisme a ouvert notre modernité et inventé en quelque sorte notre langue, le latin, telle la Révolution de Hugo a "conquis en avant". Sortir de cette modernité serait sortir de l'humain. oui, d'une certaine façon le latin est l'humain dans notre langue. Qui prendrait le risque d'y renoncer ?

Cécilia SUZZONI
Professeur de Première Supérieure au Lycée Henri IV

François SUZZONI
Professeur de Première Supérieure au Lycée Chaptal

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