Lettre au ministre de l'Education nationale

Jeanne-Antide Huynh
Présidente de l'AFEF
Serge Lureau
Secrétaire général de l'AFEF

à

Monsieur le Ministre de l' Education Nationale.


Monsieur le Ministre,
Nous vous adressons ce courrier dans l'urgence, alarmés que nous sommes par des informations, a priori dignes de foi, mais auxquelles néanmoins nous n'osons croire, tant cela semble une mauvaise farce. On nous dit que le projet si manifestement nécessaire de réforme de l'épreuve anticipée du bac de français serait abandonné, que les dispositions prévues et auxquelles nous avions souscrit deviendraient lettre morte, que la réforme des programmes de français pour la Seconde et la Première, qui a permis de prendre en compte tant la modification évidente des besoins d'un public scolaire considérablement élargi que les avancées de la réflexion théorique et didactique sur l'enseignement du français, serait couronnée... par la résurgence imprévue d'un texte datant de 1994 !

Vous comprendrez que nous ne pouvons nous satisfaire d'un pareil tour de passe-passe, et que nous avons du mal à concevoir l'adéquation au présent d'un dispositif qui témoigne de représentations devenues obsolètes. Ainsi donc, c'est le passé qui serait l'avenir ? Ainsi donc, tout l'effort de recherche et d'innovation pédagogique, guidé par la volonté de répondre aux besoins culturels d'un public scolaire traversé par des tensions extrêmes, qui a été effectué depuis plus de vingt ans sans trouver jusqu'à ce jour sa traduction dans les textes, déboucherait sur le sacre de la routine, cautionnant le refus d'évoluer et de s'informer d'une frange, d'autant plus bruyante qu'elle est plus minoritaire, des enseignants de français ?

Comment pourrions-nous accepter que tout le travail de gestation des nouveaux programmes et des nouvelles épreuves, auquel nous avons activement participé à la sollicitation expresse des autorités, débouche sur un pareil avortement ? Etait-il nécessaire de nous faire gaspiller tant d'énergie, de mettre en place une consultation des enseignants, de réunir des forum interacadémiques, pour sortir en fin de parcours pareil polichinelle du tiroir ? Si c'est cela qui doit se faire, un très grand nombre d'enseignants, qui attendent une réforme cohérente avec les modifications des programmes auxquelles ils souscrivent très largement, auront le sentiment d'avoir été floués, et leur amertume ne sera certainement pas compensée par le rire que provoquera inévitablement le maintien très inattendu d'un dispositif d'examen aussi ouvertement incohérent avec la formation qu'il est censé valider.

Nous osons encore croire qu'il n'en sera rien. Dans cet espoir, nous voulons ici insister sur quelques points essentiels.
Les épreuves écrites de l'EAF doivent prendre acte tant des avancées de la recherche universitaire que des progrès de la réflexion didactique, qui ont guidé l'élaboration des nouveaux programmes. En ce sens, proposer un corpus de textes comme support à la production écrite des élèves est un progrès essentiel, parce qu'il les invite à effectuer un travail de lecture exigeant, en mettant en ?uvre des compétences beaucoup plus larges que lorsqu'ils sont confrontés à un texte unique. C'est un progrès décisif auquel nous tenons absolument.
Les activités de type dissertatif et de type commentaire gagneront à s'appuyer sur un tel corpus. Dans la mesure où elles seront ainsi transplantées dans un cadre nouveau, on peut espérer qu'elles perdront de leur préjudiciable rigidité, qu'elles seront moins prisonnières de normes scolaires fossilisées, et que ce gain d'élasticité sera pour les élèves le gage de possibilité d'activités d'écriture et de pensée plus authentiques, et d'autant plus exigeantes.
L'insistance des nouveaux programmes sur les activités d' "écriture d'invention", qui est fondée doublement sur la volonté de placer les élèves face à des situations d'écriture aussi variées que possible, au lieu de les enfermer dans des exercices routiniers, et sur la conviction qu'écrire soi-même des textes "littéraires" est la meilleure façon de comprendre certains phénomènes littéraires, doit trouver sa concrétisation à l'examen, sous peine de rester lettre morte. L'expérience prouve que l'on ne fait réellement en classe que ce qui est évalué à l'examen.
Mais si nous sommes extrêmement sensibles à la nécessité de rénover les activités proposées aux élèves à l'écrit, nous voulons insister sur le caractère absolument indéfendable de l'épreuve orale sous sa forme actuelle. On est en effet en droit d'attendre que des élèves qui ont été formés à la lecture littéraire aient en effet appris à lire seuls un texte d'une difficulté raisonnable ! Or aujourd'hui que fait-on, et que veut-on continuer à nous faire faire demain ? En proposant aux élèves un texte qu'ils ont déjà étudié en classe, et dont ils ont plus ou moins efficacement mémorisé l'analyse à grand renfort de notes et de fiches, on les invite à croire que le sens des textes est figé, que le professeur en est le dépositaire, et que lire c'est répéter. Ce n'est pas là une épreuve de lecture, mais une caricature de lecture. Il est absolument indispensable d'en finir avec ces récitations affligeantes, qui font du cours de français en Première quelque chose d'insupportable, et qu'aucun professeur de français ne peut défendre sans incohérence. Imagine-t-on un professeur de mathématiques affirmant qu'un élève ne peut effectuer à l'examen qu'un exercice déjà fait en classe ? C'est pourtant exactement ce qui se passe dans le cadre des interrogations en français. Osera-t-on prendre en compte les arguments de ceux qui prétendent aujourd'hui que c'est la seule façon pour un professeur de français d'obtenir la paix dans sa classe, en achetant par la peur de l'examen juste ce qu'il faut d'attention, aussi passive qu'indifférente, de la part des élèves ? Nous répondrons que notre métier est de leur apprendre à lire, en faisant la preuve de leur autonomie, non d'en faire des perroquets plus ou moins habiles.

Nous osons croire, Monsieur le Ministre, que le simple bon sens l'emportera, que l'on sera en définitive plus attentif aux voix de ceux qui ont réellement compétence dans ce débat, parce qu'ils l'ont prouvé par leur engagement durable dans un travail d'innovation, ou parce qu'ils sont les responsables institutionnels dans le domaine de l'enseignement du français, qu'aux émois circonstanciels de quelques personnalités aussi éminentes que peu informées, ou aux remous d'une opinion minoritaire, nostalgique d'un passé trop évidemment révolu, et fermée à toute évolution.

Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, l'assurance de notre respectueux dévouement.

Jeanne-Antide Huynh
Serge Lureau

Copie à
M. Le Directeur de la DESCO
M. Le Doyen de l'Inspection générale de Lettres
M. Le président du Groupe d'experts-Lettres

© AFEF, avril 2001