Langues et cultures de l'Antiquité : aide-mémoire à l'intention de la Commission Thélot


Paris, le 29 janvier 2004

Mission ministérielle sur l'enseignement des langues et cultures de l'Antiquité
Chargé de Mission: Heinz Wismann
Conseiller: Pierre Judet de La Combe

 

Aide-mémoire à l'intention de la Commission du Débat national sur l’avenir
de l’École présidée par Monsieur Claude Thélot

 

Au départ de la Mission, initiée par Jack Lang et redéfinie par Luc Ferry, se trouve le constat que, dans la tradition européenne, l'enseignement des langues anciennes s'articule étroitement sur celui des langues vivantes et, plus particulièrement, sur celui des langues maternelles, considérées dans toute leur épaisseur historique de langues de culture.

Résistant, en tant que langues mortes, aux besoins de la communication immédiate, le grec et le latin témoignent non seulement, à travers la parole muette des textes, du long processus de sédimentation auquel les langues vivantes doivent l'essentiel de leurs ressources de sens, mais permettent également de mesurer la distance qui sépare une langue de culture de sa banalisation instrumentale, dont l'anglais international constitue le principal avatar contemporain.

Plutôt que de chercher à compenser l'appauvrissement croissant des compétences discursives par l'évocation rituelle d'un patrimoine culturel fétichisé (voire de son corollaire: la spontanéité créatrice des individus), il convient sans doute de mettre l'accent sur la capacité des locuteurs de se réapproprier les richesses de leur propre langue, afin de participer, par-delà le mirage des idiolectes communautaires, à l'élaboration commune d'un langage d'avenir. Par la distanciation critique qu'il impose, l'apprentissage des langues anciennes et le déchiffrement de leurs vestiges textuels préparent à la découverte des stratifications historiques qui font de toute langue de culture une langue ancienne.

Ce n'est qu'à la faveur d'un tel approfondissement du rapport à la langue maternelle que l'acquisition d'une langue étrangère dépasse le niveau utilitaire de ses fonctions de service, pour conduire aux sources de la connaissance aussi bien que de la reconnaissance réciproque.

Appliquées au contexte français, ces considérations liminaires entraînent les observations suivantes:

  1. L'effondrement de la filière littéraire de l'enseignement secondaire, qui affecte gravement l'équilibre du dispositif actuel, sans profiter pour autant aux filières scientifiques voisines, résulte de l'abandon progressif des exigences inhérentes, nécessairement sélectives, à l'enseignement des langues de culture.
  2. Ce n'est pas en durcissant artificiellement cet enseignement par l'introduction de terminologies et de techniques d'analyse empruntées aux sciences du langage que l'on peut espérer remonter la pente. En effet, détachées de la logique disciplinaire des recherches savantes, ces nomenclatures abstraites contribuent à effacer la différence entre langues de culture et langues de service et font disparaître la réflexivité historique des textes sous l'objectivité anhistorique des codes.
  3. Seule la distinction, méthodiquement établie, entre la productivité des langues naturelles, que reflète la vie sans cesse renaissante des œuvres, et l'efficacité des langues formelles, dont les mathématiques fournissent le paradigme, permet de rendre compte avec pertinence de l'apport essentiel des unes et des autres.
  4. Cette distinction ne signifie nullement qu'il faille séparer, le plus tôt et le plus nettement possible, l'enseignement scientifique de l'enseignement littéraire. Car non seulement, la culture moderne est profondément marquée par les conquêtes de la science mais le raisonnement scientifique lui-même, tributaire des langages formels qui conditionnent ses démonstrations, a besoin, pour ne pas perdre la raison, de voir ses énoncés retraduits en langage ordinaire, pour être passés au crible de l'intelligence commune.
  5. De la nécessité de distinguer sans séparer et de réunir sans confondre, émerge ainsi quelque chose comme un nouveau trivium, correspondant à l'idée qu'on peut se faire des humanités modernes, et qui place l'enseignement des langues de culture, à commencer par la langue maternelle, au cœur d'un cursus associant les langues anciennes aux langues vivantes, dont elles procurent comme un premier savoir formel, pour conduire, d'un côté, vers la formalisation des sciences de la nature et, de l'autre, vers celle des sciences de l'homme et de la société.