Langue : impossible maîtrise ?

US MAGAZINE n° 579 du 20/12/2002 (3.8 Mo)


DEBAT opinion

Agnès Joste est professeur de lettres au lycée Claude-Monet au Havre. Elle vient de faire paraître Contre-expertise d’une trahison, la réforme du français au lycée, aux Editions Mille et une Nuits.

 

US : Beaucoup de professeurs de français constatent aujourd’hui que l’enseignement de la langue est dévalorisé. Paradoxalement, pourtant, celui-ci vient d’être intégré aux programmes du lycée, alors qu’il ne l’était pas auparavant. Qu’en est-il exactement ?

A.J. : Les deux constats ne sont pas contradictoires ! Les Documents d’accompagnement de Seconde et Première emploient quatorze pages à délimiter un champ immense d’apprentissage de la langue, du lexique, de la syntaxe, depuis leurs fondements. On insiste, entre autres, sur l’orthographe syntaxique, le vocabulaire, la subordination ; on propose une totale réappropriation de la langue. Quel meilleur aveu des " lacunes morpho-syntaxiques " des élèves sortant du collège ? Nous nous retrouvons donc avec un programme proliférant, qui ne veut faire l’impasse sur rien. Mais d’un point de vue didactique, vouloir tout transmettre, c’est ne rien transmettre, faute de priorités. Indéfiniment reportée, la maîtrise de la langue est ainsi remise aux calendes grecques. La dévalorisation voire l’abandon du français se traduisent par ses horaires, sans cesse réduits. Au lycée, la maîtrise de la langue est réservée aux modules (trente minutes par semaine en seconde, rien en Première !) ; les heures d’aide individualisée ne touchent que très peu d’élèves. A tous les niveaux de la scolarité d’ailleurs, les horaires de français ne cessent de baisser. Depuis 1969, on a perdu plus d'un tiers de l'horaire total des cinq années de primaire. Depuis 1975, les élèves ont perdu presque un an, sur les quatre qu’ils passent au collège !

US : Cependant, la " pratique transversale de la langue dans les autres matières " a été introduite à l’école primaire. De quoi s’agit-il ?

A.J. : Ce n’est pas une nouveauté ! Depuis toujours, à l’école primaire et ailleurs, on utilise et on pratique le français à travers l’enseignement de toutes les matières ! Cette formule ronflante " pratique transversale de la langue dans les autres matières " intervient au moment où l’on supprime deux heures de français hebdomadaires au cycle 3 de l’école primaire. Elle est en fait destinée masquer à l’opinion publique que l’enseignement de la langue est réduit. Car manier le français n’est pas l’enseigner, et ne donne ni la morphologie ni la grammaire nécessaires à une expression correcte. De même, on n'enseigne pas la grammaire française au cours d’une heure d’initiation à l’anglais, même si l’on est attentif à l’expression des élèves. Ainsi, cette formule montre bien que dorénavant la " pratique " de la langue l’emporte sur sa " maîtrise " (alors que la maîtrise d’une langue élaborée, et partant souple, de la littérature et de la pensée passées et actuelles, est à transmettre prioritairement aux élèves !). La langue n’est plus qu’un support de communication, moyennant quoi la grammaire de phrase tend à disparaître au profit des grammaires d’énonciation et de discours.

US : S’agit-il de la même chose dans le secondaire, où les programmes font de " l’étude de la langue " " une démarche transversale aux objets d’étude " ?

A.J. : Oui : au collège et au lycée, les cours spécifiques de langue n’existent plus. Les exercices systématiques de grammaire sont rejetés par les réformateurs. La langue doit être acquise par le biais de rubriques du programme. Elles portent chacune, au collège, sur les " discours " (narration, description, explication, argumentation). Au lycée, les Documents d’accompagnement sont formels : " on ne voit certains faits de langage qu’à partir des genres ou des registres ". Par exemple, on étudiera les temps et conjugaisons dans le genre romanesque, mais de façon ponctuelle, en fonction des cas rencontrés dans les textes étudiés. Les acquis (s’ils sont encore possibles) sont donc minimes ou peu assurés, tout doit se faire dans une " démarche d’ensemble ", sans " séquence particulière " consacrée à la langue, ni cours magistral. Il en résulte un éclatement, une fragmentation des notions grammaticales dans les différentes séquences, très handicapants pour les élèves.

S’il fallait résumer, la position des réformateurs me semble celle-ci : ils ont fait leur deuil de l’acquisition de la maîtrise du langage et pris leur parti de l’échec de la massification 

Mais comme le dit Alain Viala, président du Groupe d’experts, " l’accès à la maîtrise de la langue n’est pas un préalable à la connaissance de la littérature "* ! Seul compte le message à véhiculer, indépendamment de la qualité de l’expression. De sorte que l’on trouve aujourd’hui dans les manuels des exercices demandant, par exemple, aux élèves, de formuler " à l’aide d’un télégramme bref la déclaration de Solal à Ariane ", les personnages de Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Les nouveaux programmes par genres montrent le même déni : les caractéristiques génériques l’emportent sur la langue. Ainsi, l’entrée par le genre épistolaire met en équivalence, dans un manuel de seconde, une lettre de Madame de Sévigné et une lettre commerciale à un responsable d’un organisme de vente par correspondance !

US : Les nouveaux sujets d’invention n’ont-ils pas été conçus précisément pour permettre aux élèves d’accéder plus facilement à l’écriture et, partant, à la maîtrise de la langue ?

A.J. : Les sujets d’invention sont en réalité infaisables et inévaluables. Leur nom, emprunté à la rhétorique, n’a rien à voir avec la création. Il s’agit d’exercices de mises en forme de communications fixées (lettre, discours, dialogue…), avec un fond de développement d’opinion obligée. Ainsi, lors du baccalauréat 2002, les lycéens de séries ES et S devaient, après avoir lu un extrait de La guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux, pièce qui n’était pas au programme, traiter le sujet suivant : " Écrivez un dialogue théâtral dans lequel Hector, l'époux d'Andromaque, expose le point de vue des hommes et les raisons pour lesquelles lui aussi condamne la guerre. Il s'adresse à son père Priam en présence d'Andromaque ". Cerner les enjeux historiques, culturels et rhétoriques du texte qu’ils avaient à composer, analyser et reproduire le langage soutenu de Giraudoux, confinait à la mission impossible. L’invention devient ainsi erratique : peu importe le fond, faux ou anachronique, pourvu qu’on ait une forme. C’est le mauvais jeu de rôle érigé en sujet d’examen. Mais sans contenu maîtrisé, la langue n’existe plus et ses règles s’effondrent : dans les copies, Hector parle à son père comme un lycéen à ses camarades. L’évaluation de devoirs forcément médiocres sur des sujets aussi ambitieux et imprévisibles, se dérobant à tout apprentissage et ne favorisant que les bons élèves, est alors impossible, ce qui mine le " bac de français ".

US : Dans Contre-expertise d’une trahison vous affirmez que les " exercices de langue doivent donner accès au lycée, au monde de l’abstraction, sans lequel aucun recul sur les apprentissages, les textes et soi-même ne peut exister. " **. Que voulez-vous dire par là ?

A.J. : Cette phrase est dirigée contre la promotion de l’apprentissage de la langue par les genres et surtout les registres, qui ne travaillent que sur " les émotions fondamentales " ; contre la promotion de l’opinion comme seule forme de " pensée " dans les nouveaux exercices du baccalauréat. Bref, contre la subjectivité promue comme seule forme de " réflexion ". S’il fallait résumer, la position des réformateurs me semble celle-ci : ils ont fait leur deuil de l’acquisition de la maîtrise du langage et pris leur parti de l’échec de la massification ; il faut donc changer les objectifs, en modifiant la nature de la langue à acquérir : on cherchera l’acquisition d’une langue " de base ", " pour tous ", qui exclut évidemment la langue littéraire, trop " élitiste ". Enfin, cette langue " pour tous " doit être aussi celle " de tous sans exclusive " : elle n’exprimera donc plus la pensée, qui est une recherche solitaire et exigeante, partant inégalitaire, mais servira à l’adhésion et à la manipulation, ou au respect des " opinions ", dans un relativisme exacerbé censé garantir la paix sociale.

* Perspectives actuelles de l’enseignement du français, CRDP de Versailles, 2001, p.99.
** Agnès Joste, Contre-expertise d’une trahison, la réforme du français au lycée, Mille et une nuits, oct. 2002, p. 206.