L'enseignement des lettres dans le cadre du socle.

Communication de Michel Jarrety. Université d'été 2007.


      Ce sont des événements un peu lointains que je vais évoquer devant vous puisque la commission à laquelle j’ai participé sous la présidence de Marc Fumaroli a été mise en place à la fin de l’an dernier, et qu’elle a dû rendre ses conclusions dès le début de 2007. Je vous dirai aussi d’entrée de jeu que je ne sais trop quel usage le nouveau ministère voudra faire de nos conclusions : M. Darcos est un homme avisé et qui ne manque pas d’habileté, mais sous l’œil de l’Élysée, il n’ouvre visiblement que les chantiers qu’on lui demande d’ouvrir, et l’on peut ainsi s’étonner que la priorité ait été accordée à la question de la carte scolaire, qui paraît secondaire lorsqu’on songe aux réformes urgentes qui devraient être conduites pour vraiment refonder l’enseignement de la langue et de la littérature. Or c’est à cette refondation, précisément, qu’il m’a semblé nécessaire de songer lorsque Gilles de Robien a constitué des commissions afin d’adapter les programmes de l’école primaire et du collège au socle instauré par la loi Fillon.
      Les choses avaient commencé de manière un peu brouillonne puisque, parallèlement à la commission présidée par M. Fumaroli et chargée de définir les orientations de la « culture humaniste », une autre commission, coprésidée par mon collègue de la Sorbonne Pierre Brunel et par Martine Safra, inspectrice générale doyenne du groupe de l’enseignement primaire, était chargée de la maîtrise de la langue. Cette séparation entre les commissions était bien sûr étrange, puisque la maîtrise de la langue allait être au cœur même des travaux de notre commission humaniste, mais une autre étrangeté s’ajoutait à celle-ci : c’est que Martine Safra et Pierre Brunel présidaient une seconde commission, chargée d’élaborer les nouveaux programmes de français et qu’elle devait commencer à siéger avant même que nos conclusions fussent rendues.
      Après une première réunion où se sont retrouvés, sous la présidence de M. Fumaroli, plusieurs inspecteurs généraux, mais aussi Michel Zink, professeur au Collège de France et moi-même, nous avons commencé à travailler sur un texte que j’avais rédigé à la demande de notre président et soumis, bien sûr, à son approbation. Les grandes lignes de ce texte étaient simples, et je les résume brièvement :

      La commission considère que la première ambition des nouveaux programmes doit être de ramener à zéro le taux d’illettrisme constaté depuis des années dans les classes de sixième. Cet objectif indispensable ne pourra être atteint sans une augmentation sensible du nombre d’heures consacrées à l’enseignement de la lecture, de l’écriture, de l’orthographe et de la grammaire. Pour ce faire, il convient en particulier de supprimer la demi-heure de débat ainsi que les domaines transversaux dont l’inspection générale elle-même a reconnu les difficultés de mise en œuvre.
      L’enseignement de la grammaire et de l’orthographe doit être assuré de manière aussi solide que possible, mais sans excessive technicité, au cours de leçons spécifiques auxquelles un nombre d’heures précis sera réservé, de telle sorte que les élèves maîtrisent rapidement l’essentiel. On veillera d’autre part à multiplier les exercices qui visent à l’acquisition d’un vocabulaire de plus en plus riche — préalable indispensable à la compréhension des textes —, et on contrôlera régulièrement l’acquisition de ce vocabulaire qui passe en particulier par la fréquentation d’œuvres véritablement littéraires. La pratique de la lecture devra enfin être renforcée de telle sorte qu’en fin de cycle tous les élèves lisent couramment. De manière générale, la règle fondamentale doit être de toujours ménager une interaction entre l’apprentissage de la langue et la découverte de la littérature : en apprenant la langue dans les textes littéraires, l’élève entrera dans une toute première familiarité avec la littérature elle-même, et se préparera ainsi à l’enseignement qui lui sera consacré au collège.
      Pour le collège, précisément, la commission considère que le nombre d’heures consacrées à l’enseignement du français doit être accru. Les principes de l’enseignement de la langue restent les mêmes que ceux qui viennent d’être proposés pour l’école primaire. L’ambition de cet enseignement est qu’un collégien, à l’issue de la classe de troisième, dispose d’une maîtrise parfaite de la langue, ce qui suppose qu’on y inclue tout ce qui — les temps complets du subjonctif, par exemple — permettra à l’élève de lire avec aisance les textes littéraires de plus en plus riches que ces années de collège lui feront découvrir.
      De la sixième à la fin de la troisième, conjointement à l’apprentissage de la langue, l’enseignement sera centré sur ce qui est fondamental, c’est-à-dire la littérature : si la mission du collège est en effet de faire lire aux élèves de telles œuvres, c’est justement qu’ils ne sont pas armés pour les découvrir seuls. Et dès lors que l’idée même de socle conduit à recentrer l’enseignement sur les connaissances indispensables, il est clair que le maintien de ce qui a présentement trait à l’étude de « textes documentaires », à la littérature de jeunesse ou encore à la bande dessinée, ouvrirait à une dispersion préjudiciable à l’essentiel : devenu apte à lire les textes littéraires, l’élève sera naturellement capable de parfaitement comprendre des formes d’écrit moins exigeantes. Quant à la « lecture de l’image » qui ne relève pas de la compétence des professeurs de français, elle doit être réservée, avec une plus haute exigence, à l’enseignement artistique.
      L’ambition générale de cet enseignement littéraire doit être double. D’une part, apporter aux élèves les éléments d’histoire littéraire sans lesquels les œuvres ne peuvent être, dans le meilleur des cas, comprises que de manière superficielle. Les catégories telles que l’argumentation au travers desquelles les actuels programmes imposent de lire les œuvres sont un prisme inutile, réducteur et déformant. L’enseignement doit être fondé sur des éléments d’histoire littéraire simples qui, chaque année, seront développés en harmonie avec l’enseignement de l’Histoire. D’autre part, il s’agit d’éveiller la sensibilité des élèves à la beauté des textes, les leur faire aimer et, partant, développer en eux le goût de la lecture, pour le présent et pour l’avenir de leur vie d’adulte. Dans cette perspective, toute approche techniciste sera bannie. Ni au collège, ni au lycée, le but des études ne doit être d’acquérir un savoir de spécialiste qui relèvera, pour les élèves qui le souhaiteront, d’un enseignement universitaire ultérieur, mais les premières bases, simplement, d’une vraie culture, générale et humaniste.

      Ce qui est apparu très vite, c’est que nos collègues inspecteurs généraux étaient réticents à l’idée de profondément réformer les choses, et il leur semblait par exemple impossible de supprimer la transversalité sans qu’une évaluation solide en eût été conduite, ce qui revenait à attendre que le désastre soit accompli alors que l’évidence s’impose que cette transversalité est une aberration pédagogique. De manière générale, l’inertie est considérable rue de Grenelle, et ce qui a sauté à nos yeux d’universitaires une fois de plus, c’est que, dans ce microcosme où tout le monde se connaît, l’esprit de corps demeure un frein considérable, et que les réticences sont très fortes lorsqu’il s’agit, pour des inspecteurs, de mettre en cause les réformes accomplies par d’autres inspecteurs, ou parfois par eux-mêmes. Les tensions ont donc été un moment assez vives au sein de la commission, puis les propositions que je viens d’évoquer devant vous ont reçu l’aval de l’inspecteur général des lettres qui n’était venu siéger parmi nous qu’assez tard. Ses réserves touchaient simplement à la question de l’image, mais lorsque Roland Recht, professeur d’histoire de l’art au Collège de France, a pu venir lui aussi siéger lors de nos dernières réunions, il a fermement soutenu l’idée que, d’une part, l’œuvre d’art devait être étudiée comme monument, non comme document, et que cette étude, d’autre part, devait se faire dans le cadre d’un véritable enseignement de l’histoire de l’art. Qu’adviendra-t-il maintenant de ces propositions ? Je n’en sais rien. La commission de M. Fumaroli, une fois ses conclusions rendues, a cessé d’exister. Celle de Mme Safra et de M. Brunel, quant à elle, continue d’exister : c’est à elle qu’il revient maintenant de concevoir les programmes, et elle le fera selon les instructions que lui donnera le ministre, instructions dont tout porte à croire — ou à craindre ? — je le disais en commençant, qu’elles seront ce que l’Élysée voudra qu’elles soient — ou ne soient pas.


Michel Jarrety
9 septembre 2007