Le naufrage de l’Évaluation


"La philosophie sert à nuire à la bêtise" G. Deleuze


Voici (cf. infra) un extrait d’un " cahier d’évaluation " d’entrée en sixième.

Mais qu’est-ce que l’évaluation et à quoi sert-elle ? Réponse du Coran bureaucratique : " Les évaluations nationales des élèves à l’entrée en CE2, en sixième et en seconde constituent des outils indispensables (ben voyons...) au repérage des acquis de tous les élèves et des difficultés de certains d’entre eux. Elles permettent aux enseignants de prendre la mesure de l’hétérogénéité des classes qui leur sont confiées et constituent une condition pour la mise en place de réponses adaptées aux besoins de chacun (ne sommes nous pas capables d'évaluer nos élèves avec nos propres "outils", Monsieur le commissaire du peuple, Ô grand Danube de la pensée pédagogique officielle ?) ; à ce titre, elles sont obligatoires. "

Toujours pas compris ? Alors encore un peu de bibine, soyons généreux, il y en a des hectolitres du même sirop purgatif : " Les exercices fournis par les protocoles nationaux permettent d’établir un constat à partir duquel les enseignants procèdent à une analyse fine des réussites et des erreurs de chaque élève. Ces évaluations permettent de repérer ceux qui auront besoin d’un soutien, d’adapter aux élèves la progression pédagogique et de définir l’organisation et le contenu d’éventuels dispositifs à effectif réduit. " Allez, une dernière méchante louche : " Après la passation des épreuves, les directeurs d’école et les chefs d’établissement organisent avec les enseignants et à l’aide des logiciels mis à leur disposition, un travail collectif d’analyse des réponses et d’exploitation des résultats obtenus. Ces logiciels sont en effet des outils d’aide à l’analyse pédagogique. Ils veillent également à ce que l’évaluation soit pleinement intégrée au projet d’école ou d’établissement.(…) La banque d’outils d’aide à l’évaluation propose actuellement des outils portant sur les compétences à développer tout au long du cursus scolaire, en français et mathématiques à tous les niveaux. "

Vous voulez une traduction vers le français ? D’accord : l’évaluation mise en place il y a treize ans, ne sert à rien qu’à prendre les élèves et les profs pour des imbéciles.

Elle sert à faire sauter des heures de cours en début d’année, à mettre au pas la " liberté pédagogique " de l’enseignant en proposant des séquences stérilisées à réchauffer au micro-ondes, à faire croire que les logiciels de codage des " items " vont magiquement repousser l’illettrisme, à mobiliser l’administration des établissements en sorte qu’elle n’ait plus le temps de s’occuper des vrais problèmes ; elle sert aussi à pousser à la dépression nerveuse les profs chargés de la correction de ces vrais-faux QCM ( ils en auront un autre en cinquième cette année, c’est gentil d’avoir pensé à tout le monde !) qui passent dix heures payées deux, même pas un tarif de cireur de bottes, à entourer des petites cases ; elle contribue merveilleusement à entraver et obstruer une rentrée qui ne sera jamais plus sereine pour des personnels pourtant déjà submergés de tâches idiotes et strictement empêchés d’avoir le temps de s’appliquer à la préparation du moindre cours (voilà qui est annexe, n’est-ce pas ?).

Elle sert et servira également à fabriquer de pseudo-statistiques auxquelles l’E.N. pourra faire dire ce qu’elle veut, à faire croire que la qualité d’une expression écrite, grâce aux " consignes de correction ", se mesure exactement comme un périmètre crânien, ce que même un scientiste obtus se refuserait d’admettre (a). Elle permet assez bien d’insidieusement travailler au formatage de l’enseignement du français, comme on formate une disquette d’ordinateur. Elle sert encore à préparer l’enseignement de demain où le prof-exécutant n’aura plus rien à inventer ; à s’assurer de la docilité consciencieuse et si possible acéphale des proviseurs, des principaux, de toutes les catégories de professeurs, pris les uns et les autres dans une pression pyramidale, une sorte de processus machinal et totalitaire à baromètre constant où chacun se plie et s’exécute, sans chercher à penser ou à comprendre. Elle sert puissamment à " innover " bien entendu, c’est-à-dire à reconduire au fil des ans les inepties mortifères de quelques vieux technocrates promoteurs d’une pédagogie démodée et autres docteurs honoris causa en scientologie de l'éducation. Elle se dévoue à l’esprit du temps qui a toujours quelque chose à calculer quand il n’a plus rien à penser. Elle sert très accessoirement, comme on va le lire, à faire réviser aux élèves le synopsis d’un film-catastrophe américain ; elle sert enfin ouvertement, cette macabre évaluation, à signer l'acte de décès des lettres, des humanités et de la langue française et à organiser la succession au profit d'un " tableau récapitulatif des vaccinations obligatoires" (b) et autres machins inattendus.

Bon, peut-être que ces " cahiers d’évaluations " et tout ce fatras de consignes et de textes officiels qui les accompagne servent aussi à faire vivre ceux qui les concoctent doucement dans des officines interdites aux profanes, mais nous sommes prêts à faire de la place dans les écoles de la République pour les pédagogues les plus talentueux, afin qu'ils puissent convenablement assurer la matérielle.

Mais revenons à nos cahiers d’évaluation 2002, donc. Comme d’habitude la platitude et l’indigence sont au rendez-vous. Mais cette année, on plonge dans les abysses glacés.

Le gouffre est vertigineux mais penchons nous quand même. Que voyons-nous ? L'idée que se font quelques hiérogrammates chauves de cabinet (au sinciput plaqué de hargnosités vagues...) des capacités de nos élèves. Edifiant. Il n'est décidément pas possible d'être plus pessimiste que ces gens là ! Ni plus défaitiste ! Adieu l'optimisme commercial des beaux discours ! Adieu le "niveau qui monte" ! La confiance et l'estime dans laquelle ils tiennent nos élèves se mesure assez bien à la facilité des questions posées et à la médiocrité insignifiante du texte.

Parent, collègue, homme honnête et de bonne volonté, lis attentivement le " texte " ci-joint, puis les questions : tu seras fondé à connaître désormais ce qu’il est attendu d’un élève moyen de sixième aujourd'hui (c) : probablement qu’il réponde seulement aux trois questions (si l’on ose utiliser ce terme) sur les six qui lui sont posées…

Comme il n'est pas donné à tous nos élèves de répondre à l'épineuse question de la couleur d'un certain cheval blanc qui appartenait à Henri IV (au fait, quel pouvait bien être, d'ailleurs, le propriétaire de ce cheval ?), on pourra toujours leur demander quelle est la couleur de la chemise blanche de Leonardo Di Caprio. Dans Titanic, of course.

Massimi Pacifico
09/2002

SÉQUENCE 2 EXERCICE 8

Lis ce texte.

Le naufrage du Titanic
En 1997, le cinéaste James Cameron tourne un film intitulé Titanic. Il désire rappeler l'histoire dramatique des passagers de ce paquebot réputé insubmersible.
Au printemps 1912, le plus grand paquebot de tous les temps fait route vers New York. C'est une véritable ville flottante avec à bord un théâtre, une chapelle et une piscine.
Le 13 avril 1912, un peu avant minuit, le paquebot le Titanic n'arrive pas à éviter un iceberg. L'eau se répand rapidement à l'intérieur du navire. On commence à évacuer les passagers, mais il n'y a pas assez de canots de sauvetage. Mille cinq cents personnes doivent rester à bord.
Le Titanic lance un S.O.S. Il est entendu par un bateau trop éloigné pour lui porter secours. Vers deux heures du matin, le bateau coule. Deux heures plus tard, le navire le Carpathia arrive sur les lieux du naufrage et repère les premiers canots. Sept cent onze rescapés monteront à bord du Carpathia.

1) Quel est le nom du cinéaste auteur du film Titanic ?
2) Vers quelle ville le Titanic fait-il route lorsque le naufrage a lieu ?
3) Combien de personnes restent à bord du Titanic au moment du naufrage ?
4) À quelle heure le Titanic coule-t-il ?
5) Quel est le nom du navire qui arrive sur les lieux du naufrage ?
6) Combien y a-t-il de rescapés?

Ministère de Education nationale Direction de la programmation et du développement (DP&D)

(a) Il est difficile d'évaluer objectivement un travail de rédaction au collège, singulièrement quand il s'agit d'un sujet d'"imagination" (vs sujet d'argumentation, qu'on aborde en fin de collège et qui, lui, permet une évaluation beaucoup plus rigoureuse, équitable et significative). La note n'a donc ici qu'une signification relative dans une classe donnée. Mais "l'évaluation" croit pouvoir résoudre ce problème en multipliant à l'infini les "items" faisant l'objet d'une micro-évaluation et en "parcellisant" la correction : il n'y aurait plus ensuite qu'à faire le total de ces items. En fait, l'incertitude et la subjectivité du correcteur demeurent et même parfois un certain arbitraire, simplement reportés à l'échelle des éléments évalués. Le correcteur (en attendant les programmes d'ordinateur, tellement plus performants?)s'épuisent dans une vaine myopie et finit par trouver que sa grille de correction est une farce sinistre. Du mécanique plaqué sur du vivant en quelque sorte, tout juste bon à faire se pâmer les "obsédés de l'objectif".... On ne s'approche donc qu'illusoirement d'une notation objective qui pourrait sérieusement alimenter des statististiques fiables.
Curieusement, une épreuve, au moins, portant sur la grammaire et l'orthographe, avec un barème rigoureux, pourrait servir à une évaluation nationale des sixièmes, à peu près objective : mais là, visiblement on se refuse à cet exercice dangereux pour le trop de vérité qu'il pourrait mettre au jour. Plutôt noyer le poisson dans les items, faire marcher l'industrie du logiciel et fouler du pied la compétence et la liberté pédagogique de l'enseignant condamné à des corvées absurdes et débilitantes.

(b) Un autre extrait des cahiers d'évaluation 2002. Quand on vous dit que la littérature revient en force dans les programmes... :

Séquence 1 exercice 4 :

Voici un tableau qui contient le nom des maladies contre lesquelles on pratique habituellement des vaccinations en France […]

1. Leila a dix mois. Cite toutes les maladies contre lesquelles elle a reçu les vaccinations obligatoires.
2. Laura a 14 ans, elle a reçu toutes les vaccinations obligatoires. Combien de fois a-t-elle donc été vaccinée contre le tétanos ?
3. Boris a 12 ans. A-t-il eu son 2ème rappel contre la polio ?
4. Elodie a 17 ans. Elle n'a eu jusqu'ici que les vaccinations obligatoires. Cite une maladie contre laquelle son médecin peut lui recommander de se faire vacciner.

(c) Pour lire ce qu'on attendait d'un élève de septième en 1930, voir "Les vendanges à Nanterre". Non et non, la massification ne suffit pas à expliquer une telle baisse des exigences.