Quelle école pour demain ?

La commission Thélot face à la crise de l’éducation.

      La commission Thélot, chargée par le gouvernement en 2003 de préparer la future loi d’orientation sur l’école, vient d’achever son rapport. Il s’agit d’une version provisoire et réputée confidentielle (la preuve…) Elle est donc certainement la plus fidèle aux idées et aux projets des auteurs. Ce document est très détaillé (près de 150 pages) Il prend en compte, au dire de ses auteurs, les résultats du débat sur l’école réalisé en 2003. C’est à la fois une analyse de la crise actuelle de l’école française et des propositions pour résoudre cette crise.


1/ La crise de l’éducation.

      Il est intéressant de mettre ce texte en relation avec un autre texte sur le même sujet mais écrit dans un contexte différent : La crise de l’éducation de Hannah Arendt. Cet " exercice de pensée politique " écrit en 1960 (et publié avec huit autres textes dans La crise de la culture) est une analyse saisissante de la crise de l’école aux Etats-Unis et plus généralement des questions de l’autorité et de l’éducation dans les sociétés modernes. Ce texte de Hannah Arendt nous interpelle aujourd’hui avec d’autant plus de force que la crise actuelle de notre école présente d’étonnantes similitudes avec la crise américaine analysée par la philosophe il y a près d’un demi siècle.

      Le rapport Thélot reconnaît largement l’existence d’une crise actuelle de l’école française et détaille assez précisément les manifestations de cette crise. Il y a d’abord le décalage croissant entre les valeurs incarnées et transmises par l’école et l’évolution culturelle, économique, sociale et technique de notre société. Le public (élèves, familles) se reconnaissent de plus en plus difficilement dans certains fondements de l’école républicaine : effort sur le long terme - qui entre en conflit avec la culture médiatique de l’immédiateté et du divertissement ; respect de règles de vie et de comportement contraignantes - qui s’oppose parfois avec un délitement de l’autorité parentale. Ce décalage est d’autant plus mal vécu qu’une demande très forte est adressée à l’école en matière d’éducation et de réussite des élèves. L’échec scolaire est en outre très mal vécu par le public. Tout se passe comme si l’on reprochait à l’école de ne pas réussir une éducation que les parents et les autres instances éducatives auraient elles-mêmes renoncé à assumer.

      C’est ce que Hannah Arendt analyse comme la crise de l’autorité. Pour la philosophe, l’autorité (aussi bien celle d’un professeur que d’un parent ou de tout autre adulte vis-à-vis d’un enfant) ne tient pas seulement au savoir ou à l’expérience supplémentaires possédés par l’adulte. L’autorité tient au fait que l’adulte accepte la responsabilité du monde dans lequel il introduit l’enfant. Même s’il éprouve de nombreuses réserves sur le fonctionnement de ce monde, il accepte d’être celui qui permet à l’enfant de s’y intégrer - et qui permet au monde d’accueillir cette nouvelle personne. La crise de l’autorité tient au refus des adultes (les parents, mais aussi les professeurs, les institutions, les dirigeants politiques…) de prendre sur eux la responsabilité du monde face aux enfants. L’éducation, pour Hannah Arendt, revêt une double dimension : celle d’élever l’enfant en lui permettant de grandir et de s’épanouir et celle de préparer l’enfant à vivre dans le monde tel qu’il est. L’éducateur a donc la double responsabilité de protéger l’enfant du monde mais aussi de protéger le monde de l’enfant - c’est à dire de faire en sorte que l’arrivée d’une nouvelle génération à l’âge adulte ne se signale pas par le chamboulement du monde.

      Les propositions de la commission Thélot sont-elles une réponse adaptée à la crise actuelle de l’éducation et de l’autorité ? J’avoue qu’à la lecture du rapport, j’en doute.


2/ Une conception pragmatique de l’enseignement.

      Mes doutes tiennent tout d’abord à la doctrine qui fonde les analyses et les propositions de la commission Thélot. Il s’agit du pragmatisme, analysé dans ses effets néfastes sur l’éducation par Hannah Arendt. Le rapport met très fortement l’accent sur les savoir-faire, ce qui traduit une certaine conception de la culture et de l’enseignement. L’idée de base est " qu’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même " (H. Arendt). L’accent est donc mis sur des compétences transversales, plutôt que sur la connaissance des disciplines scolaires. C’est notoire dans la proposition d’un " socle commun de connaissances " qui constituerait le noyau dur des enseignements obligatoires au collège. On y trouve le français et les maths, mais essentiellement dans leur dimension utilitaire - lire, écrire, compter, maîtriser la langue… ; l’anglais, devenu obligatoire, est appris comme langue de communication internationale et son utilisation a vocation à s’élargir aux autres disciplines ; les TICE (nouvelles technologies de l’information et de la communication)… l’utilitarisme de l’enseignement est ici flagrant ; et enfin le vivre ensemble ou l’éducation à la citoyenneté - qui s’apparentent à un apprentissage du savoir-vivre et du savoir-être (le comportement). Notons au passage que l’histoire et la géographie n’apparaissent pas explicitement dans le rapport. Un pôle culture générale est prévu en dehors du socle commun mais sans être explicité. Là encore, c’est la dimension utilitaire du savoir qui prévaut : toute connaissance n’a d’intérêt que si elle trouve une utilité dans la vie quotidienne.

      Les mêmes remarques peuvent être faites concernant les propositions de la commission pour le lycée. Notamment, " la formation de la personne et l’éducation du citoyen " - qui s’apparente à un apprentissage de la vie en société à base de débats sur des questions religieuses, sociales, juridiques et doté d’un horaire important - illustre parfaitement la doctrine pragmatique qui nourrit le rapport.

      Mes réserves quant à cette vision pragmatique et utilitariste de l’enseignement ne tiennent pas à une querelle d’école mais à l’idée même que je me fais - et avec moi de si nombreux collègues - de ma mission éducative. En promouvant la transmission d’une culture exigeante, humaniste et universaliste, c’est une certaine conception de l’être humain (et de l’enfant en particulier) que nous défendons. La culture ne nous semble pas seulement un instrument de domination à l’usage des gens aisés. C’est aussi une libération pour ceux qui y accèdent. Mais la maîtrise des disciplines scolaires traditionnelles nécessite du temps ; elle nécessite aussi de créer un espace protégé - l’école en l’occurrence - qui ne soit pas exposé à la violence du monde, et dont la priorité ne soit pas la rentabilité économique mais l’élévation de la jeunesse. En aucun cas un enseignement axé essentiellement sur des objectifs pratiques (la maîtrise de tel ou tel savoir-faire directement mobilisable dans la vie quotidienne) ne permettra aux élèves d’accéder à une culture scolaire digne de ce nom. Ils pourront certes apprendre avec profit à cliquer (pour citer le rapport), à lire un mode d’emploi en anglais (pour un produit microsoft par exemple), éventuellement à se comporter correctement dans diverses situations (bien que de nombreux comportements soient surtout conditionnés indépendamment de l’école). Mais ils n’auront pas accès aux clefs qui permettent de comprendre le monde en profondeur, dans ses multiples dimensions.

      Et c’est justement pour cela que les propositions de la commission Thélot sur le socle commun de connaissance me semblent plutôt de nature à aggraver la crise de l’autorité de l’école. C’est parce que l’école renonce à transmettre aux élèves un héritage culturel exigeant que les élèves méprisent l’école. Comment la jeunesse pourrait-elle respecter une institution et des adultes qui refusent de leur livrer les clefs de leur monde ? Pour que l’école retrouve son autorité, il faut impérativement qu’elle accepte sa responsabilité primordiale qui est de transmettre aux élèves une connaissance construite et approfondie du monde.

      Les mesures proposées par la commission pour " améliorer " le recrutement des professeurs sont l’application directe de cette doctrine pragmatique. Il s’agirait en effet de revaloriser, dans les critères de recrutement, les compétences professionnelles ainsi que de demander aux enseignants une plus grande polyvalence (maîtriser une autre discipline par exemple). Évidemment, par " compétences professionnelles ", il faut entendre la connaissance et l’acceptation des théories des sciences de l’éducation - car la plupart des futurs enseignants n’ont pas d’expérience notable de l’enseignement. C’est une approche identique de la question qui conduisit les Américains à recruter leurs professeurs avec de moins en moins d’exigences en terme de connaissances disciplinaires. Hannah Arendt rappelle les conséquences de ces choix : d’abord privés de leur autorité face aux élèves mis " au centre du système " (c’est là bas que cela a commencé…), les professeurs ont été dépouillés de leur seule légitimité - à savoir leurs connaissances. Que leur restait-il à enseigner alors ? Taper à la machine (on dirait " TICE " aujourd’hui), apprendre à conduire et à bien se tenir. Pour le reste, les élèves en savaient autant que leurs professeurs !

      Mais il faut surtout que le public (les élèves et leurs familles) soient contents. C’est dans cette perspective que la commission propose d’aller non seulement vers une égalité des chances, mais encore vers une véritable égalité des résultats (c’est à dire pas de mauvaises notes, donc pas d’échec scolaire) ! Évidemment, cela ne peut se concevoir pour tous les élèves dans une filière identique. Il faudrait alors imaginer une diversification des filières telle que tout élève, quel que soit son niveau, puisse obtenir un diplôme - de préférence avec mention. Car tout en coûtant moins cher, il faudra aussi que l’école satisfasse aux attentes du public et s’occupe de la jeunesse le plus longtemps possible, en créant le moins de désaccords possible. " Éduquer, enseigner, intégrer et promouvoir ", voici les trois missions que le rapport fixe à l’école de demain. Mais le véritable objectif qui anime le rapport est plus simple : il s’agit de gérer les élèves. A titre d’exemple, le rapport suggère d’augmenter le temps de présence des enseignants de quatre à huit heures par semaine. Une telle proposition montre bien que la qualité de nos préparations et de nos évaluations n’est pas un souci pour les auteurs du rapport. Leurs priorités sont claires : il est préférable que nous utilisions notre temps de travail pour encadrer les élèves en dehors de nos cours plutôt que nous passions du temps à nous documenter, à préparer nos cours et corriger nos contrôles.


3/ La recherche d’une organisation idéale des établissements scolaires.

      Une part importante des propositions de la commission Thélot concerne l’organisation des établissements scolaires. Pour les auteurs, c’est là que se situe le levier qui permettrait de résorber le décalage entre l’école et la société. C’est par son fonctionnement que l’école est censée convaincre de la validité de ses valeurs, plutôt que par l’affirmation de ces valeurs où par leur traduction en terme de contenus d’enseignement. S’ensuivent toute une série de propositions assez précises : création de nouvelles structures de concertation et de décisions - par exemple le conseil de la communauté éducative dont on ne distingue pas clairement la spécificité par rapport au conseil d’administration…. ; création de nouveaux échelons de décision et de responsabilité - comme la direction des études au sein de l’établissement ; création d’une nouvelle fonction : la " coordination de la personnalisation des apprentissages " (si, si ! c’est vrai !) ; création d’une nouvelle unité territoriale : la " collectivité d’éducation "… etc. L’idée forte de cette profusion de fonctions, échelons et autres structures est la recherche d’une organisation idéale des établissements scolaires, censée résoudre la plupart des problèmes. Les auteurs sont attachés à une vision mécaniste de l’institution. Il suffirait d’une bonne conception des rouages et du mécanisme pour que la machine tourne sans heurt. Cette idée de multiplier les niveaux de responsabilité semblera curieuse aux enseignants d’établissements difficiles : ils savent bien qu’il faut d’abord que l’autorité soit clairement établie et notamment au niveau de la direction pour que l’établissement puisse fonctionner. Tout éparpillement de l’autorité conduit à la dissolution de celle-ci car chacun rejette la responsabilité sur les autres. Il ressort du rapport une vision inquiétante de l’école de demain, sorte de chaîne de production apportant de la valeur ajoutée aux élèves, fonctionnant à flux tendus, s’efforçant au " zéro défaut " (bons résultats pour tous les élèves), soucieuse de s’auto-évaluer et d’améliorer son rendement…

      A côté des questions d’organigrammes, la commission prend position pour une autonomie accrue des établissements, censée améliorer le fonctionnement de l’école. Ce thème est aujourd’hui très à la mode. On vante les mérites supposés de plus grandes marges de manœuvres pour les chefs d’établissements. Mais on voit mal comment une telle autonomie s’accorderait avec l’immense demande d’égalité qui ressort du débat sur l’école. Comment éviter en effet que des établissements très autonomes ne tendent à s’éloigner de plus en plus les uns des autres ? Le rapport réaffirme la nécessité d’une discrimination favorable aux établissements défavorisés (politique des ZEP) tout en prônant l’autonomie des établissements… C’est contradictoire car avec plus d’autonomie, les établissements favorisés auront toutes les facilités pour renforcer leurs atouts et creuser l’écart avec les autres.


4/ Les élèves ou les savoirs au centre du système : un débat dépassé ?

      La loi d’orientation sur l’école de 1989 plaçait explicitement " l’élève au centre du système éducatif ". Cette posture fut de plus en plus fortement critiquée face à la montée de l’incivilité et de la violence. En effet, certains élèves " placés au centre du système " semblèrent en tirer la conclusion que tout leur était dû sans qu’aucun devoir ne soit exigé d’eux en contrepartie. La prise de conscience d’une crise de l’autorité favorisa ainsi la remise en cause de " l’enfant roi " dans l’école. Les auteurs du rapport évacuent aisément ce débat en déclarant qu’il est " aujourd’hui dépassé ". Mais là encore, la lecture du rapport ne convainc pas de cette neutralité proclamée des auteurs quant à ce débat. A titre d’exemple, la réforme de l’orientation proposée par la commission est particulièrement explicite. Un " conseil d’orientation " déciderait à la fois de l’orientation et de l’affectation des élèves en fin de troisième. Une priorité serait donnée au projet de l’élève en évitant au maximum que ses résultats ne le pénalisent. Et (tenez-vous bien !) les professeurs de troisième ne feraient pas partie de ce conseil ! ! On imagine aisément qu’ainsi les exigences de niveau scolaires interviendraient pour une part minime dans le processus d’orientation. Seuls prévaudraient le " projet éclairé " de l’élève, et bien sûr les exigences chiffrées de l’institution en terme de gestion des flux d’élèves. Les professeurs n’ont déjà plus le pouvoir de décider du passage et de l’orientation en fin d’année. Cette réforme les dépouillerait même de toute influence sur l’orientation.

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      Ainsi, malgré une analyse assez pertinente de l’actuelle crise de l’éducation, et tout en prétendant répondre au souhait formulé par les Français de " faire réussir tous les élèves ", la commission Thélot nous propose une école allégée, centrée sur les savoir-faire et les comportements plutôt que sur la transmission d’une culture et de valeurs dignes de ce nom. Tous les élèves réussiront peut-être… mais que réussiront-ils au juste ?


Jean-Christian Jolly

09/2004