Faut-il réhabiliter la chronologie pour retrouver le sens de la profondeur historique ?

Télérama n° 2880 - 23 mars 2005


Alain Corbin. Historien des mentalités, spécialiste du XIXe siècle, il a publié plusieurs livres, notamment sur l'histoire du corps, de l'odorat... Il vient de diriger 1515 et les grandes dates de l'histoire de France revisitées par les grands historiens d'aujourd'hui (éd. du Seuil, 480 p., 19 €), ouvrage réalisé avec le concours de Maurice Agulhon, Christophe Charle, Marc Ferro, Philippe Joutard, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Le Goff, Michèle Perrot, Jean-Pierre Rioux.

Volontiers joueur, l'historien Alain Corbin a eu une idée simple : relire le manuel d'histoire de ses années de primaire, en 1943-1945 en Basse-Normandie, Comme il n'a pas retrouvé " son " livre, il en a choisi un autre, de 1938 celui-là (28e édition) et signé Désiré Blanchet et Jules Toutain, " l'un, proviseur du lycée Louis-le-Grand-c'est-ce-qu’on-fait-de-mieux, plaisante Alain Corbin, et l'autre inspecteur d'académie. Bref, un manuel qui a fait ses preuves ! ". L'historien a demandé à une cinquantaine de ses collègues - et non des moindres - d'effectuer avec lui cette relecture et de commenter à la lumière d'aujourd'hui chacune des grandes dates " qu'il fallait retenir " à l'époque, de Bouvines à Marignan, de la bataille de Poitiers à celle d'Austerlitz, de la guerre de Cent Ans à l'assassinat d'Henri IV... Cela donne 1515 et /es grandes dates de l'histoire de France revisitées par tes grands historiens d'aujourd'hui. Car le jeu a eu très vite un autre enjeu : sonner le tocsin ! En n'enseignant plus la chronologie, ne fabriquons-nous pas des générations d'amnésiques ? N'avons-nous pas perdu, dans notre époque obsédée par le présent, le sens de la profondeur historique ?

Télérama : Le manuel que vous avez " revisité " date de 1938. N'en révèle-t-il pas autant sur les mentalités d'alors que sur l'histoire de France ?

Alain Corbin : II est surtout imprégné de la vision de l'histoire construite au XIXe siècle par Michelet, et diffusée par Ernest Lavisse [l'auteur d'une monumentale Histoire de France, mort en 1922, NDLR]. Cette histoire est fondée sur le grand récit national : il s'agit d'aimer la patrie et pour cela de savoir comment la nation s'est construite, quels ont été ses malheurs - très important, les malheurs ! -, ses triomphes, ses héros, ses progrès, qu'il vous appartiendra, " mes petits amis ", comme l'écrivent Toutain et Blanchet, de prolonger... Le message est moral, prescriptif, identitaire. Après la Seconde Guerre mondiale, on s'est posé évidemment beaucoup de questions sur cette légende dorée...

Télérama : Ce manuel retient la date du 14 juillet... 1790, fête de la Fédération, et non pas 1789, prise de la Bastille. Pourquoi ?

Alain Corbin : Parce que le seuil de tolérance à la violence a diminué au cours du XIXe siècle. Quand la IIIe République se choisit une fête nationale en 1880, il est évident que la fête de la Fédération est plus exaltante que des têtes fichées au bout de piques. La IIIe République commençante veut rassembler les provinces et les communes ; elle est elle-même issue d'un grand espoir de " fédération ", un mot dont Michelet lui-même disait qu'il lui procurait une intense émotion.

Télérama : Peut-on dire que toute date historique est une construction ?

Alain Corbin : Puisqu'elle résulte toujours d'un choix, elle indique la vision que l'on veut transmettre du passé, lequel est lui-même une construction ! Toutes les dates retenues dans le manuel de 1938 se réfèrent donc à des événements importants pour la nation de l'époque. Exemple : 1453, " Charles VII le victorieux met fin à la guerre de Cent Ans "... qui n'a pas duré cent ans et qu'on n'a appelée ainsi qu'au XXe siècle. Dans un manuel plus récent, on dirait surtout " 1453 : prise de Constantinople par les Turcs ", mais cet événement ne sert pas le grand récit national de 1938, alors on retient plutôt la bataille de Castillon de Charles VII...

Télérama : Vous réhabilitez le rôle de la chronologie dans l'apprentissage de l'histoire. Etait-ce votre intention dès le départ ?

Alain Corbin : Non, l'entreprise a commencé comme un jeu et je ne mesurais pas alors toute l'ampleur du problème ! Mais, chemin faisant, j'ai interrogé beaucoup de professeurs qui m'ont affirmé que les étudiants de première année d'histoire sont, pour la plupart, incapables d'énumérer les régimes français du XIXe, et s'ils y placent Napoléon, beaucoup ne savent pas le situer exactement Ils constituent pourtant les nouvelles générations de professeurs qui vont entrer dans l'Education nationale.

Télérama : La situation a-t-elle empiré ? Anonner " 1515 ; Marignan ", était-ce pour autant connaître l'histoire ?

Alain Corbin : Stendhal disait déjà que les dates étaient " le bête de l'histoire ". Elles font appel à la mémoire au détriment de la compréhension. La récitation a souffert du même discrédit, les tables de multiplication, les règles de grammaire, la liste des départements français, aussi... Certains historiens de l'éducation prétendent qu'au fond on n'a jamais su les dates que les élèves apprenaient comme des perroquets. Je suis convaincu que ce n'est pas vrai ! Dans la " province profonde " des années 50-60, dont je peux témoigner d'expérience, on pouvait avec le notaire, le médecin, l'instituteur, l'ébéniste évoquer un bâtiment du XVIIIe siècle, voire un livre du XVIIe, en sachant en gros de quoi on parlait.

Le mode de transmission du savoir était, subrepticement mais profondément, chronologique : l'enseignement du français était en grande partie fondé sur une histoire de la littérature (souvenez-vous du Lagarde et Michard !), la philosophie aussi, et même en sciences, on progressait selon un fil historique : Thaïes et Pythagore, puis Pascal et Newton... La succession des temps était le socle sur lequel était conçu tout l'enseignement. Il s'est vraiment passé quelque chose depuis, quia conduit à l'effacement de la profondeur historique. C'est le " présentisme " décrit par le sociologue Michel Maffesoli et le philosophe François Hartog : les moins de 40 ans ont été élevés dans le culte du présent.

Télérama : Ainsi, l'image des Twin Towers en flammes le 11 septembre 2001 se retrouve en 2005 en couverture d'un manuel d'histoire de terminale...

Alain Corbin : Dans les années 60, quand j'ai commencé d'enseigner à l'université, beaucoup de collègues pensaient que le XXe siècle n'était pas de l'histoire, mais du journalisme. Aujourd'hui, nous sommes un peu dans l'excès inverse. Or, quand on fait l'histoire du temps présent, on ne dispose pas du matériau de l'historien, mis à part la curiosité qui risque toujours de surinvestir l'événement Ce qui ne veut pas dire que l'événement n'a pas d'histoire, mais elle se lit à ses conséquences. A côté de cela, certaines dates immenses sont moins souvent retenues comme dates historiques : les bombes sur Hiroshima et Nagasaki en 1945, par exemple. Or, dans l'histoire humaine, c'est un événement absolument énorme !

Télérama : Ne retrouve-t-on pas ce " présentisme " dans la pédagogie, qui consiste à s'appuyer sur ce que l'élève connaît déjà ?

Alain Corbin : C'est vrai, on part de l'environnement subjectif de l'élève pour l'intéresser au passé. On lui montre son père, son grand-père, son arrière-grand-père, cela le conduit jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, évidemment Vichy et la Shoah, éventuellement jusqu'à celle de 14, et il " tourne " là-dedans. Ce qui aboutit à survaloriser le XXe siècle d'une façon inouïe.

Télérama : Quel manuel d'histoire aimeriez-vous concevoir aujourd'hui ?

Alain Corbin : Je sais qu'il faut restaurer de la chronologie, mais laquelle ? Il est évident que le grand récit national n'est plus tenable. Depuis 1945, le monde a changé, la place de la France dans le monde aussi. Il est donc très difficile d'envisager un axe chronologique unique. J'entrevois deux options. Soit rester dans le même type de récit " nationaliste " et souvent identitaire, mais en substituant l'Europe à la France. On ferait entrer la Reconquista espagnole, Luther et la Réforme, Vienne menacée par les Turcs en 1683... Soit se contenter d'une centaine de dates dessinant un tableau synoptique de l'histoire de la planète. Le problème serait d'y faire entrer les sociétés sans histoire datée, par exemple l'Afrique équatoriale. Quoi qu'il en soit, option Europe ou option planète, ou pourquoi pas encore option régionale, il s'agit d'apprendre le sens de ia succession des temps. Qu'on la raccroche à l'histoire de la Normandie ou a celle de la Chine, au fond peu importe ! L'importance de la chronologie, c'est qu'on en ait une !

Télérama : Vous qui êtes un historien des mentalités, pourquoi ce soudain intérêt pour ce qu'il y a de plus classique en histoire ?

Alain Corbin : II serait absurde de craindre que ce " retour à la chronologie " sonne le glas de l'histoire des représentations ou de l'histoire sociale. Au contraire, cette histoire-là ne peut s'écrire que sur un socle de connaissances, sinon c'est de la bouillie. Lucien Febvre lui-même, fondateur de l'école des Annales, ne dirait sans doute pas autre chose. En ignorant l'effacement de la chronologie, on enseigne et écrit l'histoire comme ces personnages de dessins animés qui continuent de courir au-dessus du précipice... avant de tomber dedans.

Propos recueillis par Catherine Poitevin