Sur l'enseignement de l'arithmétique à l'école primaire.

Revue pédagogique, Février 1904.

Reproduit dans "Pages choisies de pédagogie contemporaine Extraits recueillis par C. Savard ", Delagrave, 1940, p.381 et suivantes.


Jules Tannery (1848 –1910) est un mathématicien français spécialiste d'Evariste Galois. Son frère, Paul Tannery, philosophe et historien des mathématiques participa à l’édition des œuvres de Descartes, Diophante et Fermat.
Des biographies de Jules et Paul Tannery sont disponibles à :
http://www-history.mcs.st-andrews.ac.uk/history/Mathematicians/Tannery_Jules.html
http://www-history.mcs.st-andrews.ac.uk/history/Mathematicians/Tannery_Paul.html
Texte transmis par Jean Pierre Rivenc, professeur d’histoire à l’I.U.F.M. de Quimper.
Michel Delord 14/02/2002



 

      D'excellents esprits se préoccupent de la façon routinière et mécanique dont l'arithmétique serait enseignée à l'école primaire : la méthode suivie, dit-on, ne vise nullement à développer la faculté de raisonnement des enfants. " Tandis que les autres études, celles de l'histoire, de la morale, du français, par exemple, en dehors des connaissances spéciales dont elles meublent la mémoire, concourent puissamment à former l'esprit, le calcul, tel qu'il est enseigné, ne favorise nullement le développement intellectuel du jeune écolier. " Ailleurs, on se plaint de l'insuffisance des soi-disant raisonnements qui accompagnent, d'habitude, les solutions des problèmes, raisonnements d'où la raison est bannie, et qui sont, le plus souvent, reproduits d'après quelques modèles.

      Ces préoccupations sont excellentes ; leur source est dans le désir de voir cultiver à l'école les qualités supérieures de l'enfant, dans le souci du progrès, dans la haine de cette paresse intellectuelle où la fatigue du métier peut faire tomber le meilleur maître, s'il ne veille pas incessamment sur lui. Malgré le profond respect que j'ai pour l'origine de ces préoccupations, je n'ai pu m'empêcher de les trouver excessives et, puisqu'il est dangereux de vouloir trop bien faire, puisqu'on risque de se décourager en voulant viser trop haut, je demande la permission de m'en expliquer ici ; il va de soi que je n'apporte pas des observations personnelles, mais des réflexions sur un sujet auquel j'ai beaucoup pensé. Le lecteur, qui connaît mieux que moi les choses de l'enseignement primaire, sera juge de la mesure dans laquelle ces réflexions s’appliquent à la réalité des faits.

      L'instituteur, cela est entendu, doit saisir toutes les occasions qui s'offrent à lui de développer la moralité de ses élèves, leur intelligence et leur jugement ; lorsqu'il peut éclairer pleinement ce qu'il enseigne, en donner toutes les raisons, qu'il le fasse ; c'est pour le mieux. Mais faut-il qu'il interdise à ses élèves de croire à ce qu'il leur dit, lorsqu'il ne leur apporte pas une démonstration complète, une de ces démonstrations qui font que la chose enseignée appartient désormais à l'élève qui l'a comprise tout autant qu'au maître qui l'a enseignée ? S'il en était ainsi, que deviendrait l'enseignement de l'histoire, du français, de la morale ! Faudra-t-il, pour qu'on n'accuse pas l'enseignement d'être dogmatique, expliquer aux enfants ce qu'est la critique des textes, ou la philologie, et discuter les fondements de la morale ! Personne n'y pense, et si toutes ces explications et toutes ces discussions étaient possibles, ne resterait-il plus dans l'enseignement de l'histoire, du français et de la morale aucune de ces vérités auxquelles l'enfant est obligé de croire parce qu'elles lui sont affirmées par un homme en qui il a confiance ? Et pourquoi donc le maître ne solliciterait-il pas la confiance de ses élèves, quand il leur apprend l'arithmétique et qu'il a le droit de leur dire en toute sincérité : " Si vous travaillez bien, plus tard, en vous donnant un peu de peine, vous pourrez reconnaître par vous-mêmes la vérité de ce que je vous affirme? " Que l'élève sache distinguer entre l'affirmation à laquelle il croit, et la démonstration qu'il comprend, c'est en cela que consiste l'esprit critique ; il ne consiste pas à rejeter toutes les affirmations. Reconnaître la sincérité de celui qui parle, et qui dit toujours la vérité, se fier à celui qui sait, ne juger par soi-même que ce que l'on connaît et ce que l'on comprend par soi-même, s'avouer que l'on ignore beaucoup, ce n'est là, pour les hommes faits ou les écoliers, ni une cause d'erreur, ni la marque d'un défaut d'intelligence.

      D'autre part, il y a, dans tous les enseignements, une partie mécanique et routinière qu'il faut accepter avec modestie. Rien n'est plus élevé que le rôle de l'instituteur ; encore faut-il qu'il sache descendre des hauteurs de ce rôle et qu'il ne prétende pas former le cœur et l'esprit de ses élèves quand il leur apprend la table de multiplication. Je veux bien qu'il en tire une leçon de morale, et c'est qu'il y a des choses ennuyeuses qui sont fort utiles ; mais cette leçon même, il ne la répétera pas toutes les fois qu'il demandera à ses élèves combien de fois font sept fois huit, ou sept fois six ; de même, dans tout métier, il y a des gestes qu'il faut apprendre à faire automatiquement, et qu'il faut répéter des milliers de fois avant de les bien faire ! Que l'on soutienne l'enfant ou l'apprenti par l'espoir d'un temps où la répétition de l'effort aura supprimé la difficulté, j'en suis d'avis ; mais qu'on se garde bien de lui inspirer du mépris pour ce qu'il entre de machinal dans cette répétition. Il faut que le geste soit machinal.

      L'enseignement de l'arithmétique, dit-on, semble n'avoir plus d'autre objet que de mettre l'écolier en état d'appliquer un certain nombre de règles qu'il ne comprend pas. Il ne faudrait pas s'exagérer l'importance de la justification théorique de certaines règles ou opérations : je m'imagine que tout le monde reconnaît l'impossibilité de justifier à l'école, par un raisonnement rigoureux, la règle de la division des nombres entiers, mais que, tout en reconnaissant cette impossibilité, quelques personnes s'en affligent. Je voudrais qu'elles se consolassent entièrement. Si c'est là ces règles que l'écolier ne comprend pas, il n'y a pas lieu de s'en émouvoir, à mon avis. Sans doute, celui chez qui la curiosité scientifique s'est éveillée, désire se rendre compte, au moins une fois, des règles ou des procédés qu'il applique ; encore ne pense-t-il pas à la théorie qui justifie ces procédés lorsqu'il les applique : il ne doit pas y penser; il doit mettre toute son attention dans l'application correcte des règles qu'il sait être vraies, et plus cette application est machinale, plus elle est sûre. Le mathématicien même emploie des outils qu'il n'a pas vérifiés et dont il ignore parfois comment ils ont été fabriqués. Malgré toute sa critique, c'est un homme qui se résigne à avoir confiance en d'autres hommes ; la table de logarithmes qui est sur sa table, il n'en a sûrement pas vérifié tous les nombres. Sait-il seulement comment on s'y est pris pour la construire ? Pas toujours, au moins dans le détail. Et pour d'autres tables numériques, dont il se sert à l'occasion, il ne s'est même jamais posé la question. Est-il un seul mathématicien qui ne se soit jamais servi d'un théorème ou d'une formule qu'il serait incapable d'établir au moment où il l'utilise ? Quel ingénieur, même sorti de l'École polytechnique, qui n'a pas recours, à l'occasion, à un aide-mémoire, voire à un barème? Pourquoi ne pas permettre aux enfants d'accorder à leur maître cette confiance que le mathématicien de profession accorde volontiers à d'autres mathématiciens qui ont calculé des tables numériques, ou dressé des recueils de formules ? Pourquoi ne croiraient-il pas ce maître quand il leur dit que c'est ainsi qu'on s'y prend pour faire une multiplication ou une division ?

      Ce que les enfants ont besoin de comprendre, c'est le sens de l'opération, c'est ce qu'elle permet d'obtenir. Je m'imagine qu'on leur apprend cela à l'école, et, peut-être, mieux qu'on ne fait au lycée.

      Je ne crois pas trop m'avancer en disant qu'il y a plus d'un bachelier ès sciences, qui a étudié l'algèbre et la trigonométrie, pour qui la division est une opération dans laquelle on met le dividende à gauche, le diviseur à droite, à l'intérieur d'un angle droit, dans laquelle on sépare, etc. ; c'est la description de l'opération, non sa définition, non ses propriétés, qui subsiste dans son esprit. Voilà ce qu'il faut éviter, à l'école comme au lycée. Comment arrive-t-on à faire comprendre aux écoliers le sens de chacune des quatre règles ? Je crois bien que, là-dessus, la plupart des instituteurs m'en remontreraient. C'est au fond la définition de l'opération qu'il s'agit d'éclairer : ils ne commencent pas par dicter à leurs élèves une belle phrase abstraite, qui ferait ouvrir de grands yeux à tous ceux qui ne sont pas résignés à apprendre sans comprendre ; non ils commencent par des exemples concrets, avec des nombres très simples : j'ai sept billes dans ma poche gauche et cinq dans ma poche droite ; je prends ces cinq billes et je les mets dans ma poche gauche ; combien y a-t-il de billes dans cette poche gauche ? Des douze billes qui sont maintenant dans ma poche gauche, j'en prends cinq que je mets dans ma poche droite ; combien en restera-t-il dans ma poche gauche ? Et si je remets ces cinq billes dans cette poche gauche, combien contiendra-t-elle de billes ? Voici quatre petits tas dont chacun comprend cinq billes ; je mets toutes les billes en tas ; combien y en aura-t-il dans ce tas ? J'ai dix-neuf billes que je veux partager entre cinq enfants ; chacun reçoit trois billes, et il m'en reste quatre. Chaque opération reçoit son nom. Les exemples sont repris, multipliés, diversifiés. Les nombres sont assez simples pour que les calculs puissent se faire de tête, ou même sur des objets réels ; on demande aux enfants, pour une foule de petits problèmes, non seulement d'arriver au résultat, mais de reconnaître chacune des opérations qu'ils ont faites, de la nommer ; on passe à des cas un peu plus compliqués où il faut faire deux, trois de ces opérations ; là encore, il ne suffit pas que les enfants trouvent le résultat exact, ils doivent analyser le calcul qu'ils ont fait : d'abord une addition, puis une soustraction, etc. Sans doute tous ceux sous les yeux desquels cette page est tombée se disent : " Oui, c'est ainsi que l'on fait, à peu près, avec des exemples, ou avec d'autres... " Et comment ferait-on autrement ? Il suffit d'y penser, et d'avoir eu des enfants à qui l'on a appris à compter. Eh bien ! tout cela n'est nullement mécanique. Reconnaître les cas où il faut faire cette opération , et non cette autre, sentir ce qu'il y a de commun dans les cas où l'on fait la même opération, c'est faire acte d'intelligence, de la même intelligence qui nous sert à grouper des individus, ou des mots, ou des faits, dans une même famille, sous une même loi. Et l'enfant est capable de ces actes intellectuels, parce qu'ils se rapportent à des objets qu'il peut voir, toucher ou imaginer, et que l'effort d'attention qu'ils exigent est court.

      Fixer l'attention sur de longs raisonnements abstraits, où les conclusions se développent l'une après l'autre n'appartient qu'à des esprits formés, où les aptitudes logiques se sont développées.

      Au bout d'un certain temps, quand il juge que le moment est venu, que les écoliers ont vu et reconnu assez de faits pour comprendre un énoncé général, l'instituteur définit chacune des règles : je crois bien que l'écolier, qui comprend cette définition abstraite, y trouvera quelque joie, et qu'il se donnera volontiers la peine d'en fixer les termes dans sa mémoire. Devant des questions toutes pareilles à ces questions qu'il sait résoudre, mais où les données sont un peu plus compliquées, les nombres un peu plus grands, l'enfant sent qu'il lui manque quelque chose : cela est trop long pour qu'il s'en tire ; il n'en finirait pas de compter sur ses doigts ou avec des boules. Comment faire ? Il est tout découragé. Le maître lui dira : " Je vais vous apprendre un moyen d'aller plus vite " ; il enseignera le mécanisme de la règle. Je ne suis nullement scandalisé à l'idée que l'enfant ne se rendra pas compte du pourquoi de ce mécanisme, et la confiance qu'il accordera à son maître ne me déplaît en aucune façon. Sans doute, il est bon que l'ouvrier connaisse son outil ; exigera-t-on, pour cette raison, qu'il ne se serve que d'outils qu'il est capable de fabriquer lui-même, ou seulement même qu'il peut démonter ou remonter ? Il doit savoir ce qu'il peut faire de son outil, les cas où il doit le prendre, ceux où il lui en faut un autre ; il doit être très habitué à s'en servir. De même en arithmétique deux points importants : reconnaître quelles opérations on doit faire, c'est-à-dire, au fond, bien comprendre les définitions ; puis, savoir faire correctement ces opérations : le premier point est affaire d'intelligence, le second de routine, ou, pour parler mieux, d'habitude. Il ne faut pas mépriser cette routine-là ; le résultat est un profit très clair qu'on emporte de l'école ; que de fatigues, d'agacements, que de temps elle épargnera à l'homme fait, à l'ouvrier, au contremaître, à l'ingénieur ou au savant !

      Et dans la partie même de l'enseignement du calcul qui s'adresse vraiment à l'intelligence, il faut faire sa part à l'habitude. N'est-ce point en vertu de l'habitude que nous reconnaissons si vite les choses qui nous sont familières, que nous les nommons de suite, que nous n'hésitons pas sur le parti que nous pouvons en tirer ? N'est-on pas allé jusqu'à soutenir que l'évidence même n'était qu'une longue habitude, qui s'accumule dans la race, et dont les individus profitent !

      Cette explication raisonnée des opérations fondamentales, à laquelle on attache tant de prix, j'admettrais fort bien qu'on la laissât de côté, même pour des enfants qui reçoivent quelque éducation théorique. Il est beaucoup plus important de savoir les propriétés des opérations que d'être en mesure de justifier la façon dont on les effectue, et quelques unes de ces propriétés peuvent être enseignées et démontrées à l'école : est-il difficile, par exemple, de faire comprendre à des écoliers, sur des exemples concrets, que pour multiplier un nombre par une somme, on peut multiplier ce nombre par les éléments de la somme et ajouter ensuite les produits partiels. Les propositions de ce genre, dont les unes peuvent être démontrées complètement, dont les autres seront simplement énoncées et vérifiées, sont beaucoup plus précieuses que ce qu'on appelle " la théorie de la multiplication, ou de la division ". Les problèmes où l'on pourra les utiliser ne manquent pas ; elles contribuent à la vraie intelligence des définitions, dont elles sont des conséquences logiques. C'est elles d'ailleurs qui mènent plus loin, puis servent, par exemple, à l'intelligence de l'algèbre, dont on peut pousser l'étude aussi loin qu'on veut, sans avoir jamais besoin de la " théorie de la division ".

J. TANNERY.