Leçon de français


(Article paru dans la publication en ligne " Spiked ", sous le lien http://www.spiked-online.com/Articles/0000000CAAD6.htm )

Le 28 avril 2005

Trois nouveaux livres écrits par des enseignants français dénoncent les illusions du modèle d’éducation " centré sur l’enfant ".

Marc Le Bris : " Et vos enfants ne sauront pas lire … ni compter ",
Rachel Boutonnet : " Journal d’une institutrice clandestine ",
Fanny Capel : " Qui a eu cette idée folle un jour de casser l’école ? ".

" La seule utilisation de la pédagogie moderne consiste à justifier l’abandon des ambitions que nous avons eues autrefois pour nos enfants. Nous sommes face à une véritable catastrophe culturelle. " écrit Marc Le Bris, 50 ans, directeur d’une école primaire à Médréac en France. Son livre est une critique de la philosophie centrée sur l’enfant qui est au centre des réformes du système éducatif français depuis trente ans, et une défense de l’idée remontant au siècle des Lumières selon laquelle l’éducation doit être fondée sur la transmission des connaissances à chaque citoyen.

Encore écolier en mai 68, l’auteur de ce livre passionné a débuté sa carrière d’enseignant avec un esprit moderniste. A l’issue de sa formation de professeur en 77, il avait retenu avant tout un principe : " que les professeurs de la vieille école étaient pratiquement incompétents ; ils étaient ridicules […] c’étaient des tâcherons bornés qui travaillaient en dépit du bon sens. " Cependant, écrit-il, : " les élèves des professeurs les plus âgés […] obtenaient les meilleurs résultats. En sixième, leurs élèves arrivaient mieux préparés. Mes élèves, dorlotés par les méthodes modernes, étaient soumis à un handicap scolaire au sujet duquel j’éprouve de la honte aujourd’hui. "

Avec Rachel Boutonnet et Fanny Capel, M. Le Bris est membre de Sauver les Lettres, collectif fondé par des enseignants en l’an 2000 pendant le mouvement de revendications qui a poussé le ministre de l’éducation, Claude Allègre, à la démission. Cette organisation fait campagne contre le système d’éducation centré sur l’enfant grâce à son site Internet, à de nombreux livres et à d’autres types d’initiatives publiques. Début février 2005, une des enquêtes menées par ce groupe, qui mettait en évidence le déclin des capacités orthographiques des élèves français, a reçu une large répercussion publique dans la presse française et britannique (1).

Le principe de l’éducation centrée sur l’enfant se fonde sur la théorie constructiviste de l’apprentissage selon laquelle les élèves construisent leurs propres savoirs en analysant leur expérience. Selon Marc Le Bris, cette théorie est faussée parce que c’est l’ensemble de l’humanité, et non pas l’enfant en tant qu’individu, qui construit le savoir. La prédominance du constructivisme implique que les élèves deviendront, au mieux, des autodidactes auxquels manqueront les bases solides de l’apprentissage systématique.

En Grande Bretagne, il existe aussi une forte répugnance à la transmission des connaissances. L’idée que les élèves doivent être " actifs " et qu’ils doivent devenir " des apprenants autonomes " plutôt que de dépendre du savoir de leurs professeurs, cette idée-là est rarement remise en question.

Le directeur d’une école indépendante m’a récemment posé la question suivante : " On nous accuse souvent de gaver nos élèves. Comment pouvons-nous les aider à devenir des apprenants autonomes ? "

Rachel Boutonnet aurait pu répondre à cette question. Institutrice française dans une école primaire et détentrice d’une maîtrise de philosophie, elle a tenu un journal tout au long de sa formation de professeur et de sa première année d’exercice. Elle a publié ce journal en 2003. Elle refuse l’idée selon laquelle les méthodes d’enseignement traditionnel rendent les élèves passifs : " Je pense qu’il est impossible d’apprendre tout en étant passif. Si vous avez appris quelque chose, vous avez été forcément actif ; […] Pour écouter, vous êtes obligé de vous concentrer. Ce que vous dit le professeur, vous devez vous l’approprier. Cela demande souvent des efforts et de la volonté. "

Elle met aussi en question la croyance selon laquelle les prétendues méthodes actives mènent à l’autonomie des élèves : " Le fait que les élèves soient en " mode de recherche " ne signifie pas qu’ils sont actifs. Souvent […] ils ne font que singer une activité. Ils exécutent les directives que le professeur a rédigées pour eux. Sur le plan intellectuel, ils sont passifs. "

La méthode constructiviste n’est pas tant une alternative à des méthodes d’enseignement modernes qu’une anti-méthode. R.Boutonnet a bien décrit le mouvement destructeur qui se cache là-derrière : " En refusant de transmettre des connaissances, les formateurs du professeur ont quand même transmis quelque chose. Ils n’ont pas pu l’éviter, puisqu’ils étaient dans la situation de professeurs […] ce quelque chose était le rejet de la connaissance. Dans ce domaine, c’étaient des experts. "

Les limites du modèle centré sur l’enfant deviennent évidentes dans la manière dont on enseigne la lecture aux élèves. Le choix des méthodes de lecture divise la communauté enseignante entre traditionalistes et modernistes. Les méthodes centrées sur l’enfant, par exemple la méthode globale, se fondent sur l’idée que les enfants doivent apprendre à lire de manière " naturelle " exactement comme ils apprennent à parler, tout en construisant les règles eux-mêmes. Ces méthodes commencent par utiliser des textes entiers, avec l’aide d’images, et on s’attend à ce que l’enfant reconnaisse les mots entiers à partir de leur forme et en s’appuyant sur le contexte avant de pouvoir décoder chaque lettre. On demande aux enfants de deviner d’abord, et seulement à la fin de ce processus, on leur apprend à découper les mots pour retrouver les sons et les lettres qui les composent.

La recherche montre que la partie la plus fondamentale de l’enseignement doit être centrée sur le sujet.

A l’inverse, les méthodes centrées sur le sujet guident l’enfant pas à pas du simple au complexe. A l’aide de phonèmes synthétiques ou explicites, on enseigne l’alphabet en commençant par les associations de lettres et de sons les plus régulières. Par exemple, en anglais, la lettre ‘a’ fait [a] comme dans apple et non pas [ei] comme dans gate. Cette méthode simplifie la réalité, la distord même dans un but pédagogique de façon à décomposer le processus d’apprentissage en étapes graduées. Par exemple, pour lire le mot cat, cette méthode enseigne que les lettres c et a, quand on les met ensemble font [ca] même si la syllabe ca n’a pas de sens en anglais. Parce que cette méthode fait la synthèse des sons que font les lettres pour obtenir des syllabes, on l’appelle " synthetic phonics " en anglais et syllabique en français.

En dépit de preuves manifestes au fil des années qui démontrent que la méthode syllabique est de loin la meilleure méthode (2), les spécialistes de l’éducation en France et au Royaume Uni, rechignent à sa mise en œuvre parce que ses principes entrent en conflit avec le modèle centré sur l’enfant. Comme Geraldine Bedell l’explique dans un excellent article de l’Observer, cette résistance est due à la croyance que " la méthode syllabique appartient à l’enseignement traditionnel du type grammaire indigeste… C’est peut-être vrai. Certains conservateurs parmi les spécialistes de l’éducation favorisent peut-être cette technique. Mais, où est le problème si cela permet de savoir lire. " (3)

Etant donnée l’importance du " UK government’s National Literacy Strategy " (N.d.t. : Plan de lutte gouvernementale contre l’illettrisme), on pourrait penser que la méthode syllabique serait recommandée par le " Department for Education and Skills " (N.d.t. :Service pour l’éducation et la formation). Que non point ! Malgré tous les beaux discours qu’ils nous font sur l’acquisition des bases, ce service n’utilise qu’une version très diluée de la méthode syllabique. Comme G.Bedell nous l’explique : " Là où un bon programme syllabique parvient à enseigner 43 combinaisons de sons et de lettres en 16 semaines, le plan contre l’illettrisme fait durer ce processus sur des années. "

En France, M. Le Bris et R. Boutonnet remarquent que la méthode globale est dans les faits une obligation. Le problème, ce n’est pas que les autorités françaises approuvent officiellement la " globale ", c’est seulement que la " syllabique " est une méthode centrée sur le sujet, dirigée par le professeur, et, en tant que telle, on considère que c’est une mauvaise pratique. La rencontre de R.Boutonnet avec son inspecteur montre comment on applique la méthode d’enseignement centrée sur l’enfant. Après avoir été fortement critiquée par l’inspecteur et qu’on lui ait dit qu’elle devait utiliser les nouvelles méthodes de lecture, elle demande si la méthode syllabique est interdite. " Bien sûr que non " répond l’inspecteur. " Quelle drôle de manière de présenter les choses ! Nous ne voulons pas forcer les gens à changer de méthode de façon autoritaire, nous préfèrerions qu’ils y réfléchissent… "

Dans l’annexe de son livre, M. Le Bris présente un certain nombre de rapports d’inspections qui critiquent d’excellents professeurs qui refusent d’adopter les méthodes d’enseignement suggérées par les autorités. Il pense que, bien que ce soit une épreuve désagréable, l’inspection est un moyen indispensable pour la protection de l’éducation des enfants. Pourtant, il déplore le fait que les inspections ont bien changé : il ne s’agit plus de vérifier ce que les enfants ont appris, mais de pousser à la mise en œuvre de méthodes d’enseignement particulières.

A chaque réforme successive, le système d’éducation britannique devient de plus en plus centré sur l’enfant bien que la recherche démontre clairement que la part de l’enseignement la plus fondamentale, celle sur laquelle s’appuieront toutes les connaissances ultérieures, doive être centrée sur le sujet. Si l’on adoptait la méthode syllabique, cela signifierait qu’il faut accepter que la transmission des connaissances constitue le but principal de l’enseignement et que le modèle centré sur l’enfant est faux.

Les modernistes se présentent eux-mêmes comme des démocrates et traitent d’élitiste quiconque veut défendre la conservation d’un certain niveau scolaire. On critique souvent le modèle basé sur la transmission des connaissances car on le juge inadapté pour les enfants de " milieux défavorisés " ou pour les élèves qui ont des difficultés scolaires. Et l’on poursuit : les méthodes traditionnelles sont peut-être très adaptées pour les enfants " scolaires ", mais, dans un environnement hétérogène et multiculturel, le professeur doit répondre aux besoins d’apprentissage de différents types d’élèves. Cependant, l’utilisation des méthodes centrées sur l’enfant pourrait bien être la cause proprement dite de certains des problèmes insolubles de l’école actuelle. Malgré les affirmations selon lesquelles les autres médias ont un rôle à jouer, il n’en reste pas moins que l’accès des enfants à connaissance se fait pratiquement exclusivement grâce à la lecture de livres. La plupart des informations actuellement disponibles sur Internet ne sont accessibles que grâce à la lecture. Si l’on n’enseigne pas aux enfants à lire correctement et rapidement, il ne faudra pas longtemps avant qu’ils ne se retrouvent à la traîne dans la plupart des matières et que leur développement intellectuel n’en soit affecté. Il est facile ensuite de chercher la faute dans leur patrimoine génétique ou dans le milieu socio-économique de leurs parents alors que tout cela n’est dû en fait qu’à une faillite de l’éducation. Le système scolaire crée des inégalités et ensuite il les transforme en conséquences naturelles. Est-ce vraiment le cas ?

Le docteur Kerry Hempenstall, maître de conférence en psychologie et étude des handicaps à l’Institut Royal de Technologie de Melbourne en Australie, nous dit : " Ce genre de pratique erronée est particulièrement dommageable pour les étudiants vulnérables : ceux qui ne sont pas autonomes, qui ne peuvent pas se permettre des stratégies inefficaces, qui font confiance aux professeurs plutôt qu’à leurs parents en ce qui concerne leur éducation. " (4)

Selon cet ancien enseignant qui a travaillé toute sa vie avec des enfants ayant de faibles capacités en lecture, ce qui apparaît comme des déficiences génétiques ou socio-économiques n’est en fait que le résultat de méthodes constructivistes : " Il faut souvent attendre la quatrième année de scolarisation […] avant que les enseignants ne reconnaissent comme légitimes les soucis exprimés par les parents. Ensuite, il est bien tentant de mettre ces problèmes sur le dos de l’héritage génétique ou (ironie suprême) sur le manque d’entraînement à la lecture à la maison, pour ce qui devient, tout d’un coup un problème urgent. "

Ici, en Grande Bretagne, quelle ironie si notre système scolaire qui se présente comme étant centré sur les besoins de l’individu, créait en fait ou du moins accroissait les inégalités de ses élèves à partir de la première année de l’école primaire, puis les légitimait par les arguments suivants: les aptitudes des uns et des autres, les élèves plus ou moins doués, la dyslexie, les milieux défavorisés, les élèves difficiles. Pour ajouter l’insulte à la blessure, notre système d’éducation pourrait alors tout aussi bien prendre pour cible les parents et les envoyer dans des classes pour éduquer les parents.

Fanny Capel, enseignante française dans le secondaire, pense sans aucun doute que le système scolaire crée des problèmes : " Quand je rencontre les parents, qui sont généralement perdus, ils me brandissent les alibis les plus prévisibles et les plus rassurants : " Ma fille est dyslexique " ; " Il a eu un mauvais professeur de français au collège " ; " Elle n’a jamais aimé la lecture. " Ils médicalisent, ils particularisent, ils personnalisent le problème. Ils ont tort sur toute la ligne et l’on peut comprendre pourquoi : comment quelqu’un pourrait-il admettre que c’est l’institution qui, depuis l’école primaire, et en général malgré les efforts de ses professeurs, organise la privation de savoir perpétrée contre leurs enfants. "

La seule solution à cette situation consiste pour les professeurs à revendiquer leur autonomie professionnelle.

Son livre met l’accent en particulier sur la réforme proposée par l’ancien ministre de l’éducation, Luc Ferry qui dénonce l’éducation centrée sur l’enfant qui se trouve derrière le discours de retour aux bases. Elle explique également comment on est en train de se rapprocher de l’objectif de 80% des élèves au baccalauréat grâce à la baisse du niveau scolaire. Dans la dernière partie de son livre, elle s’efforce de fournir une vision alternative d’un système scolaire qui offrirait une bonne éducation scolaire à une majorité d’enfants.

Elle cite le marquis de Condorcet, un penseur des Lumières : " Il est possible d ‘éduquer l’intégralité du peuple en tout ce que l’homme a besoin de savoir pour […] le libre développement de toutes ses capacités mentales et de ses savoir-faire […] de façon à ce qu’il ne se fie pas aveuglément à ceux auxquels il est obligé de confier ses affaires privées ou l’exercice de ses droits […] afin de se défendre contre l’injustice par la seule force de la raison. " (5)

Bien que F. Capel accepte les principes de Condorcet, elle sait très bien qu’ils ne se sont jamais réalisés. Elle dit clairement qu’elle ne veut pas le retour à un " âge d’or mythique " et elle sait très bien aussi que " la majorité des élèves de la troisième république (1871-1940) n’ont pas dépassé le stade du certificat d’études.

Entre l’école du passé qui offrait la connaissance à une minorité d’enfants, et l’école du présent qui, de plus en plus, refuse de transmettre la connaissance, F.Capel refuse de choisir : " Nous devons inventer une école qui n’a jamais existé : une école qui a véritablement les moyens […] d’émanciper intellectuellement l’ensemble d’une génération. "

On accuse d’utopisme ou de conservatisme ceux qui critiquent les modernistes. A ceux-là, F. Capel répond, citant Hannah Arendt (6), que " le conservatisme […] est l’essence de l’activité éducative. " Elle ajoute que " Conserver une école qui donne aux enfants les moyens de changer le monde, constitue le seul projet révolutionnaire digne d’intérêt. " Quant à l’accusation d’utopie, elle la balaie d’un revers de main : " Le seul défi qui nous importe chaque fois que nous entrons dans notre salle de classe, est le suivant : pouvons-nous, le temps d’une leçon, partager avec nos élèves l’idée qu’il n’y a rien de plus important au monde que la lutte émouvante de Baudelaire pour atteindre le ciel ? "

Le fait que ce respect de la part du professeur pour son sujet ne soit pas seulement interprété comme utopique mais soit aussi considéré comme mauvaise pratique, donne la mesure de la faillite de l’éducation moderne. Cependant, aussi difficile soit-il de convaincre les élèves que l’étude de la littérature est une activité qui en vaut la peine, ce ne sera jamais aussi utopique que d’essayer de les enthousiasmer avec le plan national contre l’illettrisme.

La seule voie de sortie, aussi difficile soit-elle, consiste pour les professeurs, à revendiquer leur autonomie professionnelle et à dénoncer les méthodes d’enseignement ridicules imposées par l’état. " Ce livre n’est pas un appel au secours " écrit Fanny Capel, " C’est un appel aux armes". Il serait certainement temps pour nous de nous joindre aux Français.


Michele Ledda est professeur dans le nord de l’Angleterre.

(1) " When Not Learning Your Spelling Is A National Emergency ", Charles Bremner, The Times (London), 3 février 2005.
(2) Voir, par exemple, l’étude récemment publiée et menée sur 7 années, de Rhona Johnston (Université de Hull) et Joyce Watson (Université de Saint-Andrews) : The effects of synthetic phonics teaching on reading and spelling attainment.
(3) " When words fail them ", Geraldine Bedell, Observer, 20 février 2005.
(4) "Reading Problems: The Causal Role Of The Education", Kerry Hempenstall, System, 1999.
(5) "Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain", Condorcet.
(6) " La crise de l’éducation ", in " La crise de la culture ", Hannah Arendt.

Traduit par Joëlle et Philippe Brinon
05/2005