Savoir et autorité


      L'idéologie éducative contemporaine répugne à l'idée d'autorité qu'elle stigmatise comme archaïque et contraire aux idéaux libertaires et égalitaires d'une école démocratique et moderne. Elle répugne tout autant, malgré la suggestion de la langue commune, à concevoir le maître comme étant celui qui détient la maîtrise d'un haut savoir (scientifique, littéraire, ou autre) et ne veut reconnaître en lui qu'un professionnel de la pédagogie – un spécialiste de la transmission des savoirs. Aussi réclame-t-elle, et obtient-elle, qu'il soit désormais résolument formé comme tel. Le résultat est cependant troublant : plus les maîtres sont formés comme "enseignants" – c'est en effet le mot qui convient dans ce cas – et plus ils ont de difficulté à enseigner. Tout se passe comme si les progrès dans la formation pédagogique des maîtres et la dégradation de l'institution scolaire avançaient du même pas. Nombre d'entre eux avouent même ne plus pouvoir assurer la paix – voire la simple sécurité des personnes – dans leur classe et s'enquièrent anxieusement de quelques conseils auprès des spécialistes du maintien de l'ordre. C'est que les élèves ne sont plus ce qu'ils étaient, expliquent alors les idéologues de l'éducation – les Pédagogues, comme les appelaient Alain. Peut-être. Mais encore faudrait-il compter au nombre des choses qui les font être ce qu'ils sont, le type d'enseignement qu'ils ont reçu depuis le premier jour de leur scolarité.

      L'état des lieux est aujourd'hui si préoccupant qu'une disposition législative récente visant à renforcer les sanctions pénales prévues pour le délit d'outrage à "personne chargée d'une mission de service public", lorsque ce délit est commis dans un établissement scolaire, a été massivement interprétée (que ce soit pour s'en féliciter ou pour s'en indigner) comme un renfort judiciaire apporté à l'autorité défaillante des maîtres [1]. Comme si l'autorité magistrale pouvait entretenir le moindre commerce avec un dispositif pénal. Mais il est de fait qu'elle s'effondre. Nous voudrions montrer ici que les conditions de possibilité de l'autorité pédagogique sont, d'une part, la qualité du savoir des maîtres ; de l'autre, la détermination des pouvoirs publics à maintenir l'école dans le cercle de ses compétences propres.


1 – Qu'est-ce que l'autorité pédagogique ?


Un pouvoir paradoxal

      Il y a, dans le phénomène de l'autorité, un élément "mystérieux" qu'un juriste comme Georges Burdeau, par exemple, s'est plu à souligner [2]. Comment un homme en vient-il à reconnaître à un autre le droit de lui imposer un comportement alors même que le second n'a rien à craindre ou à espérer du premier ? Car l'autorité, en son sens le plus général, est un pouvoir de faire faire qui exclut la contrainte, qu'elle soit physique, psychologique ou morale. Ce qui signifie que l'autorité n'est pas la force. Bien mieux, le recours à la force est le signe le plus sûr de l’absence ou de la défaillance de l'autorité. C'est pourquoi les régimes dits autoritaires sont fort mal nommés : c’est parce qu'ils sont dépourvus d'autorité propre qu’ils doivent se soutenir par la violence ou la menace. Hannah Arendt précise le concept à partir d'une seconde détermination : l'autorité exclut non seulement la contrainte mais aussi la persuasion. On s'attend qu'elle explique que celle-ci n'est, in fine, qu'une forme de contrainte plus subtile que la force : ne savons-nous pas, en effet, depuis les sophistes et les rhéteurs grecs, que l'art de persuader consiste à arracher son assentiment à autrui par les artifices du discours ? Ce n’est pas ce point qu’elle relève, mais celui-ci, plus topique : la persuasion, qui opère par un processus d’argumentation, implique l’égalité ; or l’autorité est hiérarchique : "là où l'on a recours à des arguments, note-t-elle, l'autorité est laissée de côté" [3]. Réciproquement, l'expérience est commune, sitôt que l'autorité en est réduite à argumenter et à se justifier, c'est qu'elle est perdue. L'autorité en tant que telle n'existe donc que spontanément reconnue et indiscutée : elle s'impose comme "naturelle", comme évidente par soi. Ce qui revient à dire encore que celui qui se soumet à une autorité véritable n'a pas le sentiment d'être contraint dans sa liberté ; il considère comme légitime ce qu'elle lui prescrit.

      L'autorité pédagogique participe des déterminations de l'autorité en général telles que nous venons de les énoncer : elle est un pouvoir hiérarchique du maître, accepté par les élèves sans aucune négociation liminaire. Mais ce pouvoir est hiérarchique de façon cependant paradoxale : c'est une relation inégalitaire qui travaille à sa propre suppression. Le maître ne se propose pas de dominer l'élève par l'autorité qui lui est reconnue, encore moins de le maintenir dans un état de subordination ; il s'emploie à mettre l'élève en mesure de se passer de lui, à devenir autonome. Pour dire la chose en latin, ce n'est pas un dominus mais un magister. La relation qu'il entretient avec son élève n'est pas celle de seigneur à vassal ; c'est celle d'un homme qui sait plus à un homme qui sait moins et qui se fait, pour cette raison même, l'élève du premier pour apprendre. Ce qui implique accessoirement que la relation d'autorité pédagogique est susceptible de s'inverser le jour où l'élève est à même, par l'étendue de son savoir, de devenir le maître de son maître.


Autorité éducative et autorité pédagogique

      Reste à préciser l'objet propre de l'autorité pédagogique. C'est bien un pouvoir de faire faire, mais circonscrit à une tâche spécifique : celle de faire étudier une ou plusieurs disciplines justement dites scolaires. La remarque est importante, car il est dans la nature même de toute autorité, comme l'a bien vu H. Arendt, d'être bornée [4]. Dans tous les ordres, ce qui fonde une autorité est aussi ce qui lui assigne ses limites. Le maître n'est pas le maître de l'enfant, à la manière dont le dominus est le maître du servus ; il est maître de quelque chose (d'écriture, de géométrie, de grammaire…) et il a sur ce point, mais sur ce point seulement, toute autorité pour conduire l'enfant, qui devient du même coup son élève, comme il l'entend.

      L'autorité pédagogique – ou magistrale, les deux notions sont synonymes – ne doit donc pas être confondue avec l'autorité éducative en général, même s'il est vrai qu'elle en participe. Ici est la grande erreur de la sociologie de l'éducation depuis Durkheim, nous semble-t-il. Certes, il faut rendre hommage à Durkheim d'avoir été l'un des premiers sociologues à rechercher le fondement de l'autorité magistrale. Mais on ne peut manquer de noter qu'à aucun moment il ne prend en compte dans sa réflexion la spécificité de la tâche du maître. Il place sur un seul et même plan la société, la famille et le professeur. Ou plus exactement, la société est pour lui "l'autorité morale" ultime d'où tous ceux qui participent à l'éducation de l'enfant tirent une commune légitimité. D'où un raisonnement analogique et un vocabulaire qui ne peuvent manquer de surprendre chez ce penseur attaché à la laïcité, et qui consiste à comparer le maître à une sorte de "prêtre" de la société : le prêtre "parle au nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la foule des profanes", écrit-t-il ; "[le maître laïc] lui aussi est l'organe d'une grande personne morale qui le dépasse : c'est la société. De même que le prêtre est l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays" [5].

      Durkheim voit bien, cependant, que le lien qui va de la société en général au maître en particulier est trop lâche pour être directement agissant et que, finalement, "ce n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de lui-même" [6]. Mais au lieu de se référer, comme on l'attendrait, à la maîtrise par le professeur des connaissances qu'il enseigne, le sociologue n'évoque qu'un élément psychologique : la force de sa conviction intime, sa "foi intérieure" dans la grandeur de sa tâche sociale. Bref, cette analyse sociologique rassemble tous les éléments qui permettent de transférer de la religion à l'enseignement la redoutable idéologie de la vocation à une mission. Redoutable, parce que sa grandiloquence escamote l'essentiel : se sentir appelé à enseigner et se vouloir investi de l'autorité de la société tout entière à cet effet n'est ni nécessaire, ni suffisant, pour rendre capable d'enseigner quoi que ce soit. La vocation ne peut donc entretenir que des liens contingents avec l'autorité pédagogique.

      Il est clair néanmoins, et nous en convenons avec Durkheim, que l'autorité magistrale est inscrite dans le cadre de l'autorité éducative. Elle concourt donc nécessairement à la même fin. Aussi cette fin doit-elle être élucidée avec un minimum de précision ; ce qui implique de ne pas la dissoudre d'emblée, comme le fait le sociologue, dans la notion très générale de "socialisation méthodique de la jeune génération" – d'acculturation sociale, dirait-on aujourd'hui [7]. L'éducation d'un être humain ne peut avoir d'autre but que de le préparer à une vie proprement humaine. Elle le présuppose donc libre (il n'y aurait pas lieu d'éduquer un être entièrement déterminé par la nature) et le veut libre, c'est-à-dire capable d'assurer la maîtrise de sa vie par le développement de ses aptitudes physiques, intellectuelles et morales.

      D'où la difficulté ; car si l'objet de l'éducation est de mettre entre les mains de l'enfant les moyens de sa liberté, comment la légitimité de l'autorité du maître sera-t-elle reconnue par un sujet qui n'est pas encore libre [8] ? Ne va-t-il pas au contraire contester l'arbitraire d'une autorité qui lui impose des tâches dont il ne peut se représenter la véritable finalité ? Si le maître ne peut jamais obtenir la reconnaissance, par un esprit encore non formé, de son autorité à former cet esprit, il restera donc toujours, comme l'a bien vu Kant, un élément de contrainte dans l'autorité pédagogique comme dans toutes les autres composantes de l'autorité éducative (celle des parents ou de l'autorité religieuse, par exemple). Il est inutile d'essayer de sortir du cercle : nous ne sommes pas en présence d'une aporie logique à résoudre. Il faut se mettre en marche et, aussitôt que possible, signaler à l'élève ce qui est visé : "on doit lui prouver qu'on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l'usage de sa propre liberté, qu'on le cultive afin qu'un jour il puisse être libre", dit Kant. Mais il précise aussi que l'élément explicatif qui accompagne le processus de formation ne peut être que "le plus tardif" [9]. Il est clair, en tout cas, que le maître qui montre à l'élève, dès qu'il le peut, ce qui fonde l'éducation qu'il reçoit et lui donne son sens, travaille du même coup à l'effacement progressif de l'élément de contrainte qu'elle contient encore.

      En résumé, si l'objet de l'autorité éducative est de faire un homme, celui de l'autorité pédagogique est de l'instruire. Non pas de l'instruire de n'importe quoi, mais de ce qui contribue à la construction de sa liberté effective. Par exemple, et Épicure l'avait compris avant nous, la véritable destination d'un enseignement des sciences de la nature ne peut être que de permettre à l'esprit de se reconnaître dans le monde, d'en saisir les lois dans une représentation cohérente, et de se libérer ainsi de son égarement devant l'inquiétant et le merveilleux. Ce qui veut dire que la valeur d'une connaissance formatrice se mesure à ce dont elle délivre l'enfant ; c'est parce la physique présente un intérêt pour l'esprit en tant qu'esprit, et non parce qu'elle est utile à la technique, que l'élève doit en être instruit dans le cadre de son éducation – ce qui donne une autorité éducative aux maîtres qui ont l'autorité pédagogique d'enseigner cette science.


L'autorité du savoir

      L'autorité pédagogique s'articule donc sur l'autorité éducative en général. Mais quel est son fondement spécifique ? H. Arendt nous guide vers l'idée. Ce qui autorise les adultes à éduquer l'enfant, observe-t-elle d'abord, n'est rien d'autre que ce qui leur en fait obligation : ils ont, d'une part, à les protéger du monde dans lequel ils entrent démunis de toute ressource ; de l'autre, à protéger le monde de la barbarie native de ces nouveaux venus [10]. La notion de monde chez H. Arendt est complexe et ne saurait être développée ici. Pour ce dont il est question dans la présente étude, il suffit d'entendre par "monde", comme elle le suggère elle-même, la civilisation – notre civilisation plus précisément encore, celle qui fait de l'instruction, c'est-à-dire de l'acquisition méthodique de certaines connaissances universelles, l'élément central de la préparation à la vie [11].

      La première tâche, la protection et le développement de la vie, exige l'abri et l'intimité : elle revient à la famille ; la seconde est celle des maîtres. Telle est la vraie signification du fait que ce n'est pas la famille qui impose l'école, mais l'État : l'éducation, même privée, n'est pas une option privée abandonnée au bon vouloir des parents. C'est une exigence du monde humain, c'est-à-dire une exigence publique, dont l'école assure la représentation institutionnelle. Autrement dit, et H. Arendt insiste sur ce point, l'autorité du professeur n'est pas une autorité déléguée par les parents mais par le monde. C'est pourquoi le maître est en quelque sorte un "représentant de l'ensemble de tous les adultes" chargé d'introduire l'enfant dans ce monde d'une façon très précise : en le lui faisant connaître. Par voie de conséquence, le maître ne peut être qu'un homme qualifié par son savoir : un savant [12].

      H. Arendt, malheureusement, affaiblit aussitôt par une formule ambiguë ce qu'elle vient de poser clairement. Si "la compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres […], son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde", écrit-elle, au risque de laisser entendre que le savoir du maître (sa "compétence") reste extérieur à son autorité proprement dite. Nous comprenons bien que son savoir (scientifique, littéraire, historique…), aussi étendu soit-il, n'oblige personne à venir s'instruire de ce qu'il sait. Mais il reste que c'est cependant au nom de ce qu'il sait, et non pas au nom d'autre chose (par exemple de son amour des enfants), qu'il est mandaté comme "représentant" ou "responsable" du monde. Ce qui signifie qu'en dernière instance, c'est bien sur ce qu'il sait que repose son autorité.

      Il ne s'agit pas ici d'un simple distinguo formel. Que son mandant soit le monde, comme le veut H. Arendt, ou la société, comme le veut Durkheim, le maître est toujours conçu comme étant le détenteur d'une autorité déléguée. Or, et l'exemple d'un maître comme Socrate (dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'était certainement pas le mandataire d'Athènes devant la jeunesse) suffit à le montrer : l'autorité magistrale est avant tout une autorité personnelle. Elle est donc distincte de l'autorité des institutions éducatives dans le cadre desquelles elle s'exerce, même s'il n'est pas indifférent à son exercice durable et structuré qu'elle puisse compter sur leur appui. Bien que personnelle, ce n'est cependant pas l'autorité contingente liée à la manifestation d'une personnalité. C'est une autorité personnelle de caractère impersonnel, serait-on tenté de dire : c'est l'autorité transcendante et universelle du savoir lui-même présente en acte dans un homme animé de la volonté de l'exposer publiquement. De fait, l'expérience commune suffirait à nous en avertir, il ne suffit pas – il s'en faut – qu'un maître soit désigné comme tel par l'institution éducative pour qu'il soit reconnu comme un maître par ses élèves. Il n'est investi de l'autorité magistrale proprement dite qu'en tant qu'il est reconnu spontanément par eux – et sans que la chose soit peut-être jamais dite – comme capable de répondre par son savoir et sa générosité à leur désir du savoir [13]. Aussi, que la boucle du savoir et du désir de savoir vienne à être rompue, soit par l'incuriosité de la jeunesse, soit par l'ignorance des maîtres, et il n'y a plus d'autorité pédagogique du tout. Il n'y a plus que des générations face à face où des hommes et des femmes arc-boutés sur leur autorité d'adulte, ou de fonctionnaires de l'éducation, s'efforcent en vain d'imposer à des jeunes gens impatients de liberté une tutelle qu'ils refusent.

      Et il y a plus à dire ici : ce qui qualifie le maître comme "responsable" du monde, pour parler comme H. Arendt, c'est qu'il n'est pas le détenteur de n'importe quels savoirs mais de connaissances très particulières dont la non-transmission mettrait en péril l'avenir du monde. Qui ne voit, par exemple, que l'oubli des sciences théoriques fondamentales conduirait notre civilisation matérielle à l'effondrement en moins de deux générations ? Ou encore, que l'ignorance de notre histoire couperait la route de tout progrès possible en nous enfermant dans un présent opaque voué aux balbutiements ou à la répétition ? C'est pourquoi l'autorité de celui qui enseigne participe de la nature même des savoirs qu'il porte. Certaines connaissances touchent à la conservation et à la reproduction des fondements du monde, pour reprendre le vocabulaire de H. Arendt, les autres sont indifférentes. Il faut donc dire fermement qu'un professeur d'histoire, de lettres ou de mathématiques est investi d'une autorité pédagogique a priori qui fera toujours défaut à celui qui enseigne le code de la route, l'hygiène sexuelle ou l'art de lire les journaux. D'où il résulte, sans qu'il soit besoin d'expliquer davantage, que lorsqu'un professeur, dont l'autorité repose sur le caractère substantiel de ce qu'il sait, est convoqué par l'institution éducative à enseigner, selon les besoins ou les modes du jour, des connaissances futiles ou contingentes, cette autorité est aussitôt abaissée – débilitée.


2 – Les fourvoiements de l'autorité pédagogique


      L'une des raisons de la crise actuelle de l'autorité pédagogique tient, nous semble-t-il, à ce que nous en sommes venus, pour des raisons qu'il n'y a pas lieu d'analyser ici, à nous représenter les choses à l'envers de ce qu'elles sont. A imaginer, par exemple, que l'autorité pédagogique est une qualité du maître, innée ou acquise, sans lien direct avec la nature de ce qu'il enseigne et la façon dont il le sait. On invoquera alors, pour expliquer l'échec de son enseignement, son manque de charisme personnel ou son manque de formation pédagogique.


Le charisme

      Le charisme est une notion obscure. Au sens propre, c'est un don particulier accordé par la grâce divine. Par extension, c'est une qualité personnelle ineffable qui permet à son possesseur d'exercer un ascendant sur un groupe humain. La notion doit sa fortune à la sociologie de Weber qui, recherchant les fondements d'une domination politique reçue comme légitime, en voit trois sources possibles : la tradition, la légalité et le charisme [14]. Qu'importe ici l'intérêt propre de telles analyses pour la sociologie politique. Qu'un chef de bande ait besoin d'un certain charisme pour commander à ses acolytes, nous pouvons le comprendre ; qu'un chef de parti politique puisse l'emporter sur un adversaire par son charisme, malgré l'indigence de son programme, nous le comprenons encore. Mais de quoi s'agit-il dans les deux cas ? De s'emparer du pouvoir et de le garder ; d'exercer une fonction de domination sur autrui, comme le dit très explicitement Weber [15]. Quel est le rapport avec l'acte d'enseigner ? Le magister ne serait-il qu'un dominus masqué ? Son métier est-il de s'imposer – avec tout ce que la forme pronominale comporte de menaçant – et d'en imposer à ses élèves ?

      L'élève du maître charismatique est en fait un élève subjugué, et donc aliéné. Les connaissances qu'il acquiert par l'effet de la fascination et de la séduction exercées par le maître sont ambiguës. Car l'important n'est pas tant dans ce qu'il saura que dans la façon dont il l'aura appris. Nous avons souligné plus haut que la destination finale de l'éducation est la liberté. Ce qui n'a pas appris au moyen de la liberté est donc nul à l'égard de cette fin. Comme l'a bien vu Alain, un enseignement qui n'en appelle pas à la libre volonté de l'élève est sans intérêt pour sa formation [16]. Ce qu'il doit apprendre, quoi qu'il apprenne, c'est ce qu'il peut. Que la chose à étudier soit présentée de façon attrayante ou que l'attrait soit dans celui qui la présente, c'est un égal fourvoiement du côté des motivations – des manipulations psychologiques. Certes, un maître passionnant est une belle et bonne chose, mais à la condition qu'il passionne pour ce qu'il enseigne ; à la condition, plus encore, qu'il ne soit pas lui-même trop passionné par le pouvoir qu'il est susceptible d'exercer sur de jeunes esprits. L'appel aux passions est un jeu dangereux. Celui qui s'y engage s'expose tôt ou tard à des marchandages troubles ou déshonorants. D'où cette remarque d'Alain, dont la raideur surprend parfois, selon laquelle le maître qui entend faire régner dans sa classe le climat de sérénité qui convient à l'étude – celui de "l'ordre et de l'attention" – doit être "inflexible à la manière des forces naturelles", c'est-à-dire "sans cœur" [17]. Car ce qu'il s'agit d'obtenir finalement de l'élève qui étudie, et quelle que soit la chose étudiée, c'est qu'il parvienne à une juste estime de soi par la difficulté vaincue. Or, dans tous les ordres du savoir, il n'y a jamais qu'une seule et même difficulté à vaincre : soi-même. Bref, le maître charismatique est d'autant plus dangereux qu'il "réussit" souvent dans ses entreprises et que l'on porte à son crédit cela même qui devrait inquiéter : il détourne l'instruction de sa finalité éducative.


Autorité et communication

      La seconde explication du manque d'autorité du maître est infiniment plus dangereuse que la précédente. Le charisme, comme le charme, sont des dons de la nature ; à supposer donc qu'ils soient pour quelque chose dans l'autorité pédagogique, on serait bien en peine de les insuffler aux maîtres qui en sont dépourvus. Mais si l'on pose que le manque d'autorité du maître tient à son manque de formation pédagogique, on indique du même coup le remède. Deux raisons concurrentes expliquent son échec, dira-t-on : il ne sait pas transmettre ce qu'il sait ; il ne connaît pas ses élèves. Il faut donc lui enseigner, d'une part, les techniques de la communication, de l'autre, la science (psychologique et sociologique) des enfants ou des adolescents. C'est-à-dire que sa formation "pédagogique" portera en fait sur les aspects relationnels ou contextuels de l'acte d'enseigner.

      Mais d'où tient-on que c'est l'ignorance des ressources de la communication qui rend le maître impuissant à enseigner ce qu'il sait ? C'est ainsi que l'on entend dire parfois d'un maître "qu'il ne sait pas se mettre à la portée de ses élèves". Veut-on suggérer que s'il était un peu moins savant il serait moins éloigné de ceux qui ne savent rien et enseignerait de ce fait probablement mieux [18] ? Une fois encore les choses sont magiquement inversées. Enseigner n'est pas dégrader le savoir en direction des ignorants (ce n'est pas vulgariser) c'est rendre les ignorants savants. C'est donc la vraie science qui convient aux écoliers, ou plus précisément ses éléments, et non une version infantile du savoir adaptée à leurs moyens ou à leurs désirs supposés. C'est pour cela justement que le maître n'est jamais trop instruit de ce qu'il enseigne : il faut beaucoup de savoir, et du plus haut, pour distinguer les vrais éléments d'une science et ne pas confondre un enseignement élémentaire avec un enseignement approximatif et finalement faux. Un professeur qui ne sait pas faire entendre ce qu'il est supposé connaître est avant tout, et quelles que soient ses illusions personnelles sur ce point, un professeur qui ne possède pas la maîtrise de ce qu'il enseigne. Le mieux qu'il puisse faire pour asseoir son autorité défaillante est de reprendre ses études, d'apprendre ce qu'il croyait savoir avant de se risquer à l'enseigner.

      Et il faut ici insister, car le préjugé est tenace qui consiste à croire que l'autorité magistrale est une affaire de communication. La première raison porte sur le fond : enseigner n'est pas transmettre des connaissances, c'est faire comprendre quelque chose. Or, la compréhension ne se transporte pas d'un sujet à un autre ; chacun comprend pour soi. Si l'art d'enseigner est quelque chose, il est donc plutôt, comme le suggère l'étymologie du mot, l'art de produire les signes qui mettront l'élève en mesure de former l'idée. La seconde raison concerne la méthode : l'enseignement ne donne ni toujours, ni nécessairement, la priorité à la parole. Les professeurs de dessin ou de musique, par exemple, "communiquent" fort peu et préfèrent le plus souvent la "méthode d'atelier" qui consiste à faire faire et à corriger – aussi économes de leurs mots sont les maîtres de l'enseignement primaire qui connaissent leur métier.


L'exemplarité

      Mais il y a plus : l'usage qui est fait de la parole dans l'enseignement ne correspond pas au schème de la communication. Dans son essence, le maître n'est pas celui qui parle à quelqu'un mais celui qui parle de quelque chose. Il est de grands professeurs, capables de susciter les vocations scientifiques ou littéraires les plus décidées, qui ne s'adressent manifestement à personne – qui semblent presque s'en garder. De fait, expliquer une chose, c'est la rendre intelligible à tout esprit et non à tel ou tel individu en particulier. Aussi ne recherchent-ils pas un "contact" avec un interlocuteur potentiel mais seulement avec la chose dont ils parlent, s'efforçant de la serrer au plus près, et sans le moindre souci oratoire. Tel était, par exemple, l'enseignement de Lagneau dans la classe de philosophie du lycée de Vanves, selon le témoignage d'Alain. L'autorité de Lagneau, c'était tout simplement celle de la pensée, telle qu'il la faisait paraître devant "une trentaine d'apprentis bacheliers" et "cinq ou six vétérans" [19].

      Aussi est-il moins paradoxal qu'il n'y paraît que ce soient les mêmes idéologues de l'éducation qui stigmatisent le cours magistral et qui recommandent l'étude des techniques de communication ; qui récusent les droits du discours articulé pour leur substituer ceux de l'effusion communicative. Assurément, les ressources les plus divertissantes des techniques de communication ne seront pas de trop pour ceux que l'on aura rendus, par les insuffisances de leur savoir, incapables de faire un cours. Pourquoi occulter, avec un acharnement si constant qu'il en devient suspect, qu'une leçon magistrale contient aussi, dans son intention tout au moins, une obligation d'exemplarité qui en fait justement une leçon ? Il n'est pas absurde de faire la critique de la leçon magistrale en tant qu'elle est un exercice qui fait la part trop belle à la parole et qui souffre donc de l'inconsistance propre à l'oral : c'est d'ailleurs l'objection que lui adresse Alain. Mais il corrige aussitôt pour noter que si l'exposé laisse une trace écrite ordonnée à laquelle l'élève peut recourir, "c'est assez pour que la leçon magistrale soit toujours bonne à entendre" [20]. Bref, ce qui est mauvais dans le cours magistral c'est qu'il n'est fait que de mots, c'est qu'il participe, si peu que ce soit, de la communication ; mais ce qui est bon, c'est qu'il est l'ouvrage construit d'un maître et que l'élève peut s'y référer en toute sûreté s'il a su en conserver la trace.

      De fait, l'expérience en témoigne, le maître qui se présente devant sa classe avec un cours préparé et exigeant est toujours assuré d'un minimum de respect de la part de ses élèves, même des plus jeunes. Ils savent y reconnaître immédiatement, et infailliblement, la marque d'un travail, et donc de la haute idée que le maître se fait du soin de leur formation : son autorité est assise s'il ne la galvaude pas en enfantillages. Cours magistral ou pas, le professeur qui ne cherche pas à avoir de l'autorité, mais à faire autorité devant ses élèves, doit pouvoir montrer à tout instant, par l'exemple, qu'il sait faire de la façon la plus accomplie ce qu'il leur demande (une démonstration, un schéma, un thème, une dissertation…). Imagine-t-on d'ailleurs un maître, dans n'importe quel ordre, qui ne serait pas tenu de produire, de temps à autre, un modèle exemplaire de son art – de prouver sa maîtrise ? Quelle serait l'autorité pédagogique d'un professeur de piano qui prescrirait à longueur de temps ce qu'il faut faire et ne pas faire mais que personne n'aurait jamais entendu jouer ? Ce détour pour en arriver à ceci : le maître dont la science est insuffisante est, et restera, un maître sans autorité, qu'il sache ou non communiquer avec ses élèves.


La connaissance des élèves

      La troisième orientation fautive de la réflexion sur l'autorité pédagogique fait généralement couple avec la précédente. Elle part du postulat selon lequel le maître ne parvient pas à enseigner parce qu'il ne sait pas à qui il s'adresse. Il ignore comment "s'y prendre" avec les élèves qui sont devant lui faute d'être suffisamment informé de la psychologie de l'enfance et de l'adolescence ; faute de savoir aussi "d'où viennent" les enfants ou les jeunes gens qui lui sont confiés : leurs origines sociales, le niveau économique de leurs familles, le type de rapport que celles-ci entretiennent avec la culture, etc. C'est seulement à la condition d'éclairer à fond le contexte de son enseignement que le maître saura quel type de comportement il devra adopter pour ajuster l'exercice de son autorité aux circonstances. Passons sur le caractère utopique de telles études qui ne peuvent jamais énoncer que des généralités dont l'application pratique est bien problématique. Il n'est pas démontré, il s'en faut, que les maîtres les plus versés dans la psychologie et la sociologie de leurs élèves y trouvent des lumières très décisives pour affermir leur autorité ; mais il ne fait pas de doute, en revanche, qu'ils seront toujours les plus habiles à exposer toutes les raisons qui rendent leur enseignement impossible.

      D'abord, est-il bien démontré qu'il faille connaître la psychologie de l'enfant pour l'instruire ? Que l'on sache, l'enseignement dont le maître a la charge porte sur des savoirs. Il s'adresse donc à l'entendement de l'élève, à ce qu'il y a en lui d'universel (et qui lui est commun, donc, avec le maître), pas à sa psychologie. La pensée qui pense n'obéit pas à des lois psychologiques mais à des règles méthodologiques, comme l'a bien vu Descartes. Il ne sert de rien, par exemple, de savoir comment "s'associent" les idées de l'enfant quand il s'agit de lui apprendre à juger – c'est-à-dire à rompre par un acte de liberté avec tous les mécanismes psychologiques. Qu'importe au maître la psychologie de l'intelligence, infantile ou non, aussitôt qu'il a compris, avec Descartes, que nous ne nous trompons jamais que par notre faute [21]. Redisons-le une fois encore, le maître ne peut être qu'un maître de liberté et de volonté – bienveillant certes, et sachant graduer les efforts. Sa vocation est d'exiger ce qui doit être et non d'endosser la livrée du psychologue qui comprend tout – qui excuse tout. Sitôt qu'il se range aux côtés des mille professionnels de la compassion qui ont désormais investi l'école, l'autorité du maître, qui est "maître de valeur", selon la belle expression d'Alain, est définitivement ruinée : l'élève se dérobera à sa tâche [22].

      La sociologie de l'éducation est-elle mieux fondée que la psychologie à orienter et à soutenir l'autorité du maître ? Il est assez curieux de constater que la quasi-totalité des travaux qui ont été publiés dans ce domaine depuis que Paul Lapie, un disciple de Durkheim, a ouvert ce champ d'études en France, dans les années vingt, portent sur la réussite ou l'échec scolaire mesurés en termes de mobilité sociale ou de "reproduction" [23]. Le professeur qui croit devoir s'instruire de ces thèses pour devenir le maître qu'il ne parvient pas à être, aurait avantage à noter, en tout cas, que la méthode appliquée consiste immanquablement à "expliquer" l'élève par l'enfant – ou mieux encore par la famille de l'enfant. Or, l'élève n'est justement pas l'enfant. Et c'est Alain, une fois encore, qui nous met en garde. L'enfant, note-t-il, appartient à une réalité sociologique "naturelle" qui est sa famille. La famille est une structure quasi féodale où les cadets sont subordonnés aux aînés et aux parents. La tyrannie du sentiment y règne et les règles y sont arbitraires car la famille exige tout et pardonne tout. Mais l'école, qui est une entité sociale "non moins naturelle que la famille et très différente de la famille", se fait, dans une certaine mesure, contre la famille, car elle naît du groupement spontané des enfants par classes d'âge approximatives dans la société égalitaire du jeu [24]. Institution médiane entre la famille et la société, l'école prend acte de l'existence de ce "peuple enfant" – que la sociologie s'obstine à méconnaître. D'un côté, elle achève de l'extraire de l'intimité familiale (et le prépare ainsi à la vie publique) ; de l'autre, elle le protège de la loi d'airain de la société des échanges, peu soucieuse du loisir (skholê) requis par la formation de son esprit. C'est pourquoi l'école doit être doublement défendue, et contre la famille qui brûle d'y introduire les désordres du sentiment, et contre la société impatiente d'y imposer la discipline de l'argent et de la rentabilité. La conséquence va de soi : l'ordre imposé par cette institution sui generis appelle un type d'autorité qui n'est ni celle du chef ni celle du père.

      Que le maître ne puisse exercer le mode d'autorité du chef d'entreprise, la chose est claire par elle-même : l'école ne produit rien et l'argent n'y a pas cours. La vraie difficulté du maître est de situer son autorité par rapport à celle de la famille. "L'école n'est nullement une grande famille, observe Alain. A l'école se montre la justice, qui se passe d'aimer, et qui n'a pas à pardonner parce qu'elle n'est jamais offensée" [25]. Ou, pour le dire autrement, les parents sont les parents de leurs enfants et les maîtres sont les maîtres de leurs élèves : aussi revient-il au père de se conduire en père et au maître de se conduire en maître. Dès que l'un empiète sur l'autorité de l'autre, l'école n'est plus l'école et la famille n'est plus la famille. C'est pourquoi le mieux que la famille puisse faire pour l'école, si elle attache du prix à ce qu'elle remplisse sa mission, c'est de ne pas s'en mêler. Réciproquement, moins le maître en saura sur l'environnement familial de son élève plus il sera à même de lui ouvrir un crédit de liberté sur lequel ne pèsera aucune hypothèque. Qu'il l'imagine captif d'un déterminisme familial quelconque et aussitôt il contribuera, par son attitude prévenue, à la réalisation de la prophétie sociologique de réussite ou d'échec. Son style d'autorité ne peut donc être que celui de "l'indifférence" et de "l'invincible patience", pour parler comme Alain. Le maître est l'homme de la froide insensibilité qui ne promet rien et ne marchande rien. Et la punition, quand il faut en arriver là, doit être aussi neutre et mécanique que l'effet du vent ou des marées.

*


      Les dévoiements actuels de l'autorité pédagogique sont la conséquence logique de l'ouverture de l'école sur la vie. Nul ne semble plus se souvenir des combats menés pour obtenir le droit universel à un temps de l'existence soustrait, au nom de ce qui est dû à l'esprit, au bruit et aux passions de la société civile – le droit à l'instruction publique. Nous ne voulons plus, semble-t-il, d'une institution spécifique vouée au loisir studieux à l'abri du monde et estimons que pour être de son temps, l'école doit être dans son temps.

      L'école devient alors un lieu indifférencié où accèdent tous ceux qui jugent, à tort ou à raison, avoir à intervenir dans la formation de la jeunesse (parents, élus locaux, policiers, chefs d'entreprises, psychologues, magistrats, assistants sociaux, animateurs culturels, médecins…) et font du maître un acteur parmi d'autres d'une entreprise éducative si totalisante que la place réservée à l'enseignement ordonné des savoirs essentiels y devient problématique. Mille formes d'autorité sociale, mille convoitises corporatistes ou mercantiles s'y côtoient, qui enjoignent, conseillent, prescrivent, recommandent dans la plus grande confusion, mais à l'intérieur d'un registre commun qui est celui de la persuasion et de la séduction.

      A supposer qu'il reste encore un peu de temps pour l'étude, le maître instruit qui voudrait enseigner quelque chose à ses élèves se trouvera immanquablement dans une situation bientôt intenable par rapport à toutes ces pratiques qui empruntent leurs méthodes à l'art des marchands. Comment peut-il en appeler au travail et à la volonté quand ses concurrents, car il faut bien les appeler ainsi, ne s'adressent qu'au désir, à la curiosité distraite, aux motivations ? Comment contraindre l'élève à être libre, pour reprendre la formule de Kant, quand il lui est proposé de façon si insinuante de n'être que conforme, adapté – de ne pas faire peur au monde dans lequel il va entrer ? Comment l'élève, flatté comme un barbare que l'on craint, ne jouerait-il pas de son pouvoir d'effrayer, quand les exigences du savoir le somment de s'extraire de son infantilisme repu ? Il ne revient pas au pouvoir politique de se substituer à l'autorité des maîtres ; mais il lui revient de restaurer l'autorité de l'école comme institution où les jeunes générations se consacrent à l'étude sous la direction de maîtres savants. Il en va de la survie d'un monde commun constitué de citoyens libres et éclairés.

Yves Lorvellec

[Ce texte est la version remaniée d'un article sur "Savoir et Autorité" que j'ai fait paraître il y a quelque temps dans la Revue de l'Enseignement Philosophique]

1. La loi 2002-1138 du 9 septembre 2002 ne crée pas un délit "d'outrage à enseignant", comme on a pu le dire. Elle précise et renforce les sanctions prévues à l'article 433-5 du code pénal pour le délit "d'outrage à personne chargée d'une mission de service public" (dont les professeurs font partie, en effet) dans le cas ou ce délit est commis dans un établissement scolaire ou dans sa proximité immédiate. Pour le dire d'un mot, ce n'est pas l'autorité du professeur en tant qu'il enseigne qu'elle garantit, c'est celle de l'agent de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions.
2. Voir l'article "Autorité" de l'Encyclopaedia Universalis, 1990.
3. Hannah Arendt, "Qu'est-ce que l'autorité ?" in La Crise de la culture, Huit exercices de pensée politique, Gallimard, Folio Essais, 1972, p. 123.
4. Op. cit., p. 129.
5. Durkheim, "L'éducation, sa nature et son rôle", in Education et sociologie, PUF, 1999, p. 68. Le sociologue souscrirait volontiers à la maxime paulinienne selon laquelle "il n'est de pouvoir que de Dieu et ceux qui existent sont imposés par Dieu" (Romains, XIII, 1), sous réserve, bien entendu, que Dieu soit remplacé par la Société.
6. Op. cit., p. 68. Durkheim fait une description de l'autorité du maître (par analogie, encore une fois), pour le moins inquiétante quand il se réfère à la "suggestion hypnotique" et aux pratiques des "magnétiseurs" (Op. cit., pp. 64-65). Pour lui, ce qui permet au maître "d'imposer sa volonté", ou plus précisément celle de la société, ce n'est finalement que la faiblesse de l'enfant : sa "volonté encore rudimentaire" et "suggestionnable".
7. Op. cit., p. 51. "L'éducation a avant tout une fonction collective […], elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu social où il est destiné à vivre", écrit Durkheim (p. 58). Même si Durkheim n'y est pour rien, car ce positiviste résolu n'était certainement pas un ennemi du savoir, cette conception réductrice de l'éducation tend à devenir l'idée régulatrice de l'école contemporaine. Éduquer, est-ce seulement adapter ?
8. Kant a formulé cette difficulté du "cercle éducatif" avec la plus grande fermeté : "un des plus grands problèmes de l'éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? […] Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire lui-même à faire un bon usage de sa liberté" (Réflexions sur l'éducation, Vrin, 1996, p. 87).
9. Kant, Op. cit., p. 88.
10. H. Arendt, "La crise de la culture", in La Crise de la culture, Op. cit., passim.
11. "La continuité d'une civilisation constituée […] ne peut être assurée que si les nouveaux venus par la naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent étrangers" (Op. cit., p. 122). Nous soulignons.
12. Nous ne pouvons décliner ici toutes les conséquences pratiques de ce principe fondamental. Elles vont d'ailleurs de soi : le maître doit être formé au meilleur niveau universitaire dans la discipline qu'il enseigne ; il doit disposer du loisir qui lui permet d'entretenir et de développer son savoir ; il doit jouir d'un statut qui lui permet de se consacrer à sa tâche avec l'indépendance nécessaire vis-à-vis des autorités politiques, religieuses, etc. Tout ce qui lui donne la possibilité de réaliser son essence contribue à asseoir son autorité ; ce qui s'y oppose la mine.
13. Mais Socrate, dira-t-on, ne faisait-il pas profession d'ignorance ? C'est jouer sur les mots. Sa maïeutique ironique ne visait pas à enseigner l'ignorance, mais à "torpiller" (si l'on ose prolonger ainsi la célèbre image du Ménon), les réponses de la fausse science pour faire place nette aux vraies questions.
14. Max Weber, "Le métier et la vocation d'homme politique", in Le Savant et le politique, UGE, coll. 10x18, 1986, p. 102.
15. Op. cit., pp. 101 et 102.
16. "Il faut mettre entre [les mains des élèves] leur propre apprentissage, ce qui est fortifier en eux la volonté". Alain, Propos sur l'éducation, PUF, 1986 (II).
17. Alain, Op. cit., (XII).
18. Nous ne forçons pas le trait à des fins polémiques. Il y a quelques années, un ministre de l'éducation répondait à ceux qui s'étonnaient que l'on confiât l'enseignement du latin à certaines catégories de maîtres qui ne l'avaient pas appris que ceux-ci "seraient ainsi plus proches de leurs élèves". Pouvait-on s'étonner ensuite du peu de cas que les élèves concernés faisaient de "l'autorité" de ces prétendus maîtres ?
19. "On voyait paraître un grand carnet noir fermé par un lien élastique. De mauvais yeux y lisaient de côté, non sans peine. La parole révélait aussitôt une simplicité et un mépris de l'élégance dont je renonce à donner l'idée ; les mots chevauchaient les uns sur les autres et sortaient dans la plus grande confusion […]. La pensée avançait par corrections et reprises ; toujours improvisée, toujours neuve pour lui. Ce qu'il disait était à son tour objet de méditation, d'où des silences étonnants […]. Chacun comprenait comme il pouvait, mais l'admiration était commune à tous, sans qu'on eût seulement le temps de se le dire. Je vis alors l'Esprit régner […]. C'était à moi de m'en arranger comme je pourrais ; mais faire que cela n'ait pas été, et que le reste soit comme rien à côté, c'est ce que je ne puis". Alain, Souvenirs concernant Jules Lagneau, in Les Passions et la sagesse, Gallimard, Pléiade, 1960, pp. 712-713.
20. Alain, Op. cit., XXXV.
21. "D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est à savoir que, de cela seul que la volonté est beaucoup plus ample et plus étendue que l'entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l'étends aussi aux choses que je n'entends pas ; auxquelles étant en soi indifférente, elle s'égare fort aisément, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe ou que je pèche" (Descartes, Méditations, IV, in Œuvres et lettres, Pléiade, 1953, pp. 305-306).
22. "Si vous attendez froidement que [l'enfant] s'aide lui-même, et si vous marquez la faute sans aucune complaisance, c'est alors qu'il reconnaîtra son ami véritable, qui ne flatte point, qui ne triche point […]. C'est ainsi que sera honoré comme il doit l'être le maître de valeur" (Alain, Op. cit., III).
23. L'intérêt descriptif ou statistique de certains de ces travaux n'est pas en cause ici. Ils pourraient même éclairer la décision politique si les données établies n'étaient interprétées si souvent, et par les sociologues eux-mêmes, au rebours de leur sens.
24. Alain, Op. cit., VII.
25. Alain, Op. cit., IX.

09/2004