Petit catéchisme du registre

à l’usage du professeur qui veut se mettre à jour avec la Science
et en conformité avec les Instructions.


Q. Dites-moi, je vous prie, ce qu’est un registre.

R. Hélas, très volontiers. Le Grand Robert (1987) nous dit : "Caractères particuliers, "tonalité" propre (à une œuvre, un genre, un style)", ex. "Elle choisissait volontiers ses métaphores dans le registre guerrier." (R. Queneau). Selon Axis (Hachette, 1993) : "Catégorie à laquelle se rattache qqch. par son ton, sa manière. Ex. Un roman écrit dans le registre intimiste." Malencontreusement, ces définitions d’ouvrages anciens et généralistes font apparaître des registres non officiellement répertoriés. Aussi vous faudra-t-il choisir entre les définitions que voici, tirées de nos meilleurs auteurs. Un registre est :
- "une vision du monde dont la littérature a donné une première représentation" (Winter, 1ère, Bréal, 2001) ;
- " la manifestation par le langage des grandes catégories d’émotion, comme la joie, l’angoisse, la colère, l’indignation, l’admiration, la plainte, la colère, le doute..." (Bigeard, 1ère, Magnard 2005, p. 488) ;
- un "mode de classement de la visée d’un texte" (id., p. 538) ;
- "l’ensemble des moyens expressifs visant à susciter chez leur destinataire une émotion... (Aubrit, 1ère, Bordas, 2005, p. 504) ;
- un "mode d’expression d’un texte marquant une attitude par rapport au monde, et visant à susciter une émotion chez le destinataire"  (id., p. 523)
- une "catégorie esthétique qui caractérise l’effet que cherche à produire, ou le point de vue qu’invite à partager, un texte ou un passage d’un texte en lui faisant porter des marques du genre correspondant sans que le texte appartienne nécessairement à ce genre." (Stissi, 1ère, Delagrave, 2001, p. 486).
- "ce qui peut, à travers le langage, par le jeu du lexique, de la syntaxe, des images, de la rhétorique, provoquer de telles émotions [celles que traduit, ou suscite, la littérature]." (H. Sabbah, 1ère, Hatier, 2005, p. 350).
- " l’ensemble des éléments expressifs qui, visant une émotion particulière chez le destinataire, concourent à donner au texte sa tonalité propre." (C. Eterstein, A. Lesot, Nouvelles pratiques..., Hatier, 2000, p. 87).

Q. D’où sort ce mot de registre ?

R. Registre, comme d’ailleurs tonalité, est une métaphore empruntée à la musique. "Registre : partie de l’étendue totale - ou ambitus - d’un instrument qui présente les mêmes caractéristiques de sonorité." F.-R. Tranchefort, Les Instruments de musique, Seuil, 1980, t. II, p. 218. "L’étendue [de la clarinette] se répartit en cinq registres : le "chalumeau" (registre grave...), etc. (id., p. 51.)

Q. Je crois que je peux entendre le registre dans la clarinette, mais où le verrai-je dans le texte ?

R. Partout : dans le lexique, les situations, la syntaxe, les figures, bref dans tous les ingrédients d’un texte.

Q. Et dans la ponctuation ? Et dans les blancs entre les lignes ?

R. Et dans la ponctuation, et dans les blancs entre les lignes.

Q. À quoi reconnaît-on un registre ?

R. À de certains traits spécifiques, des indices discrets, qui requièrent de faire preuve de sensibilité littéraire et de discernement, jusqu’à repérer ce petit je ne sais quoi qui ne laisse place à aucun doute.

Q. À quoi servent les registres ?

R. Je distingue : à quoi servent les registres aux auteurs, ou : à quoi sert aux élèves des lycées la connaissance des registres ? Aux sujets écrivants, ou aux sujets apprenants ?

Q. Comme il vous plaira.

R. A l’écrivant, le registre sert à susciter une émotion.

Q. À quoi sert de savoir à quoi servent les registres ?

R. "Faire que tous les élèves trouvent du plaisir à la lecture." (BO HS 6 du 12-08-99, Seconde, I, Objectifs) "Savoir identifier et analyser les différents registres conduit à mieux comprendre les relations complexes entre un texte, son contenu et le lecteur." (H. Sabbah et al., 1ère, Hatier 2005). "Leur étude permet une mise en relief des modes de connaissance de l’humain et du monde propres à la littérature, et favorisera les relations entre les lettres et la philosophie." (Programmes officiels, préambule). Les registres sont donc une arme diplomatique ; qui pourrait être opposé à un si noble but ? Enfin, les registres sont un mode de classement des visées d’un texte. Pour me résumer dans un langage qui vous soit plus familier, je dirai donc que les registres ont une fonction hédoniste, une fonction heuristico-cognitive et une fonction taxinomique.

Q. Ne classions-nous pas déjà les textes en injonctifs, informatifs, et j’ai oublié la suite ?

R. "Oui, cela était autrefois ainsi ; mais nous avons changé tout cela.

Q. "C'est ce que je ne savais pas, et je vous demande pardon de mon ignorance.

R. "Il n'y a point de mal, et vous n'êtes pas obligé d'être aussi habile que nous."

Q. Y a-t-il des textes sans registre ?

R. Oui, prions pour eux. Mais pour compenser, d’autres textes peuvent en avoir plusieurs à la fois, jusque dans la même page. "Il n’existe plus [de nos jours] dans le théâtre qui nous émeut que des pièces aux registres mêlés" (Stissi, 1ère, 2001) ; "En apparence différenciés, les registres coexistent souvent à l’intérieur des textes, soulignant la complexité et la proximité de certaines émotions, à l’image même de la vie." (H. Sabbah, 1ère, Hatier, 2005, p. 351)

Q. Si plusieurs registres se superposent dans un texte, comment quantifierons-nous ? Certains exercices invitent à distinguer dans un texte un registre dominant et un registre secondaire : est-ce à dire que tous les registres ne sont pas égaux ? Êtes-vous sûr que cette notion soit vraiment citoyenne ?

R. Ne vous inquiétez pas. En 2003, le sujet donné au Bac Technologique comportait la question : "Quel est le registre dominant de ce corpus ?" Certains candidats n’avaient entendu parler que de registres de langue, et ont répondu en conséquence. Chez les autres, comme les trois poèmes célébraient une défunte, sont apparus le tragique, le pathétique et le lyrique. La consigne de correction a donc été : toutes les réponses seront considérées comme bonnes, et la démocratie règne au sein des registres.

Q. Combien sont les registres ?

R. Le manuel le plus pauvre en dénombre six ; le plus riche, quatorze ; la plupart, sept ou huit. En globalisant, nous avons déjà pu en inventorier vingt-quatre différents.

Q. Quels sont-ils, je vous prie ?

R. Les voici, par ordre alphabétique afin que vous puissiez plus commodément les apprendre : le registre burlesque, la caricature, le comique, le délibératif, le dépréciatif , le didactique, le dramatique, l’élégiaque, l’épidictique, l’épique, le fantastique, l’héroï-comique, l’humour, l’ ironie, le laudatif, le lyrique, le merveilleux, le parodique, le pathétique, le poétique (qu’il ne faut pas confondre avec le lyrique), le polémique, le réaliste, le satirique et le tragique. [1]
Et pour que vous puissiez mieux les retenir grâce aux Bonnes Vieilles Méthodes, nous vous les avons mis en une petite pièce de vers. Les rimes n’en sont pas très variées, mais vous conviendrez que le matériau était ingrat.
Saluons le Burlesque et la Caricature,
L’Humour, la Parodie, unis par leur nature,
Tous enfants du Comique, ainsi que l’Ironique.
Le Délibératif et le Dépréciatif,
Le noble Épidictique et le doux Laudatif,
Rejoignent Polémique avecque Satirique.
Et tous, le Merveilleux comme le Fantastique,
Poétique ou Lyrique, Élégiaque ou Épique,
Et l’Héroï-comique avec le Dramatique,
Réaliste et Tragique, enfin le Pathétique,
Mènent joyeuse ronde aux pieds du Didactique.
N’êtes-vous pas satisfait, et ne voilà-t-il pas du bel et bon Savoir ?

R. Je suis au comble du ravissement, cela est presque aussi beau que l’énonciation et le schéma actantiel. Mais, dites-moi, ce beau chiffre de vingt-quatre n’est-il pas en rapport avec les vingt-quatre tonalités du système tempéré, tel que l’illustre le Clavier bien tempéré ?

R. Il ne se peut pas qu’en vertu des lois de l’analogie, il n’y ait une mystérieuse correspondance entre eux. Comme dit le poète,
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Registres, tons, parfums et genres se répondent.

Q. Quelle différence y a-t-il entre registre et tonalité ?

R. Suivant les auteurs, et parfois dans le même livre, ils sont synonymes, et servent à se définir réciproquement ; ou bien, la tonalité est une subdivision du registre ; ou bien, chaque texte possède sa tonalité particulière et individuelle, due à la présence du registre.

Q. L’ironie est-elle un registre ?

R. Selon certains auteurs, oui ; selon d’autres, non.

Q. Le dramatique est-il un registre ?

R. Non, selon les uns ; oui, selon les autres.

Q. Puisque les différents manuels se contredisent, lequel faut-il suivre ?

R. "L’on sait bien qu’ils ne sont pas tous de même sentiment, et cela n’en est que mieux. Ils ne s’accordent au contraire presque jamais. Il y a peu de questions où vous ne trouviez que l’un dit oui, l’autre dit non. Et en tous ces cas-là, l’une et l’autre des opinions contraires est probable. [...] Il n’y a qu’à choisir l’avis qui agrée le plus." Avez-vous d’autres questions ?

Q. Oui, s’il vous plaît. Le tragique comme substantif est-il la même chose que le registre tragique ? Le fantastique et le merveilleux sont-ils des registres ou des genres ? L’épidictique, le laudatif et le dépréciatif sont-ils trois registres distincts, ou les deux derniers sont-ils des hypostases du premier ? Pourquoi le registre érotique, qui vise à "produire une certaine émotion", et souvent y parvient, n’est-il pas dans le canon ? Dans une parodie d’épopée, le registre dominant est-il le parodique ou l’épique ? Et le récit de Théramène, est-il épique, tragique ou dramatique, voire merveilleux ? Quid de la tirade de Lucky dans En attendant Godot ? Combien y a-t-il de registres dans les Exercices de style ? Leurs intitulés : Gastronomique, Philosophique, Zoologique, Animisme, Fantomatique, Injurieux, Médical, pour ne citer qu’eux, correspondent-ils à autant de registres différents ? Peut-on les subsumer en un registre ludique ? Quelles nuances faites-vous entre les registres du sarcasme, de la dérision et du persiflage ? Est-on fondé à distinguer le registre saturnien du registre spleenétique ? L’apologétique de l’homilétique ? Le désespoir a-t-il son registre ?

R. Continuez, vous êtes sur la bonne voie.


A. Duc, lycée de La Mure.

1. Cet inventaire, comme les définitions plus haut, a été établi en dépouillant vingt-cinq manuels de français, Textes ou Méthodes, de Seconde et Première, conformes aux derniers programmes et parus entre 2000 et 2005. Les registres cités recueillent de 1 à 23 occurrences.

06/2005

Lire aussi : "La mise en oeuvre du programme de français en classe de seconde" (octobre 2003)