Psychologie des refondateurs.


Les refondateurs de l'enseignement des lettres ont trouvé une puissante alliée dans l'indifférence générale du public. Si la curiosité des gens descendait en effet jusqu'à un sujet aussi austère que la pédagogie du français, on n'aurait guère à souligner le ridicule de nos experts en rénovation, tant ils montrent d'ardeur à l'exhiber eux-mêmes. Tantôt ils prennent Lhomond pour un Romain, Melle Pinchon pour un homme ou la pile de Volta pour un sujet de séquence ; tantôt ils présentent Mateo Falcone comme un berger corse "faisant feu" sur son fils comme d'autres incendient le maquis, trop heureux d'esquiver par une telle lecture une notion aussi chargée d'idéologie que l'honneur. Les mêmes encore comparent hardiment la mort de madame Bovary penchée sur sa cuvette à celle de Roland de Roncevaux soufflant dans son olifant, ou décrètent, au nez de Mme de Lafayette et à la barbe des Précieux, que la psychologie d'un personnage est une notion inconnue au XVII° siècle. Jamais cependant leurs pulsions auto-destructrices ne les ont autant travaillés qu'au printemps 2002 où ils ont organisé, avec la maîtrise et le retard que l'on sait, les épreuves anticipées de français.

De ces brèves constatations découlent naturellement deux remarques : la première est qu'on peut disposer du pouvoir sans en avoir toutes les capacités ; la seconde qu'on bénéficie ordinairement de l'impunité lorsqu'on exerce son incurie dans des domaines où le public peut être trompé sur la rentabilité des décisions prises et où les risques d'accidents mortels sont négligeables à moyen terme.

Quand le pouvoir n'est pas , dans une démocratie, la récompense des capacités, il est le fruit de l'intrigue. C'est ainsi que s'est effectué à bas bruit et par cooptation, dès le début des années 90, l'investissement des IUFM, des inspections et du groupe d'experts par les membres d'une coterie imbue de théories textuelles et de linguistique. Que cette association d'intérêt ait été mue par la passion de la littérature est d'autant moins probable que, soucieux de déscolariser la lecture, de désacraliser les oeuvres et d'en finir avec la glose , les impétrants avaient de longue date reporté sur les linguistes à la mode l'enthousiasme qu'ils avaient marchandé aux écrivains. Qu'est-ce en effet qu'un Racine face à un Perelmann, qu'est-ce qu'un Hugo quand on a un Maingueneau ? Assurément, nos néo-littéraires sont plus redevables aux seconds qu'aux premiers, et ils le font savoir.

Le choix de ces nouvelles idoles est d'autant plus significatif, qu'on retrouve au coeur de la version didactique de leurs travaux cette même notion de pouvoir que l'on a vue à l'oeuvre dans la longue marche des carriéristes. Soucieux en effet de doter notre discipline d'outils d'analyse comparables à ce que proposent les sciences "dures", les rénovateurs ont induit de Perelmann que toute oeuvre littéraire était argumentative et décidé, en refermant Austin et Maingueneau, que tout discours était une tentative d'agir sur autrui. L'acte d'écrire se résumera donc désormais, au prix d'une simplification outrancière de la pragmatique, à s'efforcer de prendre le pouvoir sur le lecteur, l'acte de lire consistant à humer les pièges en relevant son bouclier .

De là à dire que les refondateurs voient du pouvoir partout, il n'y a qu'un pas que je m'empresse de franchir en identifiant, dans cette prédilection pour la pragmatique, l'évidente projection d'une obsession collective. C'est ainsi que l'étude de la littérature est aujourd'hui théorisée par des esprits nourris de certitudes aussi savantes que simplistes et qui, forts de la maîtrise de leurs nouveaux concepts, plaquent sur la lecture des grands auteurs les cadres étriqués de leurs schémas, relevés, statistiques, typologies, genres et registres, autant d'instruments tout droit sortis de cabinets d'expertise comptable ou judiciaire.

Qui parle d'expertise parle de bilan : là-dessus, je rends hommage au savoir-faire de nos pionniers. Non seulement ils sont parvenus à imposer leurs dadas théoriques à l'ensemble d'une nation tout en pourvoyant leurs amis, mais ils ont su établir ces précieux contenus objectivables , ces genres, ces registres, ces objets et perspectives d'étude, ces modalisateurs de tout calibre qui ouvrent un accès étiquetable, équitable et universel aux oeuvres littéraires. Foin de l'esprit de finesse des élèves et de leur culture historique, toujours aléatoires : le karaoké du sujet d'invention en fera des créateurs. Foin de la connivence culturelle, toujours injuste ! Avec la pragmatique, l'approche générique et les typologies, l'équité culturelle est à nos portes.

Les bénéfices ne s'arrêtent cependant pas là : en bornant les esprits - au risque d'en faire des sceptiques aussi incultes qu'invétérés - à la recherche des embûches que leur tendraient des écrivains malintentionnés, les rénovateurs des études littéraires s'empressent de se délester des questions d'éthique et d'esthétique (que M. Boissinot appelle si judicieusement "le joli"), denrées qui se prêtent malaisément à un enseignement rationnel et objectif.

C'est ainsi qu'en affichant les intentions les plus égalitaires et les plus modernistes, qu'en affectant de prémunir la jeunesse contre les dangers de la propagande et de la mauvaise foi, les prétendus spécialistes des lettres se donnent l'allure de progressistes, alors qu'ils abandonnent au hasard du milieu familial le soin de la réflexion morale et philosophique. Tout en saluant leur exploit, je doute qu'ils soient des hommes de gauche autant qu'ils le proclament ; car il existe malgré tout un pouvoir qu'ils ont refusé d'exercer en délaissant leurs classes pour de pauvres honneurs et de tristes projets : c'est le pouvoir d'ouvrir les yeux des élèves sur eux-mêmes, de les rendre capables de choix moraux autonomes, de les arracher à leur ethnocentrisme familial et social ; bref, de faire émerger sur leur visage le vrai sourire humain qui est toujours le témoignage d'un surcroît de conscience.

Or c'est à cela que sert essentiellement l'enseignement de la littérature.

 

Michel Leroux, Instituteur des lycées.

11/2002