Réponse à la dame qui demandait pourquoi


Les différents livres que vous publiez précisent bien tous les mécanismes et conséquences des nouvelles méthodes. Cependant, la question qui vient à l'esprit est " Pourquoi ? " Expliquer les mécanismes des méthodes et leurs conséquences ne répond pas à cette question. Il est difficile en effet d'imaginer que les résultats catastrophiques de ces méthodes ne sont constatés que par leurs détracteurs. "


     Madame,

    Il y a selon nous trois facteurs (historique, économique et pédagogique) qui répondent à cette question, et qui bien sûr se conjuguent. Je ne peux vous en proposer ici qu'un résumé :

    Il y a en 1947 un plan Langevin-Wallon de réforme de l'enseignement, d'influence communiste et socialiste, qui veut promouvoir l'école unique et un enseignement de masse (entendre par là un enseignement " démocratisé "). Il s’agit d’un plan généreux, destiné à ce que tous les petits français d’après-guerre puissent tenter sérieusement leur chance dans le domaine intellectuel, et non plus seulement les plus " favorisés " : pour Langevin en effet, l’école doit ouvrir " la possibilité effective, pour les enfants français, de bénéficier de l'instruction et d'accéder à la culture la plus développée, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance, mais de mérite ".

    Le plan Langevin-Wallon porte en lui l'idée d'une harmonie à trouver entre l'individu (qui doit cultiver ses talents propres) et la collectivité (qui a besoin de se donner les techniciens professionnels appelés par la nouvelle donne industrielle et technologique d’alors). Loin de la moraline citoyenne d’aujourd’hui, sa démocratisation n’est pas du tout synonyme d’abaissement du niveau. On est beaucoup plus près du discours de Jaurès aux lycéens d’Albi en 1903 que du " smic culturel " des Dubet et autres Meirieu. Langevin écrit en effet : " La culture générale représente ce qui rapproche et unit les hommes tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare. Une culture générale solide doit donc servir de base à la spécialisation professionnelle et se poursuivre pendant l’apprentissage de telle sorte que la formation de l'homme ne soit pas limitée et entravée par celle du technicien. Dans un état démocratique, où tout travailleur est citoyen, il est indispensable que la spécialisation ne soit pas un obstacle à la compréhension de plus vastes problèmes et qu'une large et solide culture libère l'homme des étroites limitations du technicien. "

    Le plan dans ses principes reste donc très ambitieux en termes d’instruction. Il est partiellement repris par une commission ministérielle en 1970 pour rénover l'enseignement du français à l'école élémentaire (sous l'influence de Marcel Rouchette, inspecteur général qui travaille là-dessus depuis 1964). Président de l'Association Française des Professeurs de Français (créée par le PC), Pierre Barbéris commence à parler devant cette commission d'utiliser l'enseignement du français comme levier vers ce qu'il appelle l'" humanisation sociale ". On sent venir " l’humanitude " de Jacquard reprise par Meirieu, et c'est le début de la déferlante pédagogiste, lisse et consensuelle, où la moraline citoyenne va évincer l'instruction et la formation critique de l’individu si chères à Langevin. Meirieu écrira en effet : " Le sens des apprentissages scolaires ne peut résider dans la réussite individuelle, le but de l'école est d'apprendre aux enfants à vivre ensemble. " L'individu est alors appelé à se fondre dans la pensée du groupe, dont il sera au mieux un bon rapporteur.

    Comment est-on passé de l'idéologie de Langevin à celle de Meirieu ?

    En 1968, le PCF renonce au pouvoir. En 1989, par une loi d'orientation, Jospin crée les IUFM, place l'élève au centre du système éducatif et le charge de construire lui-même ses propres savoirs. Mais cela fait déjà plusieurs années que tout le monde l'a compris : le règne de Mitterrand est celui de la capitulation devant l'économie de marché. La pédagogie d'influence constructiviste s'installe donc pour de bon alors que le vieux rêve collectiviste est mort, et que l'OCDE devient l’unique source d'inspiration de l'Europe. Dix ans plus tard, le ministre socialiste Claude Allègre annonce haut et fort que " le marché de l'enseignement est un des plus importants de l'avenir "; sa joie est on ne peut plus explicite : le PS est passé à la logique libérale et il s'agit de créer des marchés. Le PC a regagné sa gauche, voté contre Maastricht, et en 2001, quand l'association Jospin-Fabius-Chirac signe la LOLF, elle obtient l'accord de tous les groupes parlementaires sauf du PC. Mais il est trop tard, la gauche a raté le coche de 68, le premier promulgateur du constructivisme se trouve totalement débordé sur sa droite, et dès lors les dés sont jetés : le pédagogisme, orphelin du projet politique initial, jouera le jeu de l'OMC et de l'Accord Général sur la Commercialisation des Services.

    Ainsi, l'outil pensé au départ comme devant assurer une " école unique " est devenu l'arme même de la dégradation de l'école publique : l’abandon de la " large et solide culture " de l’individu, remplacée par une pédagogie de projets citoyens aux " compétences " morcelées, mènera en transitant par la LOLF à une privatisation des trois quarts de l’outil, conformément à la logique libérale désormais installée.

    Cependant, à cause de l’origine historique et du plan Langevin-Wallon, le pédagogisme se targue de gauchir l’enseignement. Ceux qui ne l’acceptent pas sont, dans l’école d’aujourd’hui, des réactionnaires ; et le brouillage des cartes est tel que ce sont eux qui réclament maintenant " que soit promue une élite véritable, non de naissance, mais de mérite ".

    Je sépare quant à moi l'école unique (en tant que structure d'aujourd'hui) de ce qui la relierait fatalement à un projet de massification fasciste ou même, vu ce qui se passe, de " barbarie à visage humain ". L'affaire ne me semble être ni celle de la structure, ni celle du régime politique qui l'adopte, mais bien ce qu'on y fait. Or le plan Langevin-Wallon voulait réussir l'instruction au sein de l'école unique, ce qui me semble une ambition très raisonnable, bien que cela ait complètement échoué pour des raisons qui ne tiennent pas à ce choix structurel. Si l'on y regarde de près, le caractère " unique " est en effet relatif : les cycles jouent des rôles structurels comparables à la séparation des écoles elles-mêmes (EP, EPS, Secondaire, Supérieur). Et pour Langevin, il n'y a aucun automatisme de passage d'un cycle à l'autre ; on n'accède au cycle suivant que si l'on a réussi celui entamé.

    En fait, je vois deux principes forts dans ce plan : l'instruction ambitieuse pour tous (ce qui le distingue très nettement du smic culturel des Dubet-Meirieu), et la gratuité, qui va jusqu'à préconiser un pré-salaire pour les étudiants (on a bien compris que ces étudiants étaient triés). Il faut y ajouter un troisième point fort : le respect de la déficience (il propose un enseignement spécialisé), affaire qui tend aujourd'hui à fort mal tourner : les suppressions de clis et de segpa sont en train de détruire cette spécialisation, en apparence au nom d'un généreux souci d'intégration, en réalité bien sûr pour faire des économies d'argent aussi sur le dos des enfants déficients (car cette " intégration " permet évidemment de supprimer de très nombreux postes d'enseignants spécialisés).

    Je me dis que, comprise de cette façon, l'école unique était jouable. Et que si on ne l'a pas jouée ainsi, c'est parce que l'effondrement politique de la gauche a laissé le champ libre à l'OCDE, dont les experts aujourd'hui utilisent le naufrage pédagogiste pour parvenir à leurs fins : la destruction progressive de l'outil scolaire étatique par la dégradation de sa qualité.

    Je pense donc qu'il y a un projet politique audible dans la société en reconstruction de l'immédiat après-guerre (39/45), que l'importance du rôle des communistes dans la Résistance n'y est évidemment pas étrangère, que ce projet disparaît dans la seconde moitié du siècle (renoncement du PCF en 68, mise au grand jour du goulag stalinien, perestroïka et chute du Mur de Berlin...), et je vois un lien entre cette disparition et l'abandon de l'ambition d'instruire dans l'école unique, c'est à dire l'abandon des enfants au seul système ayant réussi à imposer partout sa logique et ses perspectives. La gauche de droite ne peut pas former à la critique de ce qu'elle a elle-même renoncé à remettre en cause ; elle ne peut d'ailleurs pas former à la critique tout court quand elle vise le consensus. Evidemment, n'ayant plus rien à dire, elle perd la parole. Pour moi, le vide du jargon pédagogiste traduit un vide politique, un désoeuvrement et un malaise. Et le terrorisme pratiqué par de nombreux inspecteurs ces dernières années est, comme bien souvent chez les fanatiques, la surcompensation d'un doute profond.

    Bref, si bénéficiant de ce champ libre la droite réussit son coup, l'instruction deviendra une affaire privée, et l'ambition d'instruire les pauvres une parenthèse historique.

    Aussi, si l'on ne veut pas que cette parenthèse se referme, faut-il miner la structure de l'intérieur, ce que nous appellerons " résister ", non dans la négation mais dans la reconstruction. C'est ce que tente SLL, ou n'importe quel professeur qui enseignera vraiment Beaumarchais, non pour étudier en dehors de toute chronologie la spécificité de l'instance théâtrale comparée à celle du spot publicitaire, mais bien pour ce que cet auteur DIT à un moment donné de l'histoire. Et là, il faudra convaincre. Nous n'avons pas beaucoup de temps, car l'adversaire est surpuissant, et il a défini sa stratégie :

     "  La mondialisation - économique, politique et culturelle - rend obsolète l’institution implantée localement et ancrée dans une culture déterminée que l’on appelle "l’école" et, en même temps qu’elle, l’enseignant " (Adult Learning and Technology in OECD Countries, OCDE 1996).

     "Si l'on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire par exemple les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités (...). Les familles réagiront violemment à un refus d'inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l'enseignement et l'école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l'établissement voisin, de telle sorte que l'on évite un mécontentement général de la population" (Christian Morrisson, La faisabilité politique de l'ajustement, Cahier de politique économique n°13, Centre de développement de l'OCDE, 1996).

     " A terme, le rôle des pouvoirs publics se limitera à assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser. " (Adult Learning and Technology in OECD Countries, OCDE 1996).

    Sans oublier le mot d'ordre de l'OMC : " Les deux derniers bastions à conquérir sont la santé et l’éducation. " ...


En espérant que ces quelques explications et citations vous auront un peu éclairée,
Cordialement,
Luc Richer (pour le collectif " Sauver Les Lettres ")

10/2006