Réflexions à propos des conclusions du jury de la conférence de consensus du PIREF [1]

« L'Enseignement de la Lecture », 4 et 5-12-2003




      Les conclusions du PIREF rejettent fermement la méthode issue de la Théorie Idéographique « parce qu'elle refuse le travail systématiquement sur les correspondances phonème/graphème », c'est-à-dire sur le décodage alphabétique.
      C'était le moins que puisse faire le Jury. Cette théorie est une utopie dont personne n'ose plus nier le danger. Mais pour être logique et efficace ce rejet devrait éliminer du même coup ses effets sur l'apprentissage « du lire ».

      Or rappelons que, parmi les nombreuses stratégies mises en place par ces théoriciens pour accéder au sens sans décoder, figure ... le décodage. En dernier recours il est vrai et seulement « en cas de besoin ». (Foucambert, La Manière d'être Lecteur - Albin Michel - 1994). Le lecteur débutant devra construire seul le code et sa combinatoire mais les utiliser seulement quand il ne peut pas s'en passer.
      Pourquoi ? Parce que le décodage interdirait l'accès direct au sens : « Lire c'est comprendre ». Donc décoder n'est pas lire.
      La compréhension est ainsi nettement dissociée du traitement phonographique : on inaugure une voie de lecture directe (visuelle) qui donne sens, et une « indirecte », le décodage, sous-lecture nettement moins efficace.

      C'est ainsi qu’est née la méthode Mixte, et ses deux voies d'apprentissage : la « prévision de sens », induite par une série de stratégies (reçues de la démarche idéographique) et palliant l'ignorance du code ; elle débute par des « mots-outils » mémorisés visuellement. En deuxième position vient l'étude des graphèmes.
      Certes pour la Mixte, code et combinatoire ne sont pas négligeables. Il convient de les enseigner. Mais avec de grandes précautions : les mots seront « reconnus », jamais lus syllabiquement : le syllabage est interdit (Guide de l'instituteur et du professeur d'école - 1993). Or le seul moyen de structurer correctement l'écrit, en lecture comme en production, est de passer par la syllabe. Faute de quoi code et combinatoire resteront informatifs. Non pratiqués, ils ne s'automatisent pas. Ces deux voies parallèles, comme toutes parallèles, ne se rencontrent jamais.
      Toutes les productions éditoriales, depuis 1970, respectent ces deux voies qui désolidarisent l'accès au sens de l'emploi du code.

      Les conclusions du jury font de même.
      Ainsi pour aider les enfants en difficulté, le jury dit : « Il paraît prioritaire d'entraîner les élèves à déchiffrer quand ils devinent ou à repérer des indices quand ils déchiffrent, en veillant à privilégier chaque fois le sens dans la reconnaissance des mots ». Le jury déplore donc que « les recherches sur l'acquisition du code soient plus développées que celles qui portent sur les difficultés de compréhension », souhaitant « que ces dernières soient encouragées ».
       L'étrange est que ces conclusions du jury paraissent ignorer certains propos des experts. Ainsi « Lire n'est pas deviner ... Le bain de langage ne permet sûrement pas d'apprendre à lire... L'automatisation de la reconnaissance des mots ne s’oppose pas à la compréhension ; elle en est une condition nécessaire : plus elle est rapide, plus ou mieux l'on comprend ».
       Il est vrai que les experts ajoutent : « Cela ne veut pas dire que cette automatisation suffise : la compréhension doit aussi s'enseigner et s'apprendre. La difficulté est de l'ordre du comment faire. » (je souligne). En clair le Jury continue le statu quo de la Mixte : l'apprentissage du code est indispensable mais la recherche d'indices sémantiques l'est également. Dans sa pratique, le maître pourra conserver ses habitudes de « prévision de sens ».
       A moins que la bonne question posée : « comment enseigner la compréhension » (ou « comment les IUFM doivent-ils apprendre aux enseignants à enseigner la compréhension »), à moins que cette bonne question ne trouve réponse.
       Avant d'y répondre, il est utile de faire un détour par l'alexie, perte de l'aptitude à lire, complication de l'aphasie, bien connue des neurologues et des orthophonistes. La lésion neurologique qui en est responsable se situe dans la zone du langage (hémisphère gauche du cerveau), zone également du traitement des symboles, donc de l'alphabet.
       Dans certaines alexies, le patient a perdu le « son » des lettres ; phonèmes et graphèmes sont dissociés ; il ne peut plus, il ne sait plus lire. Le graphisme, seul, est muet. Le patient devra réapprendre à lire.
       La perte du versant sonore de l'écrit donne à constater, et à affirmer, la permanence du décodage dans tout acte de lecture, quel que soit le degré de maîtrise du lecteur. Pour accéder à l'écrit, il faut d'abord l'entendre. Tout accès au sens passe d'abord par le traitement phonographique qui produit cette écoute, cet écho, la lecture fût-elle silencieuse.
       La précision orthographique de ce traitement, qui doit être « programmé » et automatisé, est une médiation permanente, une « seconde nature » dénuée d'effort, sûre et sécurisante. Notons que si elle reste consciente et laborieuse, cette médiation ne joue plus son rôle de voie d'accès à la morphologie et au sens. Sa qualité conditionne entièrement la « transparence » de l'écrit, son « écoute » et sa saisie sémantique.
       Cette physiologie de l'acte de lire est confirmée par des travaux [2] (plus ou moins récents) très précis. Elle donne une première réponse aux experts : pour comprendre l'écrit, il faut avant tout respecter la précision de son « traitement ».
       Une deuxième réponse tient dans l'éclaircissement du terme ambigu de « reconnaissance » des mots. Il sous-entend une connaissance préalable. L'apprentissage mnésique visuel des mots donne-t-il cette connaissance ? Non, puisqu'il ne donne pas le son des lettres, donc pas de structure orthographique précise.
       Pour en obtenir la reconnaissance exacte, le mot doit donc être structuré lettre à lettre, c'est-à-dire décodé. Pour être instantanément reconnu et compris, il doit être schématisé.

       Le schème (décrit dans DYSLEXIE, UNE VRAIE FAUSSE EPIDEMIE - Presses de la Renaissance 2001) n'est pas la représentation d'une forme simple, mais la structure obtenue par une série d'opérations successives. Après plusieurs rencontres décodées, le mot aboutit à un schème orthographique et sémantique précis, spontanément reçu en lecture et produit en écriture.

       Dès lors nous nous trouvons sur une voie pédagogique unique : dès les premières lettres acquises, les premiers mots synthétisés, le débutant sera entraîné à écouter ce qu'il lit, tout comme il apprend à écouter qui lui parle. Décodage et compréhension suivent donc un parcours unique, évoluent et s'automatisent ensemble. Le lecteur est alors à même de faire la différence entre le vocabulaire connu (plus ou moins schématisé) et les mots décodés spontanément mais qu'il ne connaît pas, entre ce qu'il comprend d'emblée et ce qu'il doit chercher à comprendre. L'enfant en apprentissage butte ainsi sur ce qu'il ne comprend pas.       Nul besoin donc d'un riche vocabulaire pour apprendre à lire. C'est confronté aux mots inconnus que le jeune (ou vieux !) lecteur enrichit son vocabulaire.       Toute recherche de sens extérieure à cette démarche, toute stratégie annexe détourne le débutant du montage syllabique, ralentit, voire interdit son emploi systématisé et son automatisation. Ce détournement du code contraint à le ressasser jusqu'en CM2, ce qui ennuie l'élève prodigieusement, et reste sans effet. Car s'il finit par savoir que P + A = PA, il ne l'utilise pas pour comprendre. Sans son écoute attentive, le code perd sa valeur sémantique et se mécanise maladroitement.      
       L’apprentissage phonographique et son emploi ont réputation d’être ingrats, ennuyeux, répétitifs, etc. « Travail de bas niveau » dit le Jury. Ce mépris - idée reçue, sans discussion elle aussi, des idéographistes - semble ignorer son potentiel structurant, « maturant » qui, par la voie symbolique, s'ouvre à la pensée abstraite.
       Mais le jury ne peut ignorer que jamais une pédagogie clairement structurée, donnée et reçue au bon moment, n'ennuie l'écolier. Aurait-on à ce point oublié combien l'enfant aime apprendre ?

Colette Ouzilou

02/2004

(1) PIREF : Programme Incitatif de Recherche en Education et Formation, animé par Marie Duru-Bellat, sociologue de l'Institut de recherche en éducation de Dijon.
(2) Travaux de W. SPERRY, prix Nobel en 1981 pour ses recherches sur la neurophysiologie des hémisphères cérébraux.
Travaux de Elise TEMPLE et Col. (février 2003) sur la dyslexie (Cornell university, New York)