Les limites de l'observation en sciences


Curieusement, depuis que les instituteurs ne doivent plus professer suivant les instructions des inspecteurs, leur nom a changé : ils sont devenus " professeurs des écoles " et se doivent de mettre, comme leurs collègues professeurs du secondaire, " l’élève au centre du système ".Celui-ci doit " construire son savoir ", par des activités diverses et variées, censées lui faire découvrir ce qu’il ne sait pas (et ne saura peut être pas puisque le but n’est pas tant la connaissance, que de le mo-ti-ver en posant une problématique au début de la " séquence de cours ", et puisqu’à l’issue de ces séances, le professeur n’est pas toujours censé récapituler l’essentiel, sous forme d’un cours structuré).

En Sciences de la vie et de la terre (nouvelle appellation pour les sciences naturelles, car sans doute cette appellation était-elle trop poussiéreuse ….) le professeur doit se triturer le cerveau pour proposer une problématique en accord avec les préoccupations immédiates de l’élève, mais qui colle au programme (c’est donc très dur à trouver !) et chercher des documents qui permettront à l’élève de trouver la réponse au problème posé. Comme il s’agit d’une science expérimentale, les documents seront tirés du réel et seront par exemple des observations, des expériences. " Notre discipline a pour objet l’explication du réel et place l’élève dans une démarche d’investigation lui permettant cette explication " indique en effet la circulaire de rentrée du 25-09-06 des IPR de l’académie de Montpellier. Il s’agit de la même démarche en français dans le primaire, pour la grammaire : de l’observation naîtra la lumière ! L’enfant doit découvrir les règles de grammaire en faisant des exercices, puis le professeur lui donne éventuellement la règle.

Or, cette façon de voir les choses est discutable, et elle suppose des capacités qu’un élève n’a pas, encore moins qu’un chercheur forcément, à une époque donnée. Pour voir en effet, il ne suffit pas d’avoir des yeux ! il faut aussi disposer de l’outil intellectuel qui permette de voir. Les faits objectifs de la nature ne le sont pas. Ils se pensent, il faut une théorie qui oriente notre pensée, pour les " voir ". Prenons trois exemples pour ce faire.

Le concept de cellule est né dans le courant du XIXe siècle. Or, on " voyait " des cellules depuis l’invention du microscope fin XVIIe par Van Leeuwenhoek… mais on n’avait pas forgé le concept, donc on n’interprétait pas par exemple, chaque bactérie vue, comme une cellule : on ne voyait pas de cellule ! là où il y en avait pourtant …

Lord Kelvin fin XIXe siècle, essaye de calculer l’âge de la terre à partir de ce qui est mesurable, observable, c’est-à-dire le flux d’énergie libéré à la surface de la terre, lié au processus de refroidissement de la terre, depuis la masse en fusion des origines (on sait depuis, que la terre était solide lors de sa formation puis que secondairement elle s’est liquéfiée pour ensuite se solidifier ; seule une partie du noyau est encore liquide actuellement). Il trouve un âge de 20 millions d’années (au lieu de 4, 5 milliards)… en partant de l’observation, donc des mesures du dégagement de chaleur. Or, ces calculs supposent que la Terre ne contient pas une source perpétuelle de chaleur, mais que la chaleur libérée encore actuellement, provient uniquement de son refroidissement. La découverte de la radioactivité sonne le glas de son argumentation au début du XXe siècle : c’est une source perpétuelle de chaleur, du moins tant qu’il existera des atomes radioactifs… Ceci montre que l’on ne peut raisonner à partir des faits seulement, mais que l’on est tributaire des cadres conceptuels contemporains de son époque. " Le progrès de la science, écrit Stephen J. Gould qui était professeur de biologie et d’histoire des sciences à Harvard, ne procède pas uniquement de l’accumulation de données nouvelles : il exige des contextes et des cadres intellectuels nouveaux. Et d’où proviennent ces visions du monde fondamentalement neuves ? Elles ne surgissent pas seulement de l’observation pure et simple, mais de l’exercice de nouveaux modes de pensée. Et où les trouve-t-on, puisque les modes de pensée d’une époque ne contiennent pas les métaphores nécessaires à la suivante ?. Le vrai génie réside sans doute dans cette aptitude intangible à faire surgir de nouveaux modes de pensée d’un chaos apparent " (Le sourire du flamant rose, p 156-157).

Enfin en dernier exemple. Maupertuis, au XVIIIe siècle, cherche à comprendre comment se réalise l’ontogenèse. Les scientifiques grecs proposaient deux théories au problème du développement d’un embryon, et leurs successeurs du XVIIIe siècle étaient restés fidèles à ces catégories. Les préformationnistes pensaient que toutes les parties du corps étaient présentes dans le spermatozoïde ou dans l’ovule, donc que l’œuf contenait un individu futur structuré, préformé (un peu à la manière de poupées russes) ; les épigénéticiens, que ces parties se différenciaient à partir de quelque chose d’informe, et qu’elles apparaissaient donc au fur et à mesure du développement de l’embryon, mais ils ne connaissaient pas ce qui les faisait se différencier ainsi. Contrairement aux préformationnistes, les épigénéticiens ne pensaient donc pas que tous les organes préexistaient. Or, avec le développement du microscope et des techniques de préparation, on observa en effet des structures " informes " au départ, qui se différenciaient ensuite pour donner les différents organes de l’embryon… ce qui semblait donner raison aux épigénéticiens. Ils n’avaient cependant pas d’explications à la force qui permettait cette différenciation… et donc à la force qui permettait, à partir de structures informes qui pouvaient se ressembler au départ (car les embryons de vertébrés se ressemblent à certains stades), de donner des animaux de morphologie, d’anatomie différente d’une espèce à l’autre. Les préformationnistes rétorquaient donc que les structures préformées existaient mais que l’on n’avait pas inventé le microscope permettant de les voir !

Or, en fait, il y a du vrai dans chacune de ces conceptions, mais au XVIIIe siècle, on ne pouvait imaginer que des instructions codées, sous forme d’ADN, étaient ce quelque chose, contenu dans l’œuf, permettant aux structures de s’organiser ! (On montra au XIXe siècle que l’œuf était une cellule, et que donc s’organisaient ensuite des cellules à partir de la première. Il n’y avait pas formation d’un être organisé à partir d’une masse informe, mais à partir d’une structure déjà organisée : la cellule.) On n’avait pas inventé le piano mécanique et les programmes d’ordinateur ! Cette époque n’avait pas développé ce concept caractéristique de notre temps : les instructions codées, sous-jacentes à la complexité matérielle. Des observations seules ne pouvait naître la lumière !

Donc on demande aux élèves d’interpréter des faits, alors que le cadre ne leur a pas été donné : comment pourraient ils le faire, puisque de plus, l’interprétation dépend de ce cadre ? Ils vont donc raisonner avec leurs concepts, erronés sans doute. Cela peut conduire à une mémorisation d’erreurs…

Il faut donc les faire raisonner sans nul doute : il faut leur montrer qu’une science n’est pas une religion. En partant des faits, on élabore une théorie permettant de les expliquer. Cette théorie est réfutable si des faits nouveaux, des expériences nouvelles le nécessitent, ainsi que nous le rappelle Karl Popper : il faut alors changer de paradigmes. Il est donc indispensable de leur présenter les expériences qui corroborent ou infirment la théorie : mais cette théorie doit leur être présentée auparavant en général. On ne doit pas supposer qu’un élève a la science infuse et que le professeur des écoles ou le professeur, tel Socrate, est là pour la faire sortir !

Il ne faut pas être dogmatique et penser qu’une seule méthode est valable, quel que soit le professeur, quel que soit l’élève, quel que soit le domaine enseigné ou même, pour la même matière, quelle que soit la partie !Dans certains cas, il est possible de faire découvrir le cadre théorique qui permettra d’expliquer les faits ; dans d’autres, les plus nombreux, il faut leur donner le cadre et leur faire interpréter les expériences.

L’élève ne peut construire son savoir, et pas à partir d’observations seules. En quoi serait-ce plus motivant ? En a-t-il d’ailleurs envie ?

Florence Costa-Chopineau

07/2006